Second souffle, chapitre 1 (Les Cyclades)

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—  Ne pleure pas, c’est pour ton bien.
Cette phrase tourne en boucle dans ma tête. Je suis à Makronissos, dans les Cyclades, ligotée à une chaise. Plantée devant la baie vitrée qui donne sur la mer Égée, pieds et les poings liés. Faite prisonnière après avoir reçu un coup sur la tête. Mes larmes coulent sans discontinuer, comme un long torrent de boue, depuis des heures. Bâillonnée et ficelée par mon amie d’enfance, j’ai enduré la pire des tortures après qu’elle ait arraché le double-fond de la caissette que je trimbale avec moi sur toute la planète. Je cours, mais je ne fuis rien. Au contraire. Je suis à la recherche de David Thomas, un inconnu. Je ne l’ai jamais vu et pourtant, il est à l’origine de ma vie. C’est vrai qu’il ne m’a rien demandé. Je me suis mise seule dans ce pétrin. Mais c’était nécessaire. Enfin, je crois. Sur le moment, quand Gaby m’a posé la question fatidique, j’ai eu l’impression que sans cet homme à mon bras, je ne pourrai jamais dire oui. Et surtout que je le regretterais amèrement si je ne faisais rien. Alors j’ai pris mon courage à deux mains, et réservé un billet d’avion pour Miami.
Où est passée ma bravoure légendaire ? J’ai craqué bien avant le lever du jour, et c’est Clara qui se baigne dans la mer, sous le soleil qui est trop haut dans le ciel à mon goût. Car je ne fais rien. Je pleurniche, je m’apitoie. Mais je ne tente rien. Je suis à bout. Qu’est-ce qui m’a pris de jouer au détective ? Je mène une existence privilégiée avec Gaby. En général, et depuis l’adolescence, je me contente de le suivre. Pour une fois que je prends une initiative, je m’en mords les doigts. Si seulement ! Je ne les vois pas, mes doigts, et d’ailleurs je ne les sens même plus. Je les imagine violets et boudinés autour des liens. Et si on me les amputait ? Parce que je vais sortir d’ici, on va me délivrer et bien sûr, la question sera réglée. Personne ne me passera la bague au doigt puisque je n’en aurais plus. Je ferme les yeux, je me raccroche à lui. Au souvenir de la conversation qui a tout déclenché.
—  Veux-tu devenir mon femme ? me demande Gaby, les cheveux dans les yeux.
—  Marier toi, Tarzan ?
Faire la maline, dans les moments cruciaux, ça me connaît.
—  Ma femme, se corrige-t-il dans ma mémoire comme un élève appliqué pris en faute.
—  Bon, je t’aime, ça c’est sûr. Mais j’ai déjà du mal à être une femme. Juste une femme. Alors la femme de quelqu’un, imagine. Et puis nous sommes ensemble depuis toujours, depuis les premiers boutons, les premières clopes, les premiers jeans elastiss. Que veux-tu de plus ?
Son regard insistant me presse de trouver mieux. Á ce stade, je n’ai plus qu’à gagner du temps. Fuir non, mais mettre rapidement le doigt sur ce qui cloche, c’est essentiel. Alors je m’adosse dans mon authentique fauteuil en rotin Emmanuelle, un cadeau de Saint-Valentin. Je glisse lascivement mes petits pieds nus qu’il aime tant sous mes fesses et tout à coup, j’ai très envie d’admirer le chat. J’accroche mon regard sur la masse noire roulée en boule sur un coussin comme si c’était un animal en voie de disparition. Il étire ses pattes, se redresse et me fixe de ses yeux plissés. Méfiant. Gaby toussote. Bon d’accord, ma nonchalance ne trompe personne, même dans ce siège de film érotique. Me marier ? C’est banal. Nase, même. De mon côté, aucun intérêt à signaler. Électrocardiogramme plat. À croire que ce thème ne fait pas partie de ma banque de données. Par contre, Gaby m’inquiète. Il a l’air grave. Son front brille, je crois. Bizarre. Peut-être que sa demande mérite réflexion, en fin de compte. Gaby n’a rien de classique, ni sa personnalité ni son parcours. Par contre, il est d’un tempérament réfléchi. Un anglais pure souche, flegmatique. Donc, sa proposition a du sens à ses yeux, et si je refuse – même poliment, avant de me lancer dans un strip-tease diabolique – ça ne passera pas inaperçu. Non, je ne peux pas décliner à la va-vite. Il me faut un motif valable, une raison indiscutable, car je l’aime trop pour manquer d’honnêteté. Et puisque ça n’a aucune importance pour moi, pourquoi ne pas lui faire plaisir, accepter sans chipoter. Ça ne changera rien à ma vie, au bout du compte. Mais rien ne vient, je suis coincée. J’ai beau me creuser les méninges, je bute contre des murs, des phrases toutes faites qui sonnent creux. Pour m’embourber un peu plus, en fond musical, mon cœur me susurre que je l’aime profondément. Que ça n’a rien d’anodin. Plutôt m’engager dans l’armée que de vivre sans lui. Si je vais au bout de mon raisonnement, en écartant chaque voile qui me sépare de la lumière, je dois admettre que je me cache quelque chose. C’est à moi que je mens, en enfouissant mes excuses à deux balles sous une indifférence qui ne trompe même pas Gaspard qui gratte à la porte. La bête étouffe, elle veut sortir. Et pendant ce temps, Gaby, qui attend que j’ouvre la bouche, se décompose de seconde en seconde comme si mon silence le plongeait dans un bain d’acide.

