LE
LIVRE DU CHANTIER
1.
En prison, l’encadreuse, le voleur, et l’enclume.
L’encadreuse
Je voudrais que tu te méfies particulièrement du temps.
Le temps dés fois paraît long alors que tout va très
vite. Le temps, des fois, se perd en cours de route alors qu’il
mesure chacun de ses pas. Je serais toi, je m’arrangerai pour qu’il
nous paraisse bref au début, fulgurant au milieu, et majestueux
vers la fin. En restant concret, tu devrais pouvoir t’en sortir
avec un temps suspendu, et je te conseille de prendre exemple sur moi,
en frappant cette enclume dès que tu sens que tu dévies
de ta course et que le temps nous échappe. Je vais faire l’avocate
du diable, parce que ça me fait mal au cœur de voir des artistes
en herbe se perdre parce qu’ils ne prennent pas en compte la dure
réalité du monde. Je voudrais que tu te rendes compte que
tu as un atout majeur, une espèce de fantasme qui plane autour
de l’écrivain et de la prison. J’en suis intimement
persuadée, la réclusion peut inspirer de grandes œuvres,
forger des poètes tenaces, une table, une chaise, un peu de lumière,
et de remords. C’est difficile, tu sais, pour nous de faire admettre
que la réinsertion est possible, qu’on puisse abréger
de longues peines comme ça avec des gestes artistiques mais il
faut que tu sois prêt, et, permets-moi de te le dire, si tu n’es
pas prêt après ces huit années de réclusion,
tu ne seras jamais prêt. Considère-moi comme une oreille
attentive, un rebond à ton travail. Je te ferais des notes au fur
et à mesure, hein pas la peine de perdre trop de temps.
Le voleur
Le remords me fait imaginer bien des choses, me fait imaginer une foule
devant un banquet. Il y a un voleur présent à ce banquet.
Il vient d’être condamné, mais on ne l’a pas
emmené en prison, on l’a emmené à ce banquet.
Les hôtes l’encouragent à se servir. Le voleur hésite,
il flaire un piège, mais il se sert, il a faim. Un homme lance
le débat. Il dit qu’il trouve que la société
est bien indulgente envers le voleur. Le voleur répond que c’est
une histoire d’équilibre, qu’il ne faut qu’il
y en ait trop, de voleurs, mais que le choix se fait très jeune,
la première fois qu’on se fait prendre. Il y a une femme
qui dit que le voleur n’a pas le sens de la propriété,
et que c’est en cela qu’il gêne. Le voleur n’a
pas le sens de la propriété dans la mesure où rien
ne lui appartient vraiment, il a cette sagesse en lui. Il y a un policier
qui dit que si on laisse traîner une vitre cassée, le lendemain,
toutes les vitres seront cassées, alors il faut faire attention.
La tension monte entre les hommes et les femmes. La présence du
voleur fait monter une tension manifeste entre les hommes et les femmes.
Il y a beaucoup de vin à ce banquet mais de petites choses fluettes
à manger, ce qui ravive cette tension. Il y a une fille qui laisse
traîner son porte-monnaie sur la table, son homme lui dit range
ça s’il te plaît. Les hommes ont des chapeaux hauts
de forme, des favoris, des moustaches, et les femmes ont des robes à
panier alors que le voleur est habillé comme quelqu’un qui
sortirait de Fleury en … on est en quelle année déjà
?
L’encadreuse
Deux mille et des poussières.
L’encadreuse lui tend un marteau.
Le voleur
J’ai trouvé ma raison d’être grâce
au cambriolage. La présence dans l'espace vide, vide de gens, la
présence quelques minutes sur un canapé où quelqu'un
a dû faire l'amour, où les gens de maison ont certainement
dû faire l'amour, à contempler les étagères,
les livres, les tableaux, le silence.
Il frappe l’enclume.
Une seule rencontre en dix années de labeur, un accident.
Maximilienne. Dans une villa comme on en rêve, à la Cocteau,
à la Franju. Elle vivait là sans lumière. J’ai
eu peur. Je ne me trompe jamais dans mes repérages. Quand je sens
qu’une maison est vide, c’est qu’elle est vide, alors
je me suis dit que cette personne devait être vide, elle aussi,
ça arrive. Elle m’a rassurée. Elle m'a prise en charge.
