Une nouvelle poésie vietnamienne

Emergence d’une nouvelle poésie à Saigon

Vingt ans après l’avènement du Đổi Mới, mouvement de renouveau économique et culturel lancé par le parti communiste sous l’influence de la perestroïka soviétique, les écrivains controversés d’alors – de Bảo Ninh, Dương Thu Hương, Nguyễn Huy Thiệp à Phạm Thị Hoài – sont devenus classiques au regard d’une nouvelle génération d’auteurs qui prend forme.

Un des témoignages vivants du nouveau dynamique littéraire et de la mutation de la société vietnamienne actuelle : le groupe Mở Miệng (Ouvrir la bouche), récemment fondé à Hochiminh-ville, ancien Saigon, par Lý Đợi, Bùi Chát et plusieurs jeunes poètes marginaux qui, diplômés d’université, ont choisi de vivre sur le trottoir, dans les taudis, les marchés aux puces, les bars, les gargotes, au milieu de la violence et du sexe. Ce groupe autour duquel gravitent d’autres poètes et poétesses comme Nguyễn Quốc Chánh, Phan Bá Thọ, Lynh Bacardi,… revendique, comme le suggère son nom, la liberté d’expression, la marginalité et le désir de rendre à la poésie sa forme orale. « Ouvrir la bouche » pour redonner au poète sa mission originelle : comme les aèdes de la Grèce ancienne, ils errent dans les rues (ou sur les pages webs) pour raconter la vie de tous les jours. Peu leur importe que le monde soit sans signification, ils le décrivent tels qu’il est. Alors qu’au Vietnam, la plupart des écrivains ont la bouche fermée selon le proverbe vietnamien « ngậm miệng ăn tiền » (je me tais et j’encaisse), ces poètes attaquent directement le pouvoir.

Ils appellent leur poésie « thơ rác » (poésie-ordure), « thơ nghĩa địa » (poésie-cimetière), « thơ dơ » (poésie-saleté), pour désigner son caractère non officiel, anti-esthétique, de récupération, d’où le nom de leur propre maison d’édition « Giấy Vụn » (papier usagé). Leur œuvre qui n’existe que sous forme de photocopie et sur internet pour contourner la censure, recourt à des procédés techniques classiques tels le pastiche, la parodie, ou post-modernistes tels « copier-coller », « mixer », « cut up », emploie un vocabulaire familier, brut, parfois vulgaire, composé de termes d’argot, de paroles courantes, du langage direct. Pour ces poètes, une création artistique est avant tout un produit de consommation et d’information, d’où l’importance qu’ils accordent à l’usage et à l’appropriation du texte. A partir d’un poème connu ou des slogans, ils travaillent par exemple à en détourner l’émotion et l’objectif. Chez eux, poésie et internet se marient de façon merveilleuse, étant tous les deux l’instantanéité, la rapidité, la spontanéité. La liberté tout simplement. Internet est une immense masse de données. Et c’est en fouillant cette décharge, en recomposant des textes et des images, que le poète fait surgir une parole plus vraie, plus libre.

Depuis sa naissance, Mở Miệng anime de manière formidable la vie littéraire au Vietnam et celle de la diaspora parce qu’il a proposé une nouvelle conception poétique, en s’opposant non seulement à la tradition qui veut que la littérature soit portée par un projet d’édification, mais aussi à la poésie contemporaine, ses règles, sa rhétorique et sa sentimentalité devenues académiques.

L’émergence à Saigon, trente ans après la fin de sa « chute », d’une nouvelle poésie en dit long sur sa capacité de renaître et son caractère pionnier. Mở Miệng n’incarnerait-t-elle pas la désinvolture du métropole du Sud, la plus grande ville du pays du point de vue économique, commercial et démographique, mais souvent sous-estimé par Hanoi, la capitale communiste hautaine et doctrinaire ?

J’aimerais présenter ici deux poèmes écrits en 2005 par Nguyễn Quốc Chánh, un des inspirateurs du mouvement, que j’ai traduits et annotés. Certains de ses textes ont été publiés en anglais dans les revues The Literary Review et Filing Station, ainsi que dans un recueil intitulé Three Vietnamese Poets (Honolulu, Hawaii, TinFish Press, 2001).

