Gérard Watkins / Dans la forêt lointaine

extrait (les 3 premières scènes) d'une pièce encore inédite de Gérard Watkins - auteur et acteur, Gérard Watkins a travaillé en particulier avec Claude Régy et Jean-Luc Martinelli

Gérard Watkins joue cet automne avec Isabelle Huppert dans 4.48 Psychose de Sarah Kane, mise en scène Claude Régy

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LE LIVRE DU CHANTIER

1.
En prison, l’encadreuse, le voleur, et l’enclume.

L’encadreuse
Je voudrais que tu te méfies particulièrement du temps. Le temps dés fois paraît long alors que tout va très vite. Le temps, des fois, se perd en cours de route alors qu’il mesure chacun de ses pas. Je serais toi, je m’arrangerai pour qu’il nous paraisse bref au début, fulgurant au milieu, et majestueux vers la fin. En restant concret, tu devrais pouvoir t’en sortir avec un temps suspendu, et je te conseille de prendre exemple sur moi, en frappant cette enclume dès que tu sens que tu dévies de ta course et que le temps nous échappe. Je vais faire l’avocate du diable, parce que ça me fait mal au cœur de voir des artistes en herbe se perdre parce qu’ils ne prennent pas en compte la dure réalité du monde. Je voudrais que tu te rendes compte que tu as un atout majeur, une espèce de fantasme qui plane autour de l’écrivain et de la prison. J’en suis intimement persuadée, la réclusion peut inspirer de grandes œuvres, forger des poètes tenaces, une table, une chaise, un peu de lumière, et de remords. C’est difficile, tu sais, pour nous de faire admettre que la réinsertion est possible, qu’on puisse abréger de longues peines comme ça avec des gestes artistiques mais il faut que tu sois prêt, et, permets-moi de te le dire, si tu n’es pas prêt après ces huit années de réclusion, tu ne seras jamais prêt. Considère-moi comme une oreille attentive, un rebond à ton travail. Je te ferais des notes au fur et à mesure, hein pas la peine de perdre trop de temps.

Le voleur
Le remords me fait imaginer bien des choses, me fait imaginer une foule devant un banquet. Il y a un voleur présent à ce banquet. Il vient d’être condamné, mais on ne l’a pas emmené en prison, on l’a emmené à ce banquet. Les hôtes l’encouragent à se servir. Le voleur hésite, il flaire un piège, mais il se sert, il a faim. Un homme lance le débat. Il dit qu’il trouve que la société est bien indulgente envers le voleur. Le voleur répond que c’est une histoire d’équilibre, qu’il ne faut qu’il y en ait trop, de voleurs, mais que le choix se fait très jeune, la première fois qu’on se fait prendre. Il y a une femme qui dit que le voleur n’a pas le sens de la propriété, et que c’est en cela qu’il gêne. Le voleur n’a pas le sens de la propriété dans la mesure où rien ne lui appartient vraiment, il a cette sagesse en lui. Il y a un policier qui dit que si on laisse traîner une vitre cassée, le lendemain, toutes les vitres seront cassées, alors il faut faire attention. La tension monte entre les hommes et les femmes. La présence du voleur fait monter une tension manifeste entre les hommes et les femmes. Il y a beaucoup de vin à ce banquet mais de petites choses fluettes à manger, ce qui ravive cette tension. Il y a une fille qui laisse traîner son porte-monnaie sur la table, son homme lui dit range ça s’il te plaît. Les hommes ont des chapeaux hauts de forme, des favoris, des moustaches, et les femmes ont des robes à panier alors que le voleur est habillé comme quelqu’un qui sortirait de Fleury en … on est en quelle année déjà ?
L’encadreuse
Deux mille et des poussières.
L’encadreuse lui tend un marteau.
Le voleur
J’ai trouvé ma raison d’être grâce au cambriolage. La présence dans l'espace vide, vide de gens, la présence quelques minutes sur un canapé où quelqu'un a dû faire l'amour, où les gens de maison ont certainement dû faire l'amour, à contempler les étagères, les livres, les tableaux, le silence.
Il frappe l’enclume.