Elle m'a raconté son histoire, lentement. Deux jours comme ça,
dans le noir, un moment suspendu et privilégié comme ça,
dans le noir, et à l'aube du deuxième jour, elle a été
emportée par une lumière trop violente. Les lustres et les
lampadaires se sont déchaînés à tout va, une
décharge électrique comme un règlement de compte
entre des pôles opposés. Les lumières n’ont
plus voulu s’éteindre après ça, elles sont
restées dans un état stationnaire, alors que la femme n’était
plus rien. Les policiers sont arrivés peu de temps après.
Ils ont pensé que je l’avais tué, ils n’ont
jamais trouvé le corps. Dans le doute, ils m’ont mis à
l’ombre. Je suis devenu rien, moi aussi, mais j'avais hérité
de son histoire. En huit ans, j’ai pu aligner quelques mots. C’est
étrange, mais son histoire s’est mélangé à
une autre, un livre qui traînait dans la bibliothèque dans
le rayon religion et sciences humaines. Une transcription en trois tomes
de 800 pages d’un vieux poème hindou. Ca, et des nouvelles
du dehors qu’on nous distillait de temps à autre. Je vous
demande humblement de considérer ce récit comme un casse.
Une association d’histoires qui videraient les lieux, pour se faire
de la place, se frayer un chemin. D’accepter, comme elle, une décharge.
J’ai du enlever des scènes violentes. Il y a des passages
comme ça, des décharges qu'on ne verra pas. Le prologue
avec Lesinge, où il pendait un ingénieur par les pieds,
et lui cassait les bras. Le métier de l’homme suspendu par
les pieds, c'était de concevoir des mines antipersonnelles à
fragmentation. Il avait conçu, rêvé, celle qui s'élève
dans les airs pour pulvériser tout ce qui se trouve dans un rayon
de 360 degrés. Il avait gagné beaucoup d'argent avec cette
mine, il l’avait baptisée sa " mine d’or ".
Lesinge lui cassait les bras, lui balançait son poing dans la gueule,
hurlait qu'il était contre la peine de mort, contre l'incarcération,
mais qu'il y avait certains individus qu'un cassage de gueule dans les
règles suffisait à remettre dans le droit chemin, qu’il
était bon de leur envoyer une onde de choc. Pendant ce temps, les
autres acteurs étaient assis en cercle et discutaient de la biographie
de leurs personnages, de la biosphère, de leur enfance, surtout
de leur enfance. Ils pouvaient dire il comme ils pouvaient dire je, au
choix, pour que ce soit clair que ces biographies n'étaient pas
là au service d’une psychologie individuelle, mais pour servir
une étude topographique d'un drame réalisé par un
groupe d'individus, un groupe pressé, concentré, comme surgissant
d’un entonnoir. Pour exprimer à quel point le je n'existe
plus. Je ne suis pas je. J’ai toléré, bouffé
trop de merdes ces dernières années pour mériter
l'appellation de je.
L’encadreuse
Calme le jeu. Défoule-toi, vas-y, frappe.
Le voleur frappe une dernière fois sur l’enclume.
Le voleur-
Cette discussion servait surtout à ne pas perdre de temps
avec des dialogues, enfin, disons des échanges corrompus par la
nécessité d’édifier une base pour la compréhension
de la trame de l’histoire, disons, mais du temps, je vais en perdre
encore moins en présentant les personnages moi-même, s’ils
veulent bien se donner la peine de se dévoiler.
Du mur apparaissent les personnages.
Maximilienne, la femme la plus riche du monde, baronne industrielle
de La Firme, une chaîne alimentaire. Elle ne s’est jamais
remarié depuis le départ et la mort dans la foulée
de son mari, et à l’heure qu’il est, c’est-à-dire
un peu après Noël, elle essaye de déchiffrer son nouveau
compagnon de jeu, qui lui a été conçu par son gendre,
pour palier à sa solitude, due en partie à sa force de caractère.
Ce compagnon est une boîte noire, une sorte de carnet intime intuitif
qui emmagasine ses sentiments et les trie comme une immense banque de
données.
Maximilienne-
Ce n’est pas aussi simple que cela, cette boîte
parle aussi. Elle parle à cœur ouvert, elle a une âme,
non seulement elle écoute, mais elle analyse, elle répond,
elle est comme une mémoire vive, une conscience projetée.
Le voleur-
Sa fille, Cynthia, une chanteuse new age de renommée,
je ne sais pas si ce terme lui convient…
Cynthia-
Pas du tout.
