Zone bleue (3120)
Une voix de femme âgée — « J’ai passé une partie de ma vie à fouiller ma mémoire. Une partie de ma vie à tenter de comprendre ce qui avait pu m’arriver durant ces quelques jours.
C’était un matin d’automne, très ensoleillé. L’air était vif. Je me souviens avoir passé ma combinaison, mis des chaussures. Et puis je suis entrée.
A l’époque, la zone venait d’être mise au jour. On y avait découvert des arbres, des fleurs, une faune très abondante. C’était un paysage déconcertant. Les gens disaient qu’il s’agissait d’une des dernières, peut-être même de la dernière forêt visible au monde.
Moi, on m’avait envoyée là pour observer. Je faisais partie d’un des premiers groupes de visiteurs. J’étais jeune. Mes pieds faisaient mal. J’avais soif. Comment aurais-je pu comprendre ce qui m’arrivait ?
Le matin, je faisais des relevés sur le terrain. J’inventoriais les espèces, je les classais. Je m’émerveillais. (Il y en avait tellement.) Et l’après-midi, avec une pelle, une pelle et une pioche, je partais creuser au fond de la vallée. Pour tenter d’y voir plus clair.
Ce n’est que bien plus tard. Bien plus tard que j’ai compris, que l’homme s’était servi d’une source d’énergie puissante, contenue à l’intérieur de la matière. Pour construire un monde et en détruire un autre. Bien plus tard que je compris que cette forêt avait été implantée au-dessus d’un site d’enfouissement radioactif.
Cette forêt, la Zone bleue, était la trace visible de cette histoire. La trace visible de ce rayon aveugle, que j’avais eu le temps de traverser.
Ce sont les heures les plus marquantes. Les images les plus intenses. Celles que je verrai en fermant les yeux. Celles que je verrai en quittant ce monde.
Il y a le crissement des branches, les insectes qui grincent, le vent sur ma peau, l’odeur de la terre…
Sur un tronc, à l’intérieur d’une écorce, je vois des fourmis. Entre les racines, des vers-de-terre ou des limaces. Je regarde le bois mort. Je plonge mes mains dans des monticules de mousse. Partout, je ressens les petits fils qui me rattachent à cette grande masse.
Un matin, je me suis éveillée, les bras le long du corps. Allongée par terre. Les premières marques me sont apparues. Des marques. Des points, des traces. Du bleu. Il y en avait beaucoup. C’était entièrement bleu. Un bleu de glace. Même mes mains paraissent déteindre. Est-ce que c’est un champignon, ou une bactérie ? Je ne sais pas. Mais je pense que je me suis laissé prendre. Comme si mes membres se métamorphosaient. Comme si ma chair avait fondu. Comme si je n’étais plus qu’un arbre, aux mille racines, dans l’épaisseur de la terre.
Il y avait des libellules, des sauterelles, des euphorbes, des phacochères, des chats sauvages, des hortensias, des sangliers, des pucerons, des passerins, des hellébores, des blaviacées, des drozophiles, des caeruliacées, des graminées, des pies-grièches, des paliadés, des cyanescens, des cigognes noires, des tricholomes, des grenouilles rousses, des tourterelles, des lagopèdes, des écureuils, des rhododendrons, des glaukodendrons, des coccinelles, des pics-épeiches, des maliacés, des milans-royaux, des renoncules, des liviacées, des tritons alpestres... »
Image : Stéfane Perraud