Doan Cam Thi


Deux textes de Nguyễn Quốc Chánh, traduits par Doan Cam Thi

Des citoyens du monde coincés dans la ruelle 47 [1]

Nous sommes des citoyens du monde, parce que tous nous avons des cheveux et des dents, certains, coquets, une barbe ou un crâne rasé, un téléphone portable la plupart du temps. Avec un odorat subtil, nous flairons tout ce qui empeste. Nous admirons le mot Being des Treize manières d’un merle. [2] Nous sommes fiers du caractère Trảm [3] des Trois royaumes [4] . Mais l’insidieux terme Oncle [5] nous fait honte car il appartient à la langue de Chí Phèo [6]. Bien entendu, nous lisons à la folie, mangeons à la va-vite, buvons sans arrêt et faisons très peu l’amour. Nous connaissons aussi bien les sens droit, oblique que sinueux des mots. Par exemple au sens droit Sài Gòn signifie Sài Gòn. Pas d’oblique. Quant au sinueux, il est HoChiMinh city. Nous pratiquons des enjambements, la confusion entre le « l » et le « n », le pastiche, la dérision par allusion, des rencontres fortuites et des vagabondages perpétuels. Nous conservons dans notre cervelle tout ce qui aurait dû être rejeté. Fidèles inconditionnels de la maxime Petit à petit, l’oiseau fait son nid, peu à peu nous ne pouvons plus distinguer les ordures des déchets recyclables. Nous savons ainsi que John Cage est mort en 1992, que Susan Sontag avait une chevelure ébène et fournie, que Nguyễn Cao Kỳ arrivé à Sài Gòn a été escorté par des policiers jusqu’à son hôtel, que lors de la visite de Nhất Hạnh à la pagode Già Lam, Tuệ Sỹ était comme par hasard en pleine méditation. Nous améliorons nos valeurs morales par la fréquentation constante des sites internet : Tienve, Talawas et différents webs sexe. De temps à autre, nous sommes ravis de sortir. Au plus loin, New York, et au plus près, Angkor. A New York, nous sommes nostalgiques du phở et du village Vũ Đại. A Angkor, nous regrettons la viande de chien et la ruelle 47. Nous sommes nés pour avoir de la nostalgie et du regret. Dans cette existence, nous rêvons d’être citoyens du monde sans pouvoir oublier notre hameau et ses empreintes de buffle. La ruelle, étendue et sans issue, aboutit à la niche ménopausique de sa reine grincheuse. A chacun de ses passages, retentit quelque part dans notre tête cet air : Je vagabonde tout au long de ma lasse existence. Nous avons tous une Honda, une Yamaha ou nous prenons les cars, et nos jambes sont moins fatiguées que celles de poètes défunts amoureux d’errances. Mais le vertige nous prend et l’engourdissement s’empare de nos membres. Bon gré mal gré nous sommes citoyens du monde. Bien que garnie de cheveux, de dents et de barbe, notre tête ne pratique pas assez la dialectique. Même avec une bite bien ferme et tendue, nous déambulons. S’il y a un coup de feu, ne l’attribuez pas aux terroristes. Désorientés, nous aurions simplement appuyé par mégarde sur la détente.

Bien-pensants, je vous encule !

Si « Vesicle » est le mot anglais le plus beau selon le poète Đinh Linh, le vietnamien en a trois : Lồn (con), Cặc (bite) & Đụ (forniquer). Apparus en même temps que fesse, joue, nez, bouche, manger, dormir, ils sont devenus âm hộ (vulve), dương vật (pénis) & giao hợp (coïter), après dix siècles de mijotage dans la marmite chinoise. Séparés de fesse, de joue…, Lồn, Cặc & Đụ survivent désormais sur le trottoir au milieu des vendeuses d’œufs de cane couvés, des chauffeurs de cyclo-pousse et des prostituées. Si Jésus avait demandé aux Pharisiens : « Que celui d’entre vous qui n’a pas forniqué avec elle lui jette la première pierre » (et leur honte avait finalement sauvée Marie-Madeleine de la lapidation), pourquoi n’existe-t-il pas une honte qui rendrait justice à Lồn, Cặc & Đụ ? Lorsque j’ai les yeux fermés (mon âme étant en harmonie avec mon corps), ceux-ci apparaissent devant moi comme des astres, des objets sacrés qui puisent leur énergie des émotions grandioses et des activités mystérieuses. Echo des tambours et des cloches de l’homme primitif, Lồn est aussi l’aube qui paraît sur l’océan. Si vous n’y croyez pas, allez vérifier ! Adressez-vous alors à la mémoire des rois Hùng, au soleil qui se lève sur Mũi Né, à la cloche de la pagode de la Dame céleste et au tambour de bronze de Ngọc Lũ. Quant à moi, je contemple le soleil levant sur la mer et songe à l’immense pouvoir de Lồn. (Et mes dix expériences différentes ont toujours donné le même résultat). Je prononce Lồn et entends son écho résonner des anciens tombeaux, du cœur miséricordieux de Bouddha, des souvenirs égarés du passé. Au cours de la dernière décennie, après trois ruptures et un divorce, j’ai fini par copuler avec le sable. Souvent, étendu sur la plage, les yeux mi-clos, je regarde avec quiétude le soleil qui se lève. Aussitôt j’y observe un changement de couleur : l’astre en rouge ardent se transforme en une cavité noire, brillante et obsédante. Dans mes veines, le sang s’accélère et les meilleures globules rouges se précipitent vers le bas ventre. Voilà que ma bite se réchauffe et se tend. Qu’elle est émue. Qu’elle est heureuse. Les mains agrippées à la grève, le ventre bien à l’horizontal, la bouche restée béante à cause de grains de sable, je me mets à tourner les fesses, de gauche à droite. Au bout des neufs premiers tours, je fornique une fois. Neufs tours encore, je fornique deux fois. Neuf tours encore, je fornique trois fois. Puis je fornique à chaque tour, à chaque demi-tour. Enfin, je m’immobilise puis fornique continuellement (Holà, ne croyez pas que je fornique comme un chien ou un cheval ! C’est en rythme que je le fais). Au cours des neufs premières pénétrations, musique royale (des amateurs). Les neufs suivantes, musique d’avant-guerre (des aventuriers). Les neufs d’après, musique de la Résistance (des commandos). Les neufs dernières, musique d’après-guerre (des suicidaires). (Cependant les chansons de Trịnh Công Sơn ne me donnent jamais envie de forniquer). Après des mélodies vietnamiennes, je suis inspiré par différents airs étrangers : des battements de tambour hypnotiques de Kitaro, des hurlements du vent projetés par la guitare de Hoàng Ngọc-Tuấn, du Techno-acoustic Fusion de la violoniste Vanessa Mae à taille de guêpe dont le Red hot signe l’épuisement de mon répertoire musical et met fin à mes fornications. Et voilà qu’une vague déferle et me retourne. S’effacent en moi instantanément tous concepts et toutes doctrines. C’est la liberté que je respire maintenant. Les meurtrissures, des milliers de fois, m’ont conduit au coït avec le sable. Ma bite s’est mue, après de longues années d’entraînement, en une superpuissance qui peut faire éclater un bananier âgé de huit mois, exploser une bouteille de bière made in Saigon, crever une noix de coco de Bến Tre, sauter la pagode au Pilier unique de Hanoi et péter la tête de tous les bien-pensants. Forniquer, quel mot magique ! [7]


