Charles Tordjman / 61 + 1 aphorismes sur la parole au théâtre
Charles Tordjman dirige actuellement le théâtre de la Manufacture à Nancy

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Charles Tordjman et François Bon ont collaboré pour

Va savoir la vie, 1996, atelier d'écriture et spectacle avec des RMIstes de Nancy
Vie de Myriam C., 1998, Centre Dramatique National de Nancy et Théâtre de la Colline à Paris.
La douceur dans l'abîme, 1999, atelier d'écriture avec les sans-abri de Nancy.
Bruit, 2000, chantier de création, Théâtre Ouvert, Paris.
Quatre avec le mort, Comédie Française, 2001.

 

dernières mises en scène de Charles Tordjman pour le Centre Dramatique National de Nancy

Le Misanthrope, de Molière, 1997.
Le Syndrome de Gramsci, de Bernard Noël, avec Serge Maggiani, 1997.
Le bastringue, de Karl Valentin, avec entre autres Daniel Martin, Clotilde Mollet, Grégoire Oesterman, Philippe Frtun, JEan-Claude Leguay...
Et j'ai poussé le temps avec l'épaule
, textes de Marcel Proust, avec Serge Maggiani.
Oncle Vania
, Thékov, 2000-2001.

Charles Tordjman : 61 + 1 aphorismes sur la parole au théâtre

1
Prendre appui sur l'abandon.
2
Dire aux autres comme si c'était eux qui venaient de souffler le texte.
3
Ne pas montrer qu'on pense. Ne pas montrer qu'on a des moments de pensée.
4
Dire les textes avec comme un point d'interrogation dedans. Texte creusé par un dialogue fictif.
5
Une parole qui est enfermée, qui tourne en soi-même, et en même temps qui est adressée.
6
Une parole qui dit je et s'adresse à une autre qui dit je, et entre les deux il y a quand même un peu de tu.
7
Travailler sur l'incarnation, pour éviter de formaliser le texte en nous mettant en situation d'être plus intelligent que lui.
8
Si un autre écoute à notre place, trop, sur le plateau, il nous empêche nous, public, d'écouter.
9
L'enjeu de la scène, se voir. On a envie qu'ils se regardent, mais quand ils se voient c'est comme en aveugle. Puis il y a le regard.
10
Tu es là. Mais que tu ne sois pas tout de suite présente. Comment apparaître et disparaître, sans créer de rapports psychologiques.
11
J'ai des rêves de metteur en scène. Je vois le spectacle se passer. Il y a très peu de gens dans la salle, très peu de gens s'en vont, mais c'est un désastre. Pourtant, on continue. Je sais que les acteurs ont un rêve d'acteur: être nu sur scène, et être obligé de continuer quand même. Entrer dans ce sentiment, continuer quand même.
12
Choses qui se sont racontées physiquement. La possibilité de voir des choses sans rien voir.
13
Dire le texte comme si quelqu'un avait posé une question et qu'on réponde à cette question. Avoir l'attitude d'être questionnée, parce qu'il n'y a pas de réponse évidente, et qu'elle n'est pas dans ce qu'on dit, qui est pourtant comme un aveu, une audition, quelque chose qu'on découvre.
14
S'il y a dans le jeu une densité d'émotion forte, le rapport entre les personnages bascule parce qu'avant ils étaient séparés d'eux-mêmes et qu'ils sont en train de se rassembler.
15
S'il n'y a que parler, c'est la distance entre vous qui crée le drame.
16
Raisonnable et en même temps très déraisonnable, une logique effrayante et en même temps comique sans assumer le comique. Comment écouter et comment parler, comment se voir et ne pas se voir, comment donner la parole à l'autre, et que ce soit la communauté qui parle.
17
Une chaise, une autre chaise. Et la déplacer trois centimètres plus loin. Je peux passer des jours à faire ça. Des mois.
18
Une chaise, dès qu'on est dessus, est utilisée de façon trop technique. Trouver le moyen de s'asseoir dedans.
19
Ne pas jouer entre vous : qu'est-ce qu'il me raconte, il est fou. Mais l'aveu de l'un permet l'aveu de l'autre. C'est une visualisation de ce qu'on dit dans l'espace qui rejoint l'autre. On visualise ce qu'on dit à l'intérieur.
20
Raboter la tendance à donner trop de sens aux mots. Trop de sens à chaque mot, on pense le fil de l'histoire. Geler, ne pas être actif dans les mots. Que le récit.
21
On est pris dans la figure de quelqu'un qui a écrit et qu'on explose de l'intérieur. Il faudrait n'entendre que les mots.
22
Comme si, depuis une masse noire, les mots arrivaient tout constitués.
23
L'immobilité c'est toujours bon, pour les acteurs. Trouver les paliers, les anfractuosités. Où on met la main, où on met le pied.
24
Comme si autour des mots il y avait de la nuit, qu'autour des mots il y avait une réserve noire, et que les mots venaient en blanc. Qu'ils se révélaient en sortant, comme une photo.
25
Si tu restes naïf, tu ne contrôles pas la phrase à l'avance. Tu en es saisi.
26
Je peux m'accrocher sur toi parce que je pense : il a un mystère et il ne le sait pas. Quand cela se produit, il en est lui-même ébahi, pour lui c'est une merveille.