Le voleur-
Très jolie, elle prend des cours de chant chez Jatayou,
la Femme Oiseau, qui survole le monde en quête d'ondes qui ne sont
pas des ondes de chocs. Amar, le mari de Cynthia, inventeur prodigieux,
expert en intelligence artificielle. Homme de bien, qui veut devenir force
du bien, ce qui n'est pas la même chose. Lesinge, énergumène
intemporel...
Lesinge-
Tu peux bien dire ce que tu veux, si je participe à ce
projet, c’est parce que j’ai envie qu’on se souvienne
de moi pour mes actes, que quelqu’un de très intelligent
analyse mes actes, et écrive une thèse dessus, oui, pourquoi
pas. Excusez-moi, mais il me semble que c’est bien l’endroit
pour ça, c’est bien ce que tu nous as dit, voilà,
je voulais juste mettre ça au clair avant de commencer, c’est
tout.
Le voleur-
Enfin il y a l'échangeur, un révolutionnaire exilé
dans une forêt d’un lointain pays. Ces descriptions sont insuffisantes
au possible, et c’est à eux maintenant de prendre la parole
de manière un peu plus conséquente.
Amar-
C’est difficile, il est un peu tôt, je trouve. Je
me prépare à vivre un état de crise, de réconciliation,
et cet état m’intéresse plus que ce qui précède,
mais voici quand même, en partie, ce qui précède.
Je suis né en Palestine, sans parents, mais avec un frère
aîné. Avec lui, j’allais jouer sur une colline et un
jour, il s’est endormi. Son sang était devenu froid à
cause d’une arme chimique qui traînait dans l’air du
temps, il ne s’est pas réveillé. J’ai été
recueilli par quelqu’un qui travaillait pour l’administration
Carter qui ne m’a pas élevé longtemps, son enthousiasme
s’est quelque peu estompé. Je n’ai pas à me
plaindre, il a compensé. Ce quelqu’un travaillait sur l’idée
de compensation, c’était son métier. J’ai pu
fréquenter des écoles très chères, je suis
devenu un expert intelligence artificielle, et un chasseur de têtes
m’a recruté pour LA FIRME, qui payait encore mieux que le
Pentagone. C’est là que j’ai rencontré Cynthia,
l’amour de ma vie, qui se trouve être la fille de la patronne,
il s’agit là d’un hasard. Ce sera tout pour mes précédents,
beaucoup de travail, peu d’événements. Je milite contre
le travail des enfants, mais Lesinge se fout de moi et me dit que la prostitution
enfantine augmente là où on essaye de l’interdire.
Il me sape le moral. C’est une technique bien à lui, dévaloriser
les efforts des uns et des autres pour justifier son inanité.
Maximillienne
C'est difficile de perdre ses enfants. Ce monde est une forêt
hantée, profonde, luisante, nos enfants y disparaissent. Mon fils
est mort d'une overdose quand il avait dix-sept ans. C'est de ma faute,
je lui donnais trop d’argent de poche. Il faisait semblant d'être
poète. Il s'enfermait dans sa chambre pour écrire. Les quelques
nouvelles que j'ai pu lire de lui étaient affligeantes. Des histoires
d'hommes volants, de gnomes sorciers, de pétasses invincibles,
mais son esprit ? Qu'est-il arrivé à son esprit ? À
son âme, à sa brillance ? Il a recruté ce qu'il y
a de plus sinistre dans le marché du divertissement, il en a fait
ses dieux, et de son corps, un temple. Il a fait semblant d'avoir du plaisir,
de jubiler de sa déchéance morale, alors qu'il souffrait
horriblement, cela sautait aux yeux. Tout cela, c’est de la faute
à la culture populaire. Nous n'aurions jamais dû laisser
la culture aux mains du peuple. C'est un désastre, les idéaux
qui circulent dans la culture populaire, un désastre. C'est la
culture populaire et la drogue de synthèse qui ont tué mon
enfant. Qui l’ont rendu bête à manger du foin. J’ai
mis des années avant de l'admettre, maintenant, c'est fait. Je
ne vous en parle qu’en tant que contre-exemple de ma fille, que
je suis en train de perdre aussi, ma fille qui est un astre, une comète,
un phare, qui gagne sa vie avec son art depuis longtemps déjà,
elle ...
Cynthia
Une chanson, c’est une histoire de fidélité,
c’est un point de rencontre entre un moment et l’éternité.
