10. Les amours du crapaud
Début mars, la rumeur en France d’un prochain confinement se faisant insistante, Hildegarde est venue s’installer aux Côtes pour traverser l’épreuve avec moi. Elle a profité de ces dernières semaines de liberté pour continuer ses enquêtes sur le motif. Par chance, la période était propice : elle a pu me faire assister aux amours de l’alyte accoucheur. Pour surprendre le rite nuptial, il faut être sur place à la nuit. Malgré la saison, nous avons donc dressé la tente au bord du lac de Bouvante, sur un triangle de prairie à l’embouchure de la Lyonne. Le temps était favorable, l’air assez doux et la vue dégagée, aux dépens du paysage, où contrastaient violemment le haut mur barrant la cluse et la couronne du déversoir. L’hiver semblait avoir aboli toute vie. Mais au crépuscule, un chant flûté s’est élevé dans le sous-bois, répété à intervalles, comme une antienne : « Écoute, c’est le chant de l’alyte… ». Peu après, une douzaine de crapauds nains se sont matérialisés devant nous, comme nés tout à coup du limon. Quelques femelles portaient déjà leur partenaire ; pour conquérir les autres, ce fut l’empoigne entre célibataires ; on vit même les plus replètes embarrassées de deux mâles qui luttaient sur leur dos. « Tu vas constater, me dit Hildegard en les éclairant de sa torche, la supériorité du crapaud sur l’espèce humaine. Ils se disputent la femelle, mais au moment de la ponte, le moins favorisé abandonne la partie ». La leçon m’a déçu. Les amours des alytes sont tristes. Leur coït est purement intellectuel et ce qui précède m’a indigné : le mâle sort les œufs du ventre de sa partenaire avec les orteils, à l’aveugle, et si rien ne vient, il lui écrase violemment l’abdomen pour les éjecter. Ce qui suit n’est guère plus affriolant. Ayant entassé les œufs sur les pattes tendues de sa compagne, il les arrose d’urine et de sperme. Après un moment, quand ceux-ci ont gonflé, il fixe le chapelet gélatineux sur ses cuisses et, sans plus de cérémonie, va s’enfouir dans son terrier. Il revient au lac tous les soirs pour y baigner sa descendance, jusqu’à ce que les œufs éclosent. Le lendemain, Hildegard a reconnu la plupart des individus, qu’elle avait nommés pour les distinguer : Hans, Duo, et même Sifrein, l’évêque de Carpentras, pour sa livrée de pustules violacées. Rapportées à leur fin naturelle, comme nos grandes passions sont misérables ! Si je ne craignais de souiller le souvenir de Livia, je tirerais de ce peuple ingrat une image éloquente de l’inanité de ce qu’on nomme amour – non pas la fusion merveilleuse de deux êtres, mais une folie solitaire commandée par un ressort caché dans le tourbillon des cellules. Tous ces auteurs graves, depuis trente siècles, qui nous dissèquent à la lueur des torches antiques, s’ils avaient su un peu d’Histoire naturelle l’auraient dit : la Nature est maîtresse et possesseuse de l’homme.