Une seule rencontre en dix années de labeur, un accident. Maximilienne. Dans une villa comme on en rêve, à la Cocteau, à la Franju. Elle vivait là sans lumière. J’ai eu peur. Je ne me trompe jamais dans mes repérages. Quand je sens qu’une maison est vide, c’est qu’elle est vide, alors je me suis dit que cette personne devait être vide, elle aussi, ça arrive. Elle m’a rassurée. Elle m'a prise en charge. Elle m'a raconté son histoire, lentement. Deux jours comme ça, dans le noir, un moment suspendu et privilégié comme ça, dans le noir, et à l'aube du deuxième jour, elle a été emportée par une lumière trop violente. Les lustres et les lampadaires se sont déchaînés à tout va, une décharge électrique comme un règlement de compte entre des pôles opposés. Les lumières n’ont plus voulu s’éteindre après ça, elles sont restées dans un état stationnaire, alors que la femme n’était plus rien. Les policiers sont arrivés peu de temps après. Ils ont pensé que je l’avais tué, ils n’ont jamais trouvé le corps. Dans le doute, ils m’ont mis à l’ombre. Je suis devenu rien, moi aussi, mais j'avais hérité de son histoire. En huit ans, j’ai pu aligner quelques mots. C’est étrange, mais son histoire s’est mélangé à une autre, un livre qui traînait dans la bibliothèque dans le rayon religion et sciences humaines. Une transcription en trois tomes de 800 pages d’un vieux poème hindou. Ca, et des nouvelles du dehors qu’on nous distillait de temps à autre. Je vous demande humblement de considérer ce récit comme un casse. Une association d’histoires qui videraient les lieux, pour se faire de la place, se frayer un chemin. D’accepter, comme elle, une décharge. J’ai du enlever des scènes violentes. Il y a des passages comme ça, des décharges qu'on ne verra pas. Le prologue avec Lesinge, où il pendait un ingénieur par les pieds, et lui cassait les bras. Le métier de l’homme suspendu par les pieds, c'était de concevoir des mines antipersonnelles à fragmentation. Il avait conçu, rêvé, celle qui s'élève dans les airs pour pulvériser tout ce qui se trouve dans un rayon de 360 degrés. Il avait gagné beaucoup d'argent avec cette mine, il l’avait baptisée sa " mine d’or ". Lesinge lui cassait les bras, lui balançait son poing dans la gueule, hurlait qu'il était contre la peine de mort, contre l'incarcération, mais qu'il y avait certains individus qu'un cassage de gueule dans les règles suffisait à remettre dans le droit chemin, qu’il était bon de leur envoyer une onde de choc. Pendant ce temps, les autres acteurs étaient assis en cercle et discutaient de la biographie de leurs personnages, de la biosphère, de leur enfance, surtout de leur enfance. Ils pouvaient dire il comme ils pouvaient dire je, au choix, pour que ce soit clair que ces biographies n'étaient pas là au service d’une psychologie individuelle, mais pour servir une étude topographique d'un drame réalisé par un groupe d'individus, un groupe pressé, concentré, comme surgissant d’un entonnoir. Pour exprimer à quel point le je n'existe plus. Je ne suis pas je. J’ai toléré, bouffé trop de merdes ces dernières années pour mériter l'appellation de je.
L’encadreuse
Calme le jeu. Défoule-toi, vas-y, frappe.
Le voleur frappe une dernière fois sur l’enclume.
Le voleur-
Cette discussion servait surtout à ne pas perdre de temps avec des dialogues, enfin, disons des échanges corrompus par la nécessité d’édifier une base pour la compréhension de la trame de l’histoire, disons, mais du temps, je vais en perdre encore moins en présentant les personnages moi-même, s’ils veulent bien se donner la peine de se dévoiler.
Du mur apparaissent les personnages.
Maximilienne, la femme la plus riche du monde, baronne industrielle de La Firme, une chaîne alimentaire. Elle ne s’est jamais remarié depuis le départ et la mort dans la foulée de son mari, et à l’heure qu’il est, c’est-à-dire un peu après Noël, elle essaye de déchiffrer son nouveau compagnon de jeu, qui lui a été conçu par son gendre, pour palier à sa solitude, due en partie à sa force de caractère. Ce compagnon est une boîte noire, une sorte de carnet intime intuitif qui emmagasine ses sentiments et les trie comme une immense banque de données.
Maximilienne-
Ce n’est pas aussi simple que cela, cette boîte parle aussi. Elle parle à cœur ouvert, elle a une âme, non seulement elle écoute, mais elle analyse, elle répond, elle est comme une mémoire vive, une conscience projetée.