27
Au théâtre d'Ankara, les souffleurs sont derrière un mur, à l'arrière de la scène, et se déplacent avec les acteurs.
28
Sommé de dire tout. Amené à un endroit où on est contraint de dire tout. Il y a un endroit où il est difficile d'aller, mais si on y va on dit tout. Et on y va pourtant avec lucidité. Sade disait : " Dans les endroits terribles, on va le flambeau allumé. " C'est le contraire de quelqu'un qui dit quelque chose d'emmêlé. On s'explique avec soi-même.
29
Sans mettre une autre voix, marquer une structure. Faire suivre une chaîne. Injecter chaque fois comme une réponse.
30
Finales allongées avec une suspension dedans, savoir les couper dans la seule valeur des mots.
31
Un théâtre. Ça s'allume. Quelqu'un est là qui dit : " J'ai fait ça, et puis ça. " Et la lumière coupe. Aucun pathétique.
32
Varier de façon systématique les entrées. Il y a un moment où la place de la parole dans l'espace s'impose, alors c'est soi-même qu'on y accroche.
33
Dans chaque parole, atteindre le caractère particulier et singulier de celui ou celle qui parle. Et c'est cela aussi qui définit ce qui est dit exactement.
34
Penser à quelque chose de totalement fixe, et parler de cette fixité comme on décrirait un tableau, une peinture. Mais il y a eu un souffle, et ce souffle est parti, ou n'a pas suffi. On parle dans ce souffle, qui a traversé l'espace fixe.
35
Dans chaque parole, quelqu'un au bord de l'abîme, quelque chose au bord de se briser. Chercher où trouver la fragilité, pas forcément dans le texte même. Ce n'est pas cet abîme qu'on joue.
36
Ses paroles vont se déverser sur nous, et elle sait, l'actrice, que cela peut constituer un danger pour nous, en même temps elle nous retient et nous en préserve.
37
J'ai cela à vous dire. Je ne viens que pour le dire. Tout mon corps tient à cela. Si je ne le fais pas, quelque chose de la vérité se perd.
38
L'impatience de la nécessité.
39
Travailler sur le danger. Faire différence d'avec travailler sur la force.
40
Parler à un mur, d'abord tout près du mur, et petit à petit être pris d'une envie irrépressible de parler, d'un grand amour, d'un mouvement vers quelqu'un, même s'il n'y a rien à étreindre.
41
Toujours un côté terrien. Les débuts de récits induits par un geste qui pourrait nous déborder. Maladroit.
42
Comme quand on écrit sur un tableau et que la craie crisse. Venir dans la voix à cette frontière.
43
Le rectangle vide du plateau est l'image de la page du livre. Quand on y marche, on écrit sur la page ce que dit le texte. Hors cette limite, il n'y a pas de jeu.
44
Pas besoin de grand-chose, d'un cadre. Quand je sais l'espace où l'acteur joue, c'est un immense soulagement. Si l'espace est ouvert, j'ai le sentiment d'être perdu.
45
De toute volonté de mélodie, est-ce qu'elle n'est pas en trop.
46
Temps d'arrêt. Pas flottement. Je suis là, je vois ça.
47
L'espace de la scène ne nous encourage pas à nous penser sur la terre, on s'y oblige.
48
Remise des Molière, hier soir : " Et vive le théâââtre, la grande famille du théâââtre. " Huit rideaux rouges derrière, quand la bouche s'ouvre. Insupportable. Retrouver quelque chose de l'ordre de la nécessité.
49
Conscience du comique, à côté de la volonté de faire comique. Presque contre elle. Se servir de la sensation de découvrir le texte.
50
Le texte : pouvoir aussi se vautrer.
51
À l'intérieur de la vision, pouvoir accélérer ou stopper, pourtant sans posséder.
52
Ceux qui ne sont pas en jeu, immense écoute. Comment le groupe prend en charge l'histoire de Un.
53
J'aime bien marcher seul sur une scène, quand personne ne regarde. Une scène vide. Et chercher où ce serait le mieux pour parler. Bien loin avant les paroles.
54
J'aime bien l'idée que tout n'est pas parfaitement clair dans le jeu. Pourquoi, moi acteur, je suis là? Et peut-être pas de réponse.
55
Un brouillard. Tout très confus. Un mur. Ne nous parviennent que les voix.
56
Interrogation, et pourtant ne pas l'enfermer sur elle-même, jamais. Penser : cela nous inclut.
58
Les salles d'aujourd'hui sont rectangulaires, comme les salles de cinéma. Dans le théâtre à l'italienne, ou le théâtre antique, ou les théâtres de Syrie et du Liban, le choeur est à l'endroit qui fait lien entre les acteurs et la collectivité. Et les spectateurs se voient comme ils voient la scène. Ça se parle et ça nous parle. Ouvrir le lieu.
59
L'espace central. L'espace limite. Ce qui est de l'espace intermédiaire, s'en méfier. Que l'espace aussi raconte.
60
Une servante. Peu de lumière. Incertitude. Que ça se risque de s'arrêter.
61
Ce qui m'a d'abord attiré dans le théâtre, c'est l'aveuglement : être aveuglé.
62
Frères humains que sont les acteurs.

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