Charles Tordjman
: 61 + 1 aphorismes sur la parole au théâtre
1
Prendre appui sur l'abandon.
2
Dire aux autres comme si c'était eux qui venaient de souffler le
texte.
3
Ne pas montrer qu'on pense. Ne pas montrer qu'on a des moments de pensée.
4
Dire les textes avec comme un point d'interrogation dedans. Texte creusé
par un dialogue fictif.
5
Une parole qui est enfermée, qui tourne en soi-même, et en
même temps qui est adressée.
6
Une parole qui dit je et s'adresse à une autre qui dit je, et entre
les deux il y a quand même un peu de tu.
7
Travailler sur l'incarnation, pour éviter de formaliser le texte
en nous mettant en situation d'être plus intelligent que lui.
8
Si un autre écoute à notre place, trop, sur le plateau,
il nous empêche nous, public, d'écouter.
9
L'enjeu de la scène, se voir. On a envie qu'ils se regardent, mais
quand ils se voient c'est comme en aveugle. Puis il y a le regard.
10
Tu es là. Mais que tu ne sois pas tout de suite présente.
Comment apparaître et disparaître, sans créer de rapports
psychologiques.
11
J'ai des rêves de metteur en scène. Je vois le spectacle
se passer. Il y a très peu de gens dans la salle, très peu
de gens s'en vont, mais c'est un désastre. Pourtant, on continue.
Je sais que les acteurs ont un rêve d'acteur: être nu sur
scène, et être obligé de continuer quand même.
Entrer dans ce sentiment, continuer quand même.
12
Choses qui se sont racontées physiquement. La possibilité
de voir des choses sans rien voir.
13
Dire le texte comme si quelqu'un avait posé une question et qu'on
réponde à cette question. Avoir l'attitude d'être
questionnée, parce qu'il n'y a pas de réponse évidente,
et qu'elle n'est pas dans ce qu'on dit, qui est pourtant comme un aveu,
une audition, quelque chose qu'on découvre.
14
S'il y a dans le jeu une densité d'émotion forte, le rapport
entre les personnages bascule parce qu'avant ils étaient séparés
d'eux-mêmes et qu'ils sont en train de se rassembler.
15
S'il n'y a que parler, c'est la distance entre vous qui crée le
drame.
16
Raisonnable et en même temps très déraisonnable, une
logique effrayante et en même temps comique sans assumer le comique.
Comment écouter et comment parler, comment se voir et ne pas se
voir, comment donner la parole à l'autre, et que ce soit la communauté
qui parle.
17
Une chaise, une autre chaise. Et la déplacer trois centimètres
plus loin. Je peux passer des jours à faire ça. Des mois.
18
Une chaise, dès qu'on est dessus, est utilisée de façon
trop technique. Trouver le moyen de s'asseoir dedans.
19
Ne pas jouer entre vous : qu'est-ce qu'il me raconte, il est fou. Mais
l'aveu de l'un permet l'aveu de l'autre. C'est une visualisation de ce
qu'on dit dans l'espace qui rejoint l'autre. On visualise ce qu'on dit
à l'intérieur.
20
Raboter la tendance à donner trop de sens aux mots. Trop de sens
à chaque mot, on pense le fil de l'histoire. Geler, ne pas être
actif dans les mots. Que le récit.
21
On est pris dans la figure de quelqu'un qui a écrit et qu'on explose
de l'intérieur. Il faudrait n'entendre que les mots.
22
Comme si, depuis une masse noire, les mots arrivaient tout constitués.
23
L'immobilité c'est toujours bon, pour les acteurs. Trouver les
paliers, les anfractuosités. Où on met la main, où
on met le pied.
24
Comme si autour des mots il y avait de la nuit, qu'autour des mots il
y avait une réserve noire, et que les mots venaient en blanc. Qu'ils
se révélaient en sortant, comme une photo.
25
Si tu restes naïf, tu ne contrôles pas la phrase à l'avance.
Tu en es saisi.
26
Je peux m'accrocher sur toi parce que je pense : il a un mystère
et il ne le sait pas. Quand cela se produit, il en est lui-même
ébahi, pour lui c'est une merveille.
27
Au théâtre d'Ankara, les souffleurs sont derrière
un mur, à l'arrière de la scène, et se déplacent
avec les acteurs.
28
Sommé de dire tout. Amené à un endroit où
on est contraint de dire tout. Il y a un endroit où il est difficile
d'aller, mais si on y va on dit tout. Et on y va pourtant avec lucidité.
Sade disait : " Dans les endroits terribles, on va le flambeau allumé.
" C'est le contraire de quelqu'un qui dit quelque chose d'emmêlé.
On s'explique avec soi-même.
29
Sans mettre une autre voix, marquer une structure. Faire suivre une chaîne.
