16 - « Orientations de la poésie contemporaine » - de la Présence à le Précession du poème
photo Abelardo Morell, série camera obscura, Image of Mahattan View Looking South in Large Room 1996
Premières balises d’un projet stylistique en échange avec Jean-Marie Barnaud
Une affirmation
Le numéro 51 du Matricule des Anges [1] propose un important dossier intitulé : « La poésie contemporaine en France » qui amorce une réflexion plurielle sur la langue et définit un paysage extrêmement varié où ce qui compte, finalement, c’est moins l’effet polyphonique provoqué par la juxtaposition de 21 voix singulières (c’est là le seul charme des encyclopédies), que l’esquisse convergente d’une parole telle qu’elle se risque à conquérir statut de poème. Priorité donnée au langage revendiquée par l’intervention de Jean-Marie Barnaud qui souligne combien l’évaluation de la subjectivité littéraire, bien sûr très éloignée de celle de l’auteur, pose problème et convoque, par-delà le cadre strict de la stylistique, l’idée morale selon laquelle le poème dispose l’individu à l’humain. En effet, il y a bien signature dans le poème, signature invisible dont Jacques Derrida rappelle qu’elle est comme mouvement de flux et de reflux, signature d’une voix singulière qui s’efface à mesure que le texte se montre [2].
Alors oui, prendre aujourd’hui le risque d’une affirmation, au contrepoint de l’interrogation du contemporain en poésie, affirmation validée par ce qu’elle suppose de disponibilité, de pauvreté, d’impropriété à toute forme de prédation.
Oui, brûlante actualité d’une affirmation à nouveau, et non pas nouvelle, qui ne sacrifie pas au besoin subjectif de savoir, mais reste à l’initiative du langage vécu en son impuissance à signifier cette initiative sans se rédimer. Si la neutralisation du langage pris au piège de son aporie n’est plus à démontrer [3], il reste encore à prétendre, contre les insuffisances du concept [4], contre un certain air du temps en somme, que l’avenir du poème, que le « Livre à venir » annoncé par Blanchot, se dessine comme lente maturation d’un texte sans fin, maturation qui n’est pas sans rappeler celle dont furent victimes des hommes comme Bousquet ou Musil dont les existences se sont abolies au profit d’une oeuvre, dans l’affrontement qui oppose la littérature au réel, la parole à l’immanence.
Cet affrontement a lieu à chaque nouveau poème, chaque fois que le langage redéfinit sa position intenable, à la fois prisonnier de lui-même (Blanchot) et prisonnier de l’élan qui le pousse à se quitter, à s’effacer (Derrida). C’est pourquoi la parole trouve dans l’immanence la condition suffisante à son épanouissement, fût-il impossible, mais également la justification au questionnement de son bornage, fût-il infranchissable. Espace en guerre ramassé sur sa frontière, la parole n’existe que dans l’indécision, dans le processus reconduit du basculement de son aporie vers l’ « En-dehors » [5]. Après Blanchot, avec Derrida, tout le tragique du poème contemporain tient au fait que le poème ne se destine qu’à se quitter.
De l’esthétique à l’éthique, conquête de l’ « En-dehors »
Situer la vérité du poème dans cet effort d’abandon dilate le statut d’orphelin que le Phèdre de Platon accordait à l’écrit. Le poème n’est plus à la recherche d’une filiation à travers la parole, filiation impossible malgré la pérennité du langage, mais fait l’expérience d’une métamorphose pour rien, qui accepte et appelle sur elle une destruction définitive et conçoit cet anéantissement comme son ultime chance de demeurer, de s’illimiter [6]. Cette expérience hautement problématique de la rencontre de l’ « En-dehors » comme geste même du poème, cette apostrophe de l’Autre comme annonce de la métamorphose d’une parole singulière en silence infini, cet assentiment donné à la perte comme ultime dignité du langage, disposent le poème à une « transcendance de l’étranger » selon la formule de Derrida. La perte dont le langage traduit l’expérience instaure un lien de connaissance avec cet Inconnu que Lévinas désigne comme seul garant de l’éveil de l’humain au langage, à la responsabilité d’être doté de parole. Allant au devant de sa perte, le poème n’avance pas vers un espace négatif qui lui serait contraire, hostile, mais rencontre celui qui lui est nécessaire.
C’est une voix singulière qui porte le poème à son interruption, singularité d’autant plus marquée qu’elle se sait destinée à disparaître, à s’orienter au-dessus du langage, à lâcher comme un adieu le « die Welt ist fort » de Celan. Telle se montre cette voix, absolument illisible, indéchiffrable, mais affranchie du souci de l’existence, assurant non pas signature au poème, mais simple disposition à être reconnue [7] comme lien, comme espace voué à la connaissance de l’Autre.