Les artistes passent leur vie à abandonner, à s’abandonner,
pour se perdre dans un ailleurs, c’est terrible pour eux, ils n’ont
nulle part où aller. Un chanteur, il a sa terre, il a ce moment
à faire vivre, à retraverser. Toute petite, j’ai vu
un chanteur répéter sa chanson trois, quatre fois et cela
pouvait durer encore et encore et c’est ça que je cherche,
c’est le encore et le encore. J’ai vite compris que tout se
jette, que la vie part en fumée, mais que la chanson reste.
Maximilienne
Elle chante ce qu’elle veut. Je n’ai jamais eu besoin
de censurer quoique ce soit. C’est cela qui est formidable avec
l’argent, il ne laisse rien passer, rien de ce qui pourrait remettre
en cause sa suprématie, et encore je lui prête un sentiment
pervers, alors que l’argent ne frappe que des accords majeurs. Il
s’occupe de tout en n’ayant à s’occuper de rien.
J’envie parfois ma fille. Petite, déjà, j’avais
envie de la manger. L’appétit est un sentiment dans la mesure
où il peut vous entraîner aux extrêmes limites du dépassement
de soi. Je ne suis pas d’accord avec mon analyste, il n’y
a rien de sexuel là-dessous. J’ai pourtant de quoi devenir
anorexique. La première fois que j’ai vu pourrir une montagne
de fruits à cause d’une grève, je me suis jurée
" plus jamais, plus jamais je ne m’évanouirais devant
mes employés. " Ma fille chante devant des salles pleines,
le timbre de sa voix est charpenté, c’est comme cela qu’on
la définit, qu’on la reconnaît. De la beauté,
il y en a un peu partout, alors qu’une charpente... Ma fille a été
éduquée avec des notions relatives parce que d’après
moi, elles contiennent une valeur nutritive en soi. Nous essayons de vivre
en paix avec ces notions relatives parce que nous savons à l’heure
qu’il est que c’est dans l’ordre naturel des choses.
L’homme n’est heureux que quand il vit dans l’ordre
naturel des choses, c’est-à-dire avec une hiérarchie
pyramidale. Il n’y a rien de romantique dans le désordre,
qu’on se le dise une bonne fois pour toutes.
Les personnages disparaissent.
L’encadreuse
Oui. Fais attention quand même à ce qu’on
entraperçoive une différence dans leur façon de parler,
de communiquer entre eux. En me promenant dans les couloirs du centre
de détention, je suis souvent frappée par la ressemblance
entre certains détenus, au niveau des mains et du regard, surtout,
et je me suis dit que ça avait sans doute à voir avec la
lumière. Fais attention à ça, fais attention à
la lumière. Je te dis ça de peur que tu te retrouves devant
un monde plat et uniforme.
Le voleur-
La différence, c’est une ombre portée, c’est
là qu’elle se discerne, alors tant pis si du coup on a du
mal à l’inscrire, la figer dans une mémoire. On ne
choisit pas entre le soleil et le néon. La différence, c’est
un peu comme le sang, c’est une couleur que l’on ne retient
pas. L’indifférence, par contre, on la retient tous les jours.
Nous avons beau tenter de structurer un tant soit peu, il y a des rencontres,
des échanges qui nous échappent, des messages glissés
comme des écoliers glissent des messages sous leurs tables. L'histoire
va maintenant suivre bêtement son cours, parce qu'il y a toujours
un moment où l'histoire suit bêtement son cours d’histoire.
Je te propose, si tu le veux bien, de vivre ça de l’intérieur,
de pénétrer dans mon livre vivant. De faire comme moi, de
jouer des personnages secondaires en enfilant par moments des panoplies,
t’en sens-tu capable ?
L’encadreuse
Il en est hors de question, je n’ai reçu aucune
formation pour ça.
Le voleur
Je vais te confier un secret comme ça, dans le creux
de l’oreille, qui va te faire gagner du temps, et qui tient en un
seul mot. Écoute.
2.
Dans la villa, Amar, suivi de près par Lesinge.
Amar-
J’ai des sursauts parfois de sueurs froides, quand je pense que
je pourrai rester dans ce manoir autour d’un cercle d’amis,
et me dire que tout ne va pas si mal que ça, finalement, quand
on aime l’art ou plutôt l’artisanat bien fait, qu’on
collectionne les objets anciens, qu’on les regarde sur les étagères
en regrettant le temps de la tradition, de la danse, de l’art de
la table, du temps partagé, et en se disant finalement, quand je
regarde de plus près mon entourage immédiat, où vaguement
lointain, tout ne va pas si mal finalement. Tu es là, Lesinge ?