Injecter chaque fois comme une réponse.
30
Finales allongées avec une suspension dedans, savoir les couper
dans la seule valeur des mots.
31
Un théâtre. Ça s'allume. Quelqu'un est là qui
dit : " J'ai fait ça, et puis ça. " Et la lumière
coupe. Aucun pathétique.
32
Varier de façon systématique les entrées. Il y a
un moment où la place de la parole dans l'espace s'impose, alors
c'est soi-même qu'on y accroche.
33
Dans chaque parole, atteindre le caractère particulier et singulier
de celui ou celle qui parle. Et c'est cela aussi qui définit ce
qui est dit exactement.
34
Penser à quelque chose de totalement fixe, et parler de cette fixité
comme on décrirait un tableau, une peinture. Mais il y a eu un
souffle, et ce souffle est parti, ou n'a pas suffi. On parle dans ce souffle,
qui a traversé l'espace fixe.
35
Dans chaque parole, quelqu'un au bord de l'abîme, quelque chose
au bord de se briser. Chercher où trouver la fragilité,
pas forcément dans le texte même. Ce n'est pas cet abîme
qu'on joue.
36
Ses paroles vont se déverser sur nous, et elle sait, l'actrice,
que cela peut constituer un danger pour nous, en même temps elle
nous retient et nous en préserve.
37
J'ai cela à vous dire. Je ne viens que pour le dire. Tout mon corps
tient à cela. Si je ne le fais pas, quelque chose de la vérité
se perd.
38
L'impatience de la nécessité.
39
Travailler sur le danger. Faire différence d'avec travailler sur
la force.
40
Parler à un mur, d'abord tout près du mur, et petit à
petit être pris d'une envie irrépressible de parler, d'un
grand amour, d'un mouvement vers quelqu'un, même s'il n'y a rien
à étreindre.
41
Toujours un côté terrien. Les débuts de récits
induits par un geste qui pourrait nous déborder. Maladroit.
42
Comme quand on écrit sur un tableau et que la craie crisse. Venir
dans la voix à cette frontière.
43
Le rectangle vide du plateau est l'image de la page du livre. Quand on
y marche, on écrit sur la page ce que dit le texte. Hors cette
limite, il n'y a pas de jeu.
44
Pas besoin de grand-chose, d'un cadre. Quand je sais l'espace où
l'acteur joue, c'est un immense soulagement. Si l'espace est ouvert, j'ai
le sentiment d'être perdu.
45
De toute volonté de mélodie, est-ce qu'elle n'est pas en
trop.
46
Temps d'arrêt. Pas flottement. Je suis là, je vois ça.
47
L'espace de la scène ne nous encourage pas à nous penser
sur la terre, on s'y oblige.
48
Remise des Molière, hier soir : " Et vive le théâââtre,
la grande famille du théâââtre. " Huit rideaux
rouges derrière, quand la bouche s'ouvre. Insupportable. Retrouver
quelque chose de l'ordre de la nécessité.
49
Conscience du comique, à côté de la volonté
de faire comique. Presque contre elle. Se servir de la sensation de découvrir
le texte.
50
Le texte : pouvoir aussi se vautrer.
51
À l'intérieur de la vision, pouvoir accélérer
ou stopper, pourtant sans posséder.
52
Ceux qui ne sont pas en jeu, immense écoute. Comment le groupe
prend en charge l'histoire de Un.
53
J'aime bien marcher seul sur une scène, quand personne ne regarde.
Une scène vide. Et chercher où ce serait le mieux pour parler.
Bien loin avant les paroles.
54
J'aime bien l'idée que tout n'est pas parfaitement clair dans le
jeu. Pourquoi, moi acteur, je suis là? Et peut-être pas de
réponse.
55
Un brouillard. Tout très confus. Un mur. Ne nous parviennent que
les voix.
56
Interrogation, et pourtant ne pas l'enfermer sur elle-même, jamais.
Penser : cela nous inclut.
58
Les salles d'aujourd'hui sont rectangulaires, comme les salles de cinéma.
Dans le théâtre à l'italienne, ou le théâtre
antique, ou les théâtres de Syrie et du Liban, le choeur
est à l'endroit qui fait lien entre les acteurs et la collectivité.
Et les spectateurs se voient comme ils voient la scène. Ça
se parle et ça nous parle. Ouvrir le lieu.
59
L'espace central. L'espace limite. Ce qui est de l'espace intermédiaire,
s'en méfier. Que l'espace aussi raconte.
60
Une servante. Peu de lumière. Incertitude. Que ça se risque
de s'arrêter.
61
Ce qui m'a d'abord attiré dans le théâtre, c'est l'aveuglement
: être aveuglé.
62
Frères humains que sont les acteurs.
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