Le voleur-
Sa fille, Cynthia, une chanteuse new age de renommée, je ne sais pas si ce terme lui convient…
Cynthia-
Pas du tout.
Le voleur-
Très jolie, elle prend des cours de chant chez Jatayou, la Femme Oiseau, qui survole le monde en quête d'ondes qui ne sont pas des ondes de chocs. Amar, le mari de Cynthia, inventeur prodigieux, expert en intelligence artificielle. Homme de bien, qui veut devenir force du bien, ce qui n'est pas la même chose. Lesinge, énergumène intemporel...
Lesinge-
Tu peux bien dire ce que tu veux, si je participe à ce projet, c’est parce que j’ai envie qu’on se souvienne de moi pour mes actes, que quelqu’un de très intelligent analyse mes actes, et écrive une thèse dessus, oui, pourquoi pas. Excusez-moi, mais il me semble que c’est bien l’endroit pour ça, c’est bien ce que tu nous as dit, voilà, je voulais juste mettre ça au clair avant de commencer, c’est tout.
Le voleur-
Enfin il y a l'échangeur, un révolutionnaire exilé dans une forêt d’un lointain pays. Ces descriptions sont insuffisantes au possible, et c’est à eux maintenant de prendre la parole de manière un peu plus conséquente.
Amar-
C’est difficile, il est un peu tôt, je trouve. Je me prépare à vivre un état de crise, de réconciliation, et cet état m’intéresse plus que ce qui précède, mais voici quand même, en partie, ce qui précède. Je suis né en Palestine, sans parents, mais avec un frère aîné. Avec lui, j’allais jouer sur une colline et un jour, il s’est endormi. Son sang était devenu froid à cause d’une arme chimique qui traînait dans l’air du temps, il ne s’est pas réveillé. J’ai été recueilli par quelqu’un qui travaillait pour l’administration Carter qui ne m’a pas élevé longtemps, son enthousiasme s’est quelque peu estompé. Je n’ai pas à me plaindre, il a compensé. Ce quelqu’un travaillait sur l’idée de compensation, c’était son métier. J’ai pu fréquenter des écoles très chères, je suis devenu un expert intelligence artificielle, et un chasseur de têtes m’a recruté pour LA FIRME, qui payait encore mieux que le Pentagone. C’est là que j’ai rencontré Cynthia, l’amour de ma vie, qui se trouve être la fille de la patronne, il s’agit là d’un hasard. Ce sera tout pour mes précédents, beaucoup de travail, peu d’événements. Je milite contre le travail des enfants, mais Lesinge se fout de moi et me dit que la prostitution enfantine augmente là où on essaye de l’interdire. Il me sape le moral. C’est une technique bien à lui, dévaloriser les efforts des uns et des autres pour justifier son inanité.
Maximillienne
C'est difficile de perdre ses enfants. Ce monde est une forêt hantée, profonde, luisante, nos enfants y disparaissent. Mon fils est mort d'une overdose quand il avait dix-sept ans. C'est de ma faute, je lui donnais trop d’argent de poche. Il faisait semblant d'être poète. Il s'enfermait dans sa chambre pour écrire. Les quelques nouvelles que j'ai pu lire de lui étaient affligeantes. Des histoires d'hommes volants, de gnomes sorciers, de pétasses invincibles, mais son esprit ? Qu'est-il arrivé à son esprit ? À son âme, à sa brillance ? Il a recruté ce qu'il y a de plus sinistre dans le marché du divertissement, il en a fait ses dieux, et de son corps, un temple. Il a fait semblant d'avoir du plaisir, de jubiler de sa déchéance morale, alors qu'il souffrait horriblement, cela sautait aux yeux. Tout cela, c’est de la faute à la culture populaire. Nous n'aurions jamais dû laisser la culture aux mains du peuple. C'est un désastre, les idéaux qui circulent dans la culture populaire, un désastre. C'est la culture populaire et la drogue de synthèse qui ont tué mon enfant. Qui l’ont rendu bête à manger du foin. J’ai mis des années avant de l'admettre, maintenant, c'est fait. Je ne vous en parle qu’en tant que contre-exemple de ma fille, que je suis en train de perdre aussi, ma fille qui est un astre, une comète, un phare, qui gagne sa vie avec son art depuis longtemps déjà, elle ...