Voici posée la première affirmation sur le poème contemporain : est poème la parole qui, ayant disloqué sans la vaincre, harassé sans pouvoir s’en défaire sa neutralisation aux marges de l’espace phénoménal, porte la guerre au cœur de sa subjectivité jusqu’à trouver, dans l’anéantissement de cette subjectivité, une nécessité extra-littéraire.
La douleur, sujet éthique du poème
Reconnaître à ce combat du poème contre le langage pouvoir de disposer ce langage au poème, et ce poème à sa raison muette, c’est offrir à ce combat la perspective d’un mouvement malgré tout, mouvement amorcé au sein même de l’aporie du langage en son irréductibilité préservée [8].
Le sujet du poème, forgé à l’impossibilité de dire « je », assure la Présence du langage au cœur du réel phénoménal et Présence du réel au langage. Cette impossibilité de dire « je », souvent réduite par la critique contemporaine à une simple crise de la subjectivité [9], ne peut cependant se comprendre que dans la perspective éthique qui tient pour incontournables les conséquences stylistiques de cette impossibilité. Les poètes de l’Éphémère ont eu, ont encore courage d’un tel combat, soif d’une telle exigence. Ils ont survécu à l’expérience rimbaldienne de l’autre en soi, comblant à l’aide du langage l’écart que le langage imprime au monde. C’est à cet héritage majeur que le poème contemporain se décide d’abord, en tant que permanence ou « restance » de l’Unique vivant.
C’est également là que s’invente avec Henri Meschonnic [10], Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, christophe Bident, avec tant d’autres, le sujet du poème contemporain, dans sa faculté de retrait du monde, c’est-à-dire d’absolue nécessité à l’existence de ce monde-ci, celui de la vie dont la disparition pérenne assure le bien premier. Infini salut du verbe au présent de l’existence, salut eschatologique à la fois baptême et sentence de mort qui fonde le poème contemporain comme l’expérience privilégiée d’une phénoménologie transcendantale.
Fidèle à une nécessité intérieure d’ordre éthique, le poème ne revendique plus d’appartenance impérative au corps stylistique du texte qui le manifeste, mais fait don de la vérité morale qui ne cesse de s’accomplir et d’avorter hors de lui et à travers lui. Le sujet du poème souligne davantage que la seule possibilité offerte au langage de constituer une personne. Il marque aussi celle de signifier une personne hors langage : il permet, selon les mots de Bousquet, de "rejeter le langage quintessencié de la poésie impropre à signifier en dehors de la poésie [...]". Reste désormais à approcher cette personne hors langage que le poème convoite.
La parole dissoute, livrée au silence de l’ « En-dehors », se comprend comme personne asubjective, comme potentialité d’étrangeté non-assignée, comme le Connu même de l’Inconnu. Cette instance de l’ « En-dehors » est à comprendre, avec Hölderlin, comme lien accouché du violent passage de la subjectivité littéraire dans l’au-delà du langage. En ce sens, cette personnification de la dépossession peut être confondue avec le résultat parfait d’un sacrifice parfait. Le sacrifice du langage acquiert en effet valeur paradigmatique en ce qu’il ne met pas à distance l’objet qu’il sacrifie alors qu’il l’anéantit [11]. Ramenée au silence, la parole est restituée à sa formulation la plus pauvre, à savoir la plus vraie, la plus proche du monde (cf. Présence). La perte de parole signifie alors, en ce point très précis, retournement du postulat de Heidegger sur la solitude. L’ « En-dehors » du poème se donne comme personne asubjective en laquelle la subjectivité du poème, après anéantissement, vient s’enraciner, ou se fondre, avant de revenir au langage en tant qu’instance solaire, à l’autre dédiée.
L’En-dehors est dès lors reconnu à la fois comme ultime justification, ou justice, de chaque disparition, de chaque douleur du monde et comme première source de joie offerte à l’humanité.
Telle est donc posée la nature de la subjectivité poétique : mouvement de renverse, selon l’image de la "renverse du souffle" de Paul Celan, par lequel une parole singulière se quitte pour trouver, hors langage, portée universelle sous forme d’une douloureuse et silencieuse nécessité éthique, puis retourne au langage, porteuse d’un abîme où le monde se reconnaît. Le sujet du poème trouve dimension d’être vivant et vérité d’être souffrant.