Ce matin, j’ai vécu un traumatisme, tu as un moment ? Ce
matin, j’ai fait un tour avec ma Lamborghini 48 soupapes, la vitesse
me fait réfléchir à d’autres choses qu’à
mon travail. J’ai pris les quais, tu ajoutes de l’eau à
la vitesse, tu réfléchis encore mieux, et j’ai vu
quelque chose sur la route devant moi, un reflet. Juste avant de heurter
ce reflet, j’ai vu ce que c’était. Je n’ai pas
eu le temps de freiner. C’était un couple d’oiseaux
en train de faire l’amour, des mésanges. Je ne me suis pas
arrêté tout de suite, je me suis arrêté plus
loin à l’ombre des anciennes usines. J’ai pensé
à ces oiseaux, et je ne me suis pas senti coupable. J’ai
pensé que la vie, chaque moment de la vie, se devait de prendre
forme, qu’une idée ne pouvait pas être une idée
tant qu’elle n’avait pas pris une forme, mais pas n’importe
quoi non plus comme forme. J’ai pensé qu’elle devait
évoluer sous la forme d’une caresse, ou d’un geste,
pendant l’acte d’amour. Je pense que c’est la seule
manière de venger ces oiseaux, même si c’est moi qui
les ai écrasés, parce que l’acte d’amour, c’est
un acte inouï, et on voudrait le banaliser pour que tout le monde
s’y sente à l’aise, alors qu’il ne faut pas s’y
sentir à l’aise. On y est toujours à ça de
la mort, si on n'était pas à ça de la mort, ces oiseaux
seraient encore en vie. Et va savoir ce que c’est exactement qu’une
idée. Je dis ça parce qu’en ce moment je pense beaucoup
parce que je m’en veux beaucoup, mais cela n’a rien à
voir avec des idées, ça. Tu m’entends, Lesinge ? Si
tu t’en veux parce que tu as passé trop de temps à
te coller devant un catalogue pour comparer les prix, si tu as laissé
le discours commercial entrer quelque part, le discours du “et moi
dans tout ça”, où tu es comme le dernier des connards
à te demander “combien ça coûte, mais si je
fais le calcul, ça coûte moins que si ça coûte,
parce que ça coûte de toute manière”, eh bien,
ce n’est pas la peine d’en faire un geste pendant l’acte
d’amour parce que ce n’est pas une idée, c’est
un réflexe. Le seul moyen d’y échapper, je viens de
le trouver là, ce matin, c’est de faire naître une
idée et de la glorifier pendant l’acte d’amour, qui
est au centre, tu es d’accord avec moi, qui est au centre, et qu’il
faut être bien con pour banaliser. Je me dis quand même, non,
ces oiseaux ne sont pas morts en vain.
Lesinge-
Quand j’entends quelqu’un dramatiser, tu sais, je
m’assieds en tailleur et je pense à autre chose, c’est
dans ma nature. Je ne pense pas que la mort soit présente derrière
l’acte d’amour. Je pense que tu as écrasé ces
oiseaux parce que tu roulais trop vite, et que si tu roulais à
vélo ou en rollers, tu réfléchirais aussi bien, et
tu verrais mieux de quoi il s’agit réellement, tu verrais
mieux le terrain de jeu qui s’offre à toi. C’est comme
ça que les urbanistes ont conçu la chose et c’est
comme ça que je l’ai toujours vue, un terrain de jeu initiatique,
avec des états de chocs et des épiphanies gérées
par des paramètres ultra ludiques. C’est sûr que si
tu prends la voie express, les états de chocs ne sont pas salutaires
du tout. Mais de la tour au parvis, de l’espace vert au périphérique,
toutes ces lignes, toutes ces courbes forment un terrain de jeu. Dramatico-ludique,
pur régal pour le joueur impénitent que je suis, pur régal.
Amar-
Ça me fait bizarre de te voir déguisé en
truand.