Cynthia
Une chanson, c’est une histoire de fidélité, c’est un point de rencontre entre un moment et l’éternité. Les artistes passent leur vie à abandonner, à s’abandonner, pour se perdre dans un ailleurs, c’est terrible pour eux, ils n’ont nulle part où aller. Un chanteur, il a sa terre, il a ce moment à faire vivre, à retraverser. Toute petite, j’ai vu un chanteur répéter sa chanson trois, quatre fois et cela pouvait durer encore et encore et c’est ça que je cherche, c’est le encore et le encore. J’ai vite compris que tout se jette, que la vie part en fumée, mais que la chanson reste.
Maximilienne
Elle chante ce qu’elle veut. Je n’ai jamais eu besoin de censurer quoique ce soit. C’est cela qui est formidable avec l’argent, il ne laisse rien passer, rien de ce qui pourrait remettre en cause sa suprématie, et encore je lui prête un sentiment pervers, alors que l’argent ne frappe que des accords majeurs. Il s’occupe de tout en n’ayant à s’occuper de rien. J’envie parfois ma fille. Petite, déjà, j’avais envie de la manger. L’appétit est un sentiment dans la mesure où il peut vous entraîner aux extrêmes limites du dépassement de soi. Je ne suis pas d’accord avec mon analyste, il n’y a rien de sexuel là-dessous. J’ai pourtant de quoi devenir anorexique. La première fois que j’ai vu pourrir une montagne de fruits à cause d’une grève, je me suis jurée " plus jamais, plus jamais je ne m’évanouirais devant mes employés. " Ma fille chante devant des salles pleines, le timbre de sa voix est charpenté, c’est comme cela qu’on la définit, qu’on la reconnaît. De la beauté, il y en a un peu partout, alors qu’une charpente... Ma fille a été éduquée avec des notions relatives parce que d’après moi, elles contiennent une valeur nutritive en soi. Nous essayons de vivre en paix avec ces notions relatives parce que nous savons à l’heure qu’il est que c’est dans l’ordre naturel des choses. L’homme n’est heureux que quand il vit dans l’ordre naturel des choses, c’est-à-dire avec une hiérarchie pyramidale. Il n’y a rien de romantique dans le désordre, qu’on se le dise une bonne fois pour toutes.
Les personnages disparaissent.
L’encadreuse
Oui. Fais attention quand même à ce qu’on entraperçoive une différence dans leur façon de parler, de communiquer entre eux. En me promenant dans les couloirs du centre de détention, je suis souvent frappée par la ressemblance entre certains détenus, au niveau des mains et du regard, surtout, et je me suis dit que ça avait sans doute à voir avec la lumière. Fais attention à ça, fais attention à la lumière. Je te dis ça de peur que tu te retrouves devant un monde plat et uniforme.
Le voleur-
La différence, c’est une ombre portée, c’est là qu’elle se discerne, alors tant pis si du coup on a du mal à l’inscrire, la figer dans une mémoire. On ne choisit pas entre le soleil et le néon. La différence, c’est un peu comme le sang, c’est une couleur que l’on ne retient pas. L’indifférence, par contre, on la retient tous les jours. Nous avons beau tenter de structurer un tant soit peu, il y a des rencontres, des échanges qui nous échappent, des messages glissés comme des écoliers glissent des messages sous leurs tables. L'histoire va maintenant suivre bêtement son cours, parce qu'il y a toujours un moment où l'histoire suit bêtement son cours d’histoire. Je te propose, si tu le veux bien, de vivre ça de l’intérieur, de pénétrer dans mon livre vivant. De faire comme moi, de jouer des personnages secondaires en enfilant par moments des panoplies, t’en sens-tu capable ?
L’encadreuse
Il en est hors de question, je n’ai reçu aucune formation pour ça.
Le voleur
Je vais te confier un secret comme ça, dans le creux de l’oreille, qui va te faire gagner du temps, et qui tient en un seul mot. Écoute.

2.
Dans la villa, Amar, suivi de près par Lesinge.
