Rendre à la violence le langage: 4.48 Psychose, de Sarah Kane
mise en scène de Claude Régy aux Bouffes du Nord
par Sereine Berlottier


4.48 Psychose, avec Isabelle Huppert et Gérard Watkins, sur theatre-contemporain.net
aussi sur remue.net : notes sur le vide, par Daniel Jeanneteau, le scénographe, et Dans la forêt lointaine, de Gérard Watkins

 

D’abord il y a une attente un peu longue, pourtant sur les billets il est écrit 20 h 30 précises: un homme s’avance sur la scène et dit qu’en raison des problèmes de transport on attend encore un peu les retardataires.

Curieusement, de la lumière disposée en carrés je n’ai pas bonne mémoire, mais du corps oui, un seul corps suffit à cette parole, une seule voix suffit à cette voix, et la rencontre d’Isabelle Huppert et de Sarah Kane est ici l’évidence vivante.

L’actrice est immobile au milieu de la scène, et de cette place, dans la lumière et dans l’ombre elle ne bougera pas, et pourtant jamais immobile, car mouvante dans la tension, on pense à la lanière d’un fouet ce corps parfois tendu en avant sur la crête du déséquilibre.

Et toute la tension et toute l’angoisse sont tapies dans les mains, troupeau vivant que ces mains : poings serrés ou doigts lentement écartés, écartelés, tendus, ressaisis brusquement ramassés.

Ils m’aimeront pour ce qui me détruit.

Une femme parle de ce qui lamine et détruit à l’intérieur d’elle, une violence, une destruction, une force aussi et parfois quelque chose qui naîtrait, quelque chose qui serait proche d’une vérité que d’autres ne savent pas. Une femme parle seule ou parfois, derrière le rideau de lumière la silhouette opaque d’un homme pose doucement les questions qui devraient soigner et la femme répond, mais on voit que ça ne suffira pas non plus.

Sur les murs des nombres immenses que la femme lit lentement.

Ce serait l’histoire d’une folie portée au théâtre mais on n’a pas envie de dire ça. " Psychose " est dans le titre, " dépression " dans le texte dit. C’est la dernière pièce écrite par Sarah Kane, morte suicidée à 28 ans, et cela, souvent, quand on s’assoit sur le fauteuil on le sait déjà. Quelque chose gène alors dans l’idée qu’on soit là pour voir la dernière pièce écrite par Sarah Kane, morte suicidée à 28 ans, et que la pièce s’appelle 4.48 Psychose, et qu’on va donc regarder une Annonciation (est-ce pour cela que le tee-shirt que porte Isabelle Huppert est d’un bleu nuit très sombre ?) inversée.

Quelque chose gêne aussi dans l’idée ou le soupçon qu’on soit une fois encore à célébrer les noces d’or de l’artiste et de la folie, qu’on soit dans cette complaisante sanctification : Ils m’aimeront pour ce qui me détruit. (Quand tant d’autres à côté de nous parlent seuls à voix haute et qu’on ne veut pas voir dans les métros qui puent.)

Mais on écoute, on regarde, on est là.

Les mains bougent. La bouche mâche les mots, comme s’il ne restait plus que ça, comme si bientôt même ça on pourra difficilement avaler.

C’est la solitude.

C’est aussi rendre à la violence le langage.

Etre en littérature et être dans la folie ce n’est pas la même chose. (Car la folie ce n’est pas la langue, ce n’est pas le possible de la littérature, pas son avenir, même si le discours des fous à tort ou à raison nous fascine, quand il y a discours et c’est rare, car le plus souvent la souffrance mentale signe un hors-jeu du discours.)

Et pourtant pendant toute la pièce on se le demande, où se fait le point de jonction, où le rapport (et ce que la folie rapporte à la littérature ? Ce qui revient de ces voyages-là, et encore faut-il revenir : trace, souvenir, preuve ou trésor.) ?

Et toute la pièce serait le récit de la lutte, sa trace, de ce qui a voulu être de la folie rapporté au langage et maintenue en vie dans la langue.

La femme qui parle refuse les médicaments, dit la vanité du discours médical, et la nécessité de sauvegarder les minutes où, à 4h48 le monde s’éclaire sous le crâne éveillé. Ce qu’on voit très violemment sombrer, pendant ces deux heures, c’est une conscience douée de langage, mais sombrer avec l’énergie d’en sauver, d’en tracer quelque chose, d’en rendre œil pour œil, dent pour dent.

On ne doit pas forcément tout comprendre, de ce qu’on regarde et écoute.

Un mot sur une page blanche, et il y a du théâtre, elle dit cette phrase aussi.

C’est une guerre.

En sortant on pense qu’on va lire le texte, le relire. Et immédiatement ensuite : que le langage qui a jailli là, dans sa force, est comme une fois pour toute dit, une fois seule. Elle ne peut pas se relire. Elle n’a pas pu.

A la fin de la pièce, elle dit encore les chiffres énormes lumineux sur le mur.