Lesinge-
C’est le même costume que j’ai mis à
ton mariage, le même, mais là tu ne m’as pas traité
de truand, tu m’as traité de témoin. Je ne sais pas
pourquoi j’ai signé ce contrat avec ta belle-mère,
les mauvaises raisons ne sont pas forcément celles que l’on
croit, Dieu merci, je ne suis pas à court d’idées,
même si tu as cherché à me rabaisser tout à
l’heure, si, si, je t’ai bien entendu traiter mes idées
de muscles. Si tu te sens atrophié par la société
de consommation, tu devrais me suivre dans une de mes campagnes de paysagiste
ludico-commercial, tu y trouverais ton compte, tu pourrais venger autre
chose que des oiseaux. Cette année, j’ai passé mon
temps dans les maisons-mères, je m’y suis bien régalé.
Au centre commercial, tu peux y passer ta vie, mais si tu ne te disperses
pas trop, tu y puises les meilleurs cas de figure traumatico-ludiques.
Avant d’observer la faune en survêtement ou en " City
habille les femmes nues ", observe la petite enfance, en règle
général, c’est par elle qu’il faut commencer.
Emmagasine un peu la violence, l’ultra violence que subissent au
quotidien les petits cœurs emmitouflés. Tu as déjà
entendu les menaces, les interminables menaces perpétrées
sur ces petits cœurs bouts de choux bouts de choux ? En une journée,
dans un centre commercial, il doit se proférer plus de menaces
verbales qu’en une année de nations unies. Petites menaces
ascensionnelles de merde. " Pose ça sinon je t’en colle
une” qui devient “Attention, je vais t’en coller une”
qui devient “C’EST LA DERNIERE FOIS JE VAIS VRAIMENT T’EN
COLLER UNE” tout ça pour effectivement en coller une au petit
cœur sans défense qui se met à hurler et à concevoir
des plans de vengeances sur une très longue durée. Eh bien,
ce que j’ai trouvé comme parade, c’est un message subliminal
qu’on a dillué dans la musique de merde qu’on entend
partout dans ces endroits où on pousse un caddie, un message subliminal
qui a pour effet de retourner la violence contre celui qui la profère.
J’ai eu le plaisir inouï de voir des gens, toutes classes confondues,
se mettre des claques pendant que les petits cœurs remplissaient
paisiblement le caddie. C’est comme ça qu’on a vendu
le truc aux gérants. Et en les faisant baver sur les bénéfices
que pourrait générer un chemin de croix à travers
les rayons, avec des étapes d’auto-flagellation, et de génuflexion
pour attirer l’attention sur les articles dans les rayons du bas.
On a appelé ça du mercantilisme compassionnel. Le problème,
c’est que les petits cœurs ont commencé à se
mettre des beignes aussi, et ça je ne m’y attendais pas du
tout. Mais on travaille vite, tu sais, c’est fulgurant le nombre
de projets comme ça qu’on a dans l’année. Avec
les firmes américaines, on se régale parce qu’ils
n’ont aucun sens de l’humour. C’est comme ça
qu’ils justifient leurs chiffres. Qu’est-ce qu’on a
pu rigoler, avec les Macdos. On a encore travaillé avec la petite
enfance, mais avec plus de moyens, j’ai eu un sponsor, un concurrent.
C’est rare les sponsor, mais quand ça tombe, c’est
le top. On a pu recruter des magiciens, des anciens magiciens du bloc
de l’Est, des gens très performants. Le but, c’était
de faire croire aux petits cœurs que les Macdos étaient une
pure illusion dérivée de la mythologie urbaine, que Ronald
MacDonald était une légende comme Robin des Bois, sauf que
Ronald volait aux pauvres pour donner aux riches. On s’est vite
aperçu que cela ne pouvait pas marcher pour tous les petits cœurs,
qu’il fallait en sélectionner quelques-uns et mettre le paquet.
On a pensé que s’il y en avait au moins un sur dix qui était
persuadé de la non-existence des Macdos, il aurait une certaine
influence. À la longue, d’autres suivraient. Il aurait du
mal à s’intégrer à l’école, ah
ça, il y aurait forcément des bastons dans la cour “
CA EXISTE ! NON, JE TE DIS QUE CA N’EXISTE PAS” mais petit
à petit, on a eu des résultats probants. Il a fallu qu’on
arrête à cause des ticheurtes slogans avec un M et mirage
écrit en dessous, on a eu un procès.
Amar-
On ? Qui ça on ?
Lesinge-
C’est une mauvaise habitude. Dès que je m’emballe,
je dis on alors que je suis tout seul à faire le pitre. Pour bien
faire le pitre , il faut s’investir beaucoup, alors parfois, je
me retrouve à plusieurs. Il faut s’investir, tu sais, sinon,
ce qu’on vit, c’est très chiant. Je te souhaite une
bonne nuit.