Amar-
J’ai des sursauts parfois de sueurs froides, quand je pense que je pourrai rester dans ce manoir autour d’un cercle d’amis, et me dire que tout ne va pas si mal que ça, finalement, quand on aime l’art ou plutôt l’artisanat bien fait, qu’on collectionne les objets anciens, qu’on les regarde sur les étagères en regrettant le temps de la tradition, de la danse, de l’art de la table, du temps partagé, et en se disant finalement, quand je regarde de plus près mon entourage immédiat, où vaguement lointain, tout ne va pas si mal finalement. Tu es là, Lesinge ? Ce matin, j’ai vécu un traumatisme, tu as un moment ? Ce matin, j’ai fait un tour avec ma Lamborghini 48 soupapes, la vitesse me fait réfléchir à d’autres choses qu’à mon travail. J’ai pris les quais, tu ajoutes de l’eau à la vitesse, tu réfléchis encore mieux, et j’ai vu quelque chose sur la route devant moi, un reflet. Juste avant de heurter ce reflet, j’ai vu ce que c’était. Je n’ai pas eu le temps de freiner. C’était un couple d’oiseaux en train de faire l’amour, des mésanges. Je ne me suis pas arrêté tout de suite, je me suis arrêté plus loin à l’ombre des anciennes usines. J’ai pensé à ces oiseaux, et je ne me suis pas senti coupable. J’ai pensé que la vie, chaque moment de la vie, se devait de prendre forme, qu’une idée ne pouvait pas être une idée tant qu’elle n’avait pas pris une forme, mais pas n’importe quoi non plus comme forme. J’ai pensé qu’elle devait évoluer sous la forme d’une caresse, ou d’un geste, pendant l’acte d’amour. Je pense que c’est la seule manière de venger ces oiseaux, même si c’est moi qui les ai écrasés, parce que l’acte d’amour, c’est un acte inouï, et on voudrait le banaliser pour que tout le monde s’y sente à l’aise, alors qu’il ne faut pas s’y sentir à l’aise. On y est toujours à ça de la mort, si on n'était pas à ça de la mort, ces oiseaux seraient encore en vie. Et va savoir ce que c’est exactement qu’une idée. Je dis ça parce qu’en ce moment je pense beaucoup parce que je m’en veux beaucoup, mais cela n’a rien à voir avec des idées, ça. Tu m’entends, Lesinge ? Si tu t’en veux parce que tu as passé trop de temps à te coller devant un catalogue pour comparer les prix, si tu as laissé le discours commercial entrer quelque part, le discours du “et moi dans tout ça”, où tu es comme le dernier des connards à te demander “combien ça coûte, mais si je fais le calcul, ça coûte moins que si ça coûte, parce que ça coûte de toute manière”, eh bien, ce n’est pas la peine d’en faire un geste pendant l’acte d’amour parce que ce n’est pas une idée, c’est un réflexe. Le seul moyen d’y échapper, je viens de le trouver là, ce matin, c’est de faire naître une idée et de la glorifier pendant l’acte d’amour, qui est au centre, tu es d’accord avec moi, qui est au centre, et qu’il faut être bien con pour banaliser. Je me dis quand même, non, ces oiseaux ne sont pas morts en vain.
Lesinge-
Quand j’entends quelqu’un dramatiser, tu sais, je m’assieds en tailleur et je pense à autre chose, c’est dans ma nature. Je ne pense pas que la mort soit présente derrière l’acte d’amour. Je pense que tu as écrasé ces oiseaux parce que tu roulais trop vite, et que si tu roulais à vélo ou en rollers, tu réfléchirais aussi bien, et tu verrais mieux de quoi il s’agit réellement, tu verrais mieux le terrain de jeu qui s’offre à toi. C’est comme ça que les urbanistes ont conçu la chose et c’est comme ça que je l’ai toujours vue, un terrain de jeu initiatique, avec des états de chocs et des épiphanies gérées par des paramètres ultra ludiques. C’est sûr que si tu prends la voie express, les états de chocs ne sont pas salutaires du tout. Mais de la tour au parvis, de l’espace vert au périphérique, toutes ces lignes, toutes ces courbes forment un terrain de jeu. Dramatico-ludique, pur régal pour le joueur impénitent que je suis, pur régal.
Amar-
Ça me fait bizarre de te voir déguisé en truand.