Quelques notes

La photographie qui figure en tête de cet article est celle d’un mur public à Saïgon, reproduit en couverture du recueil de poésie, paru en octobre 2005 à Saigon, dont sont extraits les deux textes présentés. Elle figure sur le site de Tien Ve (Avant-Garde), site particulièrement intéressant, où l’on trouve les poèmes les plus récents de Nguyen Quoc Chanh, dont ceux qui sont ici traduits.

Enfin, il existe deux ouvrages de poésie vietnamienne imprimés et traduits en français, qui pourront donner un aperçu du champ dans lequel émerge - et dont se détache - la nouvelle poésie vietnamienne.

 Anthologie de la poésie vietnamienne. Le chant vietnamien. Dix siècles de poésie, collectif, collection Unesco d’oeuvres représentatives, Unesco, 1981.

 Mille ans de littérature vietnamienne, collectif, Arles, Ed. Philippe Picquier, 1996.

12 février 2006
T T+

[1À travers un mélange de différents genres - récit, essai, poème en prose - un ton mélancolique, un goût prononcé pour la dérision et l’autodérision, une sensibilité anarchisante, Nguyễn Quốc Chánh exprime la force des écrivains qui, coincés dans une impasse, n’ont plus que les mots comme raison d’être. Le poème traduit d’autre part la rencontre brutale, tragique peut-être mais ô combien stimulante, entre la culture vietnamienne restée plus ou moins stricte, tant par son caractère profondément rural que par le contrôle politique, et la mondialisation incarnée par l’émergence de la technologie informatique, en particulier de l’internet. En se demandant : « Comment être à la fois vietnamien et citoyen du monde ? », le poète essaie en effet de penser le Vietnam non seulement dans ses problèmes internes mais de le libérer du nationalisme étouffant qui jalonne toute son histoire, afin de s’interroger sur son rapport à l’extérieur. Et c’est dans cette dimension historique que réside l’extraordinaire modernité du poème.

[2Titre du poème "Thirteen ways of a blackbird" de Wallace Stevens

[3Ce caractère en chinois a le sens de couper, trancher, décapiter.

[4Roman chinois classique

[5Depuis 1945, date de la fondation du régime communiste au Vietnam, le terme Oncle en majuscule est réservé exclusivement par les autorités pour désigner Ho Chi Minh.

[6Nouvelle célèbre de l’écrivain vietnamien Nam Cao.

[7Ce poème cru mais hilarant décrit un coït fantastique avec le sable qui n’est pas sans rappeler celui du Robinson du Vendredi ou les limbes du Pacifique qui dans la solitude, fait l’amour avec un arbre. Cependant, alors que le héros de Tournier satisfait ses besoins sexuels, le poète vietnamien attaque les tartufes. Avec une très grande audace dans le choix du vocabulaire, l’accélération du rythme, l’explosion de la phrase, le texte de Nguyễn Quốc Chánh est à la fois fantaisie érotique, commentaire méta-linguistique et acte social.