La tête basse, Gaby va ouvrir la porte à Gaspard, qui déguerpit en bondissant dans le jardin comme si la maison était en feu. Il me tourne le dos, il va refermer la porte et me faire face d’un instant à l’autre. Je commence à avoir des fourmis dans les pieds. Le téléphone ne sonne jamais quand il faut. Je le cherche du regard, on ne sait jamais, la télépathie, ça peut marcher. Mais ce n’est pas mon portable que mes yeux trouvent, c’est ma tête dans le miroir. Elle est fixe, inerte même. Plus je me cherche dans cet ovale de cire, plus je me perds. Puis ses contours deviennent flous, ses couleurs bavent sur les meubles, les murs, les plantes. Il se met à vriller sur lui-même, à se mêler au décor comme un Bacon animé. Et brusquement, un étrange tourbillon m’aspire et me propulse dans un tunnel virtuel. Je déboule d’un siphon imaginaire pour me retrouver engoncée dans une énorme robe blanche qui ne laisse dépasser que le bout de mon nez. Par-dessus ma collerette, j’aperçois Gaby, au bout de la nef. Inaccessible. Il n’est pourtant pas si loin que ça. Rien qu’une ligne droite à franchir, me laisser guider par ses prunelles brillantes, passer entre les bancs. Le rejoindre. Mais je suis incapable de soulever le talon, de décoller mes orteils du sol. Je reste paralysée sur le seuil de l’édifice. Car à mon bras, c’est le néant. Personne pour m’accompagner. Pourtant, il y a tant de choses que je fais très bien toute seule – nager, respirer, prendre ma douche et manger, quand c’est nécessaire – mais là, impossible. Le vide, trop concret, tire sur mon bras droit et me fait pencher sur le côté. J’ai la sensation qu’un épouvantail est agrippé à mon épaule, qu’un costume inhabité tente de garder l’équilibre en s’accrochant à mon coude, qu’un pantin désarticulé, un robot à la batterie déchargée pèse sur mon bras. Un grand moment de solitude dans une église bondée. Gaby est musicien, et célèbre avec ça. J’ai tout vécu à ses côtés : des répétitions dans les caves à la vie de nomades dans les palaces du monde entier. Il a travaillé dur, a eu de la chance et atteint le sommet. Je suis sa muse, et vivre dans l’ombre me convient tout à fait. J’aime me laisser porter et profiter de l’instant sans me poser de questions ni prendre de décisions. Nous voyageons, nous dansons, nous nous amusons, toujours ensemble. Il y a fort à parier que le jour de notre mariage, nous aurons du mal à échapper aux curieux.
Tandis que je tente de soulever ma chaussure aussi lourde qu’une armure médiévale, d’entraîner avec moi ce poids mort comme on tire une charrette de lépreux, je sens des centaines d’yeux dégouliner le long des kilomètres de satin qui m’enveloppent. Les plumes de cette mer de chapeaux s’agitent, les nœuds papillons clignotent, les centaines de pupilles dilatées me brûlent, et je reste immobile. Planquée derrière mon voile, je m’agrippe désespérément à l’image de mon futur époux qui m’attend au bout. Il compte sur moi, se mord sûrement l’intérieur des joues. Je décolle enfin le talon du sol, avec l’impression qu’il est pris dans une flaque de chewing-gums fondus, et je tangue. Car malgré la foule, il n’y a aucun bras pour me guider. Je suis seule. Aucun des huit époux de ma mère ne peut occuper cette place essentielle. Elle collectionne les hommes comme j’amasse les Converse et pourtant, je suis restée fille unique. L’enfant seule qui porte le nom de jeune fille de sa mère.
Je n’ai jamais vu mon père. Je croyais m’être arrangée de son absence, que l’amour de Gaby faisait et ferait toujours de moi une femme heureuse mais la vérité s’impose : je suis bancale. Une table à trois pieds. Depuis toujours, je m’appuie sur mes amis, mes intimes, ma vraie famille comme je les appelle. Pourquoi flancher au moment où j’ai le plus besoin d’eux ? La mascarade a atteint sa date de péremption, on dirait. Je ne peux plus remplir ce vide en me voilant la face. Si j’aime Gaby, je lui dois d’être honnête. Pour lui, pour moi, j’ai besoin d’insérer un visage dans la case vide avant que le puzzle entier ne tombe en morceaux. Avant d’épouser mon homme, je dois affronter le fantôme originel. Juste le voir. Et si je n’y arrivais pas ? Et si ma quête m’éloignait de mon futur époux, en définitive ? Tant pis, je paierai l’addition. Je dois tenter ma chance. Je n’ai plus le choix.
—  Gaby, je veux bien, je crois, mais j’ai quelque chose à faire avant, dis-je en clignant des yeux, encore sous le choc de ce voyage imaginaire au pays du cauchemar social.
—  Et tu ne voudrais pas le faire après m’avoir dit oui ? demande-t-il d’une voix enfantine et adorable. Il respire, reprend des couleurs, se rapproche de moi. Je lui prends la main, je ne peux rien faire de mieux, je viens de recevoir une claque à la volée.
Je secoue la tête, désolée, la peur au ventre. Et si je le perdais à cause d’un homme qui n’a jamais voulu de moi ? Cet inconnu si précieux m’a déjà abandonnée une fois. Avant ma naissance. Vaut-il la peine que je risque de perdre mon compagnon de route pour seulement le rencontrer ? La question, j’en suis consciente, n’a rien de rationnel. C’est simple : sans lui, sans reconnaissance physique réciproque, je n’existe pas vraiment. Je ne peux pas continuer à faire semblant de mettre un pied devant l’autre.

23 avril 2019
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