Lesinge-
C’est le même costume que j’ai mis à ton mariage, le même, mais là tu ne m’as pas traité de truand, tu m’as traité de témoin. Je ne sais pas pourquoi j’ai signé ce contrat avec ta belle-mère, les mauvaises raisons ne sont pas forcément celles que l’on croit, Dieu merci, je ne suis pas à court d’idées, même si tu as cherché à me rabaisser tout à l’heure, si, si, je t’ai bien entendu traiter mes idées de muscles. Si tu te sens atrophié par la société de consommation, tu devrais me suivre dans une de mes campagnes de paysagiste ludico-commercial, tu y trouverais ton compte, tu pourrais venger autre chose que des oiseaux. Cette année, j’ai passé mon temps dans les maisons-mères, je m’y suis bien régalé. Au centre commercial, tu peux y passer ta vie, mais si tu ne te disperses pas trop, tu y puises les meilleurs cas de figure traumatico-ludiques. Avant d’observer la faune en survêtement ou en " City habille les femmes nues ", observe la petite enfance, en règle général, c’est par elle qu’il faut commencer. Emmagasine un peu la violence, l’ultra violence que subissent au quotidien les petits cœurs emmitouflés. Tu as déjà entendu les menaces, les interminables menaces perpétrées sur ces petits cœurs bouts de choux bouts de choux ? En une journée, dans un centre commercial, il doit se proférer plus de menaces verbales qu’en une année de nations unies. Petites menaces ascensionnelles de merde. " Pose ça sinon je t’en colle une” qui devient “Attention, je vais t’en coller une” qui devient “C’EST LA DERNIERE FOIS JE VAIS VRAIMENT T’EN COLLER UNE” tout ça pour effectivement en coller une au petit cœur sans défense qui se met à hurler et à concevoir des plans de vengeances sur une très longue durée. Eh bien, ce que j’ai trouvé comme parade, c’est un message subliminal qu’on a dillué dans la musique de merde qu’on entend partout dans ces endroits où on pousse un caddie, un message subliminal qui a pour effet de retourner la violence contre celui qui la profère. J’ai eu le plaisir inouï de voir des gens, toutes classes confondues, se mettre des claques pendant que les petits cœurs remplissaient paisiblement le caddie. C’est comme ça qu’on a vendu le truc aux gérants. Et en les faisant baver sur les bénéfices que pourrait générer un chemin de croix à travers les rayons, avec des étapes d’auto-flagellation, et de génuflexion pour attirer l’attention sur les articles dans les rayons du bas. On a appelé ça du mercantilisme compassionnel. Le problème, c’est que les petits cœurs ont commencé à se mettre des beignes aussi, et ça je ne m’y attendais pas du tout. Mais on travaille vite, tu sais, c’est fulgurant le nombre de projets comme ça qu’on a dans l’année. Avec les firmes américaines, on se régale parce qu’ils n’ont aucun sens de l’humour. C’est comme ça qu’ils justifient leurs chiffres. Qu’est-ce qu’on a pu rigoler, avec les Macdos. On a encore travaillé avec la petite enfance, mais avec plus de moyens, j’ai eu un sponsor, un concurrent. C’est rare les sponsor, mais quand ça tombe, c’est le top. On a pu recruter des magiciens, des anciens magiciens du bloc de l’Est, des gens très performants. Le but, c’était de faire croire aux petits cœurs que les Macdos étaient une pure illusion dérivée de la mythologie urbaine, que Ronald MacDonald était une légende comme Robin des Bois, sauf que Ronald volait aux pauvres pour donner aux riches. On s’est vite aperçu que cela ne pouvait pas marcher pour tous les petits cœurs, qu’il fallait en sélectionner quelques-uns et mettre le paquet. On a pensé que s’il y en avait au moins un sur dix qui était persuadé de la non-existence des Macdos, il aurait une certaine influence. À la longue, d’autres suivraient. Il aurait du mal à s’intégrer à l’école, ah ça, il y aurait forcément des bastons dans la cour “ CA EXISTE ! NON, JE TE DIS QUE CA N’EXISTE PAS” mais petit à petit, on a eu des résultats probants. Il a fallu qu’on arrête à cause des ticheurtes slogans avec un M et mirage écrit en dessous, on a eu un procès.
Amar-
On ? Qui ça on ?
Lesinge-
C’est une mauvaise habitude. Dès que je m’emballe, je dis on alors que je suis tout seul à faire le pitre. Pour bien faire le pitre , il faut s’investir beaucoup, alors parfois, je me retrouve à plusieurs. Il faut s’investir, tu sais, sinon, ce qu’on vit, c’est très chiant. Je te souhaite une bonne nuit.