Amar-
Il a raison d’être sincère. Dans un premier
temps, ce qui compte, c’est la sincérité, mais pas
une sincérité tiède, pas une sincérité
sous forme de révision en neuf points, avec vidange, tout juste
bonne à polluer la nappe phréatique. Ce qui compte, c’est
une sincérité qui avance, qui va chercher là où
tout le monde a peur d’aller. Moi je me contente toujours de la
vidange. Toute la sainte journée je me vidange. À l’intérieur,
tout est bien huilé. Je ne sais pas d’où elle vient
cette huile, mais elle est bien là. La machine tourne à
vide, avidement à vide, et l’huile jaillit encore et encore.
Il suffit pourtant de se pencher un peu sur les chiffres pour que l’huile
devienne rance. Qu’est-ce qui vit encore en moi qui m’empêche
de faire ne serait-ce qu’une proposition décente de ma journée
? Quelqu’un sans moyen, je ne dis pas, qu’est-ce qu’il
peut faire à part gueuler bêtement saccager, se faire avoir,
mais quelqu’un comme moi, qui a les moyens, qui ne pense pas forcément
au chiffre, qui regarde l’argent, surtout l’argent qui dépasse
une certaine limite, et lui dit " et alors ? Qu’est-ce que
tu peux faire pour moi, maintenant, pas grand-chose finalement ? "
C’est quand je plonge dans cet abîme que les monstres m’apparaissent.
Ce sont des monstres qui génèrent cette sale huile qui ne
fait avancer que dans un sens étriqué, égoïste,
et anthropophage. Ne serait-il pas sage d’abréger leurs souffrances
et celles qu’ils engendrent, d’en tuer une bonne centaine
histoire de se mettre en train. Je me sens un peu seul à penser
comme ça, je parlerai bien comme ça avec Cynthia, mais elle
vit dans un monde. C’est un paradis le monde dans lequel elle vit,
c’est un peu égoïste de ma part, mais je suis sûr
que si je lui en parlais, je perdrais mon jardin d’Eden.
La voix de l’échangeur retentit.
L’échangeur-
Ici l’échangeur, Automne 2001. Mon perroquet chante
du Mozart, je vomis depuis ce matin. Je ne comprends pas ce que je fous
avec le mal de mer au beau milieu de la jungle. Quand on se sent naviguer,
c’est qu’on traverse une période initiatique fondamentale
de sa vie. Ou alors qu’on passe trop de temps devant la mappemonde.
J’aime m’attarder sur la France, parce qu’il paraît
qu’on peut boire ou manger chaque village, c’est peut-être
un cliché, mais nous, nos bleds, on ne les mange pas, à
la limite, on les prie. Il y a un petit village qui me fascine, qui s’appelle
Poussière-sur-Cendres, il existe vraiment ? Quand l’éclipse
totale du soleil est arrivée chez nous, il y a eu des morts, les
curieux s’y sont brûlé les rétines. Chez nous,
le Soleil est très important, pour les indiens convertis, le Christ
est mort et Il est devenu le Soleil. Vous avez traversé une éclipse,
récemment, ou plutôt une éclipse vous a traversés,
et il en a été autrement, il n’y a pas eu de dégât,
et vous m’en voyez réjoui. Toutefois, je trouve cela symbolique,
et voici pourquoi. Manifestement, un certain budget est alloué
à votre protection sociale et paramédicale, et ces gens
qui vous encadrent se sont blindés, fort de notre expérience,
en vous prévenant que c'était dangereux de regarder une
éclipse, qu'il fallait se munir de petites lunettes disponibles
en pharmacie. Trois jours avant l’éclipse, c'était
l'émeute, il n’y avait pas assez de lunettes pour tout le
monde. Des êtres humains appartenant à une civilisation en
pleine expansion se battaient comme des chiffonniers pour avoir des lunettes
en cartons. C'était comme si le soleil s'était donné
rendez vous avec la lune à l'aube de l'an 2000 pour prévenir
que de là où ils se perchaient, de tout là-haut,
où ils tournoyaient comme Francesca et Bruno, ils avaient une bonne
vue d'ensemble, qu'ils avaient bien vu qu'il n'y en aurait pas assez pour
tout le monde. Sinon tout va bien. J’ai du mal à me reposer,
la brousse, la jungle, les bottes, les rations, les cafards, les moustiques,
mais j’assume, j’assume. Ma pensée est pure, elle rêve
de liberté, et je fais corps avec. C’est monstrueux de rester
libre. Monstrueux de se faire pénétrer tous les soirs par
les étoiles qui percent la canopée de ces arbres qui sont
devenus mon ultime refuge, arbres qui tiennent encore debout, arbres qui
ont encore toutes leurs racines. Arbres défendus vaillamment par
une poignée d’indiens qui voient la chose différemment,
voient en cette forêt la source de la vie. Je me demande si on m’écoute
encore. Changeons de réseau.