Amar-
Il a raison d’être sincère. Dans un premier temps, ce qui compte, c’est la sincérité, mais pas une sincérité tiède, pas une sincérité sous forme de révision en neuf points, avec vidange, tout juste bonne à polluer la nappe phréatique. Ce qui compte, c’est une sincérité qui avance, qui va chercher là où tout le monde a peur d’aller. Moi je me contente toujours de la vidange. Toute la sainte journée je me vidange. À l’intérieur, tout est bien huilé. Je ne sais pas d’où elle vient cette huile, mais elle est bien là. La machine tourne à vide, avidement à vide, et l’huile jaillit encore et encore. Il suffit pourtant de se pencher un peu sur les chiffres pour que l’huile devienne rance. Qu’est-ce qui vit encore en moi qui m’empêche de faire ne serait-ce qu’une proposition décente de ma journée ? Quelqu’un sans moyen, je ne dis pas, qu’est-ce qu’il peut faire à part gueuler bêtement saccager, se faire avoir, mais quelqu’un comme moi, qui a les moyens, qui ne pense pas forcément au chiffre, qui regarde l’argent, surtout l’argent qui dépasse une certaine limite, et lui dit " et alors ? Qu’est-ce que tu peux faire pour moi, maintenant, pas grand-chose finalement ? " C’est quand je plonge dans cet abîme que les monstres m’apparaissent. Ce sont des monstres qui génèrent cette sale huile qui ne fait avancer que dans un sens étriqué, égoïste, et anthropophage. Ne serait-il pas sage d’abréger leurs souffrances et celles qu’ils engendrent, d’en tuer une bonne centaine histoire de se mettre en train. Je me sens un peu seul à penser comme ça, je parlerai bien comme ça avec Cynthia, mais elle vit dans un monde. C’est un paradis le monde dans lequel elle vit, c’est un peu égoïste de ma part, mais je suis sûr que si je lui en parlais, je perdrais mon jardin d’Eden.
La voix de l’échangeur retentit.
L’échangeur-
Ici l’échangeur, Automne 2001. Mon perroquet chante du Mozart, je vomis depuis ce matin. Je ne comprends pas ce que je fous avec le mal de mer au beau milieu de la jungle. Quand on se sent naviguer, c’est qu’on traverse une période initiatique fondamentale de sa vie. Ou alors qu’on passe trop de temps devant la mappemonde. J’aime m’attarder sur la France, parce qu’il paraît qu’on peut boire ou manger chaque village, c’est peut-être un cliché, mais nous, nos bleds, on ne les mange pas, à la limite, on les prie. Il y a un petit village qui me fascine, qui s’appelle Poussière-sur-Cendres, il existe vraiment ? Quand l’éclipse totale du soleil est arrivée chez nous, il y a eu des morts, les curieux s’y sont brûlé les rétines. Chez nous, le Soleil est très important, pour les indiens convertis, le Christ est mort et Il est devenu le Soleil. Vous avez traversé une éclipse, récemment, ou plutôt une éclipse vous a traversés, et il en a été autrement, il n’y a pas eu de dégât, et vous m’en voyez réjoui. Toutefois, je trouve cela symbolique, et voici pourquoi. Manifestement, un certain budget est alloué à votre protection sociale et paramédicale, et ces gens qui vous encadrent se sont blindés, fort de notre expérience, en vous prévenant que c'était dangereux de regarder une éclipse, qu'il fallait se munir de petites lunettes disponibles en pharmacie. Trois jours avant l’éclipse, c'était l'émeute, il n’y avait pas assez de lunettes pour tout le monde. Des êtres humains appartenant à une civilisation en pleine expansion se battaient comme des chiffonniers pour avoir des lunettes en cartons. C'était comme si le soleil s'était donné rendez vous avec la lune à l'aube de l'an 2000 pour prévenir que de là où ils se perchaient, de tout là-haut, où ils tournoyaient comme Francesca et Bruno, ils avaient une bonne vue d'ensemble, qu'ils avaient bien vu qu'il n'y en aurait pas assez pour tout le monde. Sinon tout va bien. J’ai du mal à me reposer, la brousse, la jungle, les bottes, les rations, les cafards, les moustiques, mais j’assume, j’assume. Ma pensée est pure, elle rêve de liberté, et je fais corps avec. C’est monstrueux de rester libre. Monstrueux de se faire pénétrer tous les soirs par les étoiles qui percent la canopée de ces arbres qui sont devenus mon ultime refuge, arbres qui tiennent encore debout, arbres qui ont encore toutes leurs racines. Arbres défendus vaillamment par une poignée d’indiens qui voient la chose différemment, voient en cette forêt la source de la vie. Je me demande si on m’écoute encore. Changeons de réseau.
On entend le bruit familier de l’océan informatisé, et l’on voit apparaître projeté en sur titrage :
Est-ce qu’il y a encore quelqu’un quelque part dans cet océan informatisé qui suit un tant soit peu mes activités ? Parce que j’ai l’impression qu’on a beaucoup parlé de moi et de mes idées, et qu’on me délaisse un tant soi peu.
:-(
P.S. Ce n’est pas pour moi, c’est pour mes idées.
:-)

Toujours en sur titrage.
Amar-
Je m’appelle Amar, j’habite à l’autre bout du monde, et j’ai ici un des serveurs les plus performants de la planète. Grâce aux nouveaux logiciels qui ont été développés par ma firme, j’ai de quoi infiltrer toutes les modes de transactions monétaires possibles et imaginables. Je te propose de prendre une dîme sur les transactions monétaires internationales à courte durée. Non seulement ça va calmer la spéculation hâtive, mais, avec les bénéfices, on pourrait créer un front économique indépendant et s’en servir pour se débarrasser des monstres qui polluent la planète.
Est-ce que tu es toujours en ligne ?
:-)
Je m’appelle Amar et j’ai envie de changer le monde, d’être un héros des temps modernes, et je pense qu’il faut bien commencer quelque part.
:-)))
Si cela ne te dérange pas, je passe en mode de visio-conférence.
Les visages apparaissent sur la projection, l’échangeur est masqué, on entend les voix, maintenant.
L’échangeur-
Ce que tu veux faire a un nom, tu sais, c’est la taxe Tobin. Puisqu’il te suffit d’appuyer sur un bouton, vas-y, fais le, je suis curieux de l’effet que cela va produire.
Amar-
C’est parti.
Un chiffre en dollars part de zéro et prend rapidement des dimensions astronomiques.
L’échangeur-
Impressionnant, mais je vois ici sur ta visioconférence que tu fumes des cigarettes fabriquées aux Etats-Unis, et que tu portes une chemise sous-traitée en Indonésie.
Amar-
Je te demande pardon.
L’échangeur-.
Ecoute-moi, jeune occidental sympathique en mal de. Si tu as d’autres idées pratiques comme celle-là, vas-y, ne t’en prive pas, mais permets-moi de te donner un conseil, ne te lance jamais dans la macro politique. C’est comme la natation, on sait, ou on ne sait pas, toi, tu ne sais pas. En échange, je vois que tu traverses une crise d’identité carabinée. Tu as raison de la traverser, c’est une belle femme. Je pense qu’on a qu’une vie et qu’il faut se soucier de son âme. Si tu veux vivre un raz-de-marée, enveloppe-toi d’un bouclier et vis, vis, nom de Dieu.
Amar-
Mais par où commencer ?
L’échangeur-
Vomis tout ce qu’il y a de mauvais en toi. Vomis, c’est par là qu’il faut commencer. Parfois, on doit vomir pendant quarante-huit heures avant de venir à bout du mauvais. Parfois, cela prend du temps. Il faut savoir le prendre, alors, évacue, mon ami.
Lesinge apparaît, discrètement.
Amar-
Je n’ai pas envie de vomir. J’ai déjà vomi la semaine dernière, mais ce qu’il y a de mauvais en moi est resté. En ce moment j’ai plutôt envie de pleurer.
L’échangeur-
Alors pleure, le mal s’évacue aussi par les larmes. Pleure, ami. Et débarrasse-toi de ce lourd fardeau que représente la gestion de cette masse d’argent. Verse la plutôt sur le compte de mon association. Ne t’inquiète pas, ami, si mes intentions n’étaient pas sincère, il y a longtemps que ça se saurait.
Les chiffres sur l’écran grimpent, grimpent. Il y a une brève interférence et on peut lire.
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