On entend le bruit familier de l’océan informatisé,
et l’on voit apparaître projeté en sur titrage :
Est-ce qu’il y a encore quelqu’un quelque part dans
cet océan informatisé qui suit un tant soit peu mes activités
? Parce que j’ai l’impression qu’on a beaucoup parlé
de moi et de mes idées, et qu’on me délaisse un tant
soi peu.
:-(
P.S. Ce n’est pas pour moi, c’est pour mes idées.
:-)
Toujours en sur titrage.
Amar-
Je m’appelle Amar, j’habite à l’autre
bout du monde, et j’ai ici un des serveurs les plus performants
de la planète. Grâce aux nouveaux logiciels qui ont été
développés par ma firme, j’ai de quoi infiltrer toutes
les modes de transactions monétaires possibles et imaginables.
Je te propose de prendre une dîme sur les transactions monétaires
internationales à courte durée. Non seulement ça
va calmer la spéculation hâtive, mais, avec les bénéfices,
on pourrait créer un front économique indépendant
et s’en servir pour se débarrasser des monstres qui polluent
la planète.
Est-ce que tu es toujours en ligne ?
:-)
Je m’appelle Amar et j’ai envie de changer le monde, d’être
un héros des temps modernes, et je pense qu’il faut bien
commencer quelque part.
:-)))
Si cela ne te dérange pas, je passe en mode de visio-conférence.
Les visages apparaissent sur la projection, l’échangeur
est masqué, on entend les voix, maintenant.
L’échangeur-
Ce que tu veux faire a un nom, tu sais, c’est la taxe
Tobin. Puisqu’il te suffit d’appuyer sur un bouton, vas-y,
fais le, je suis curieux de l’effet que cela va produire.
Amar-
C’est parti.
Un chiffre en dollars part de zéro et prend rapidement des dimensions
astronomiques.
L’échangeur-
Impressionnant, mais je vois ici sur ta visioconférence
que tu fumes des cigarettes fabriquées aux Etats-Unis, et que tu
portes une chemise sous-traitée en Indonésie.
Amar-
Je te demande pardon.
L’échangeur-.
Ecoute-moi, jeune occidental sympathique en mal de. Si tu as
d’autres idées pratiques comme celle-là, vas-y, ne
t’en prive pas, mais permets-moi de te donner un conseil, ne te
lance jamais dans la macro politique. C’est comme la natation, on
sait, ou on ne sait pas, toi, tu ne sais pas. En échange, je vois
que tu traverses une crise d’identité carabinée. Tu
as raison de la traverser, c’est une belle femme. Je pense qu’on
a qu’une vie et qu’il faut se soucier de son âme. Si
tu veux vivre un raz-de-marée, enveloppe-toi d’un bouclier
et vis, vis, nom de Dieu.
Amar-
Mais par où commencer ?
L’échangeur-
Vomis tout ce qu’il y a de mauvais en toi. Vomis, c’est
par là qu’il faut commencer. Parfois, on doit vomir pendant
quarante-huit heures avant de venir à bout du mauvais. Parfois,
cela prend du temps. Il faut savoir le prendre, alors, évacue,
mon ami.
Lesinge apparaît, discrètement.
Amar-
Je n’ai pas envie de vomir. J’ai déjà
vomi la semaine dernière, mais ce qu’il y a de mauvais en
moi est resté. En ce moment j’ai plutôt envie de pleurer.
L’échangeur-
Alors pleure, le mal s’évacue aussi par les larmes.
Pleure, ami. Et débarrasse-toi de ce lourd fardeau que représente
la gestion de cette masse d’argent. Verse la plutôt sur le
compte de mon association. Ne t’inquiète pas, ami, si mes
intentions n’étaient pas sincère, il y a longtemps
que ça se saurait.
Les chiffres sur l’écran grimpent, grimpent. Il y a une brève
interférence et on peut lire.
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