Neutralisation révisée du poème
Il est dès lors frappant de constater combien la pensée de l’ « En-dehors », rapportée à l’interrogation de la douleur comme vrai visage du langage, ouvre à la pensée de l’origine, pensée légère, derridienne, qui contresigne et prolonge la pensée du neutre de Blanchot. En effet, au regard de l’ « En-dehors », la relation tensionnelle garante de la neutralisation du discours poétique est aussi celle garante de sa visibilité et donc de l’orientation puis de la ré-assignation du sujet du poème. Cette faculté d’attraction plaide en faveur d’une rupture effective du neutre de Blanchot, rupture somme toute des plus atypiques puisqu’elle ne contredit pas la cohérence de l’aporie qu’elle contrecarre.
Ainsi, se réappropriant l’aporie du langage après détour par l’ « En-dehors », le sujet du poème fait du neutre son support, et l’investit. De ce silence absolu qu’il porte comme semence, le langage jusqu’alors empêtré dans le « ni-ni » blanchotien [Sur le « ni-ni » de Maurice Blanchot, et le neutre en littérature, lire ül’article de Pascal Gibourg.]], engendre la voix singulière du poème.
Car il n’est évidemment pas possible de supposer au neutre capacité effective d’attenter à l’individualité, à la singularité de la voix littéraire, sans tomber dans la caricature et reléguer alors toute la littérature au rang de cryptogramme atone et fortuit. Dans le poème, la destinée tragique de la subjectivité appelle à l’absolue responsabilité de la faculté de parler, responsabilité ou passion de vérité, qui ne peut à son tour se donner qu’en tant que secret, scandale, nouvel impossible.
Avortée par retour au langage [12], l’expérience de l’ « En-dehors » témoigne de la proximité d’une révélation interrompue et déjà survenue. Le poème annonce l’avènement d’une douleur essentielle dont il manifeste l’accomplissement et le terme. Trajectoire qui signifie la douleur comme avènement d’une guerre inévitable contre l’immanence, et donc inévitablement hors de portée. Douleur comme perspective certaine et promesse destinée, échappée du silence comme du cœur même de la destruction, et propagée à travers le langage au seul nom de poème.
Savoir, tel serait bien le remède définitif au langage, l’obstacle rédhibitoire au poème.
Nul savoir donc, mais bien l’affirmation que le poème contemporain se dessine douloureusement comme mouvement qui se refuse à faire absolument irruption dans le langage, à faire corps avec lui, et qui refuse donc au langage la faculté de le connaître. La douleur cristallise ainsi ce geste par lequel le langage est saisi dans son impersonnalité individuante, flux vital et lien par lesquels s’établit un rapport de ressemblance entre énonciateurs, une communauté de dialogue où la singularité de chaque voix, qu’elle soit narrative ou critique, et parce qu’elle rend compte de la souffrance humaine, se comprend comme espace de l’identique, comme main tendue (Levinas). Rien ne peut alors se glisser entre douleur et langage qui ne puisse être reconnu comme procédant de la même identité, autant douleur que langage, double détermination du même lien de parole apte à tout saisir hormis la rupture consommée, la mise à l’écart irréversible, la condamnation à l’oubli. Entre douleur et langage nul hiatus définitif, nul hors-monde idéel qui témoignerait, par l’impossible, de son extériorité tant au mal, qu’à la parole.
De la Présence à la Précession
Le questionnement du contemporain en poésie a porté plus loin son affirmation initiale. Le sujet anonyme de la littérature, celui qui s’en retourne de l’ « En-dehors », se comprend désormais comme apostrophe singulière, cri, sur fond de mort contestée. Apostrophe de celui qui vient au monde et pour lequel tout fait lien. Apostrophe du solitaire absolu pour qui chaque singularité autorise la rencontre parfaite. Expérience de l’ « En-dehors » qui dispose le texte à son unicité, le rend reconnaissable en tant que parole spécifique, à portée universelle.
L’unicité par laquelle le poème conteste sa séparation avec le monde et reconquiert sur lui une Présence effective, noue contre la finitude un lien aussi fort qu’elle, puisque ce lien fait sienne pour durer la main qui saisit pour détruire.
Par ailleurs, ce lien de parole conquis sur le mutisme du réel phénoménal suggère davantage qu’une joie qui ne serait que l’expression d’un plaisir subjectif de jouissance immédiate, et autre chose qu’une extase qui scellerait le langage dans la célébration contemplative de l’ « En-dehors ». Dire que ce lien relève de la suggestion n’est cependant pas tout à fait exact. Il possède la faculté positive de restituer l’allégresse - pivot où la subjectivité envisage avec profit son anéantissement - qui porte le langage à désirer la mort pour s’interdire la défaite de manquer le poème.
Toutefois l’allégresse, mouvement qui témoigne de la Présence du monde au langage comme à la vie même, reste à l’initiative de l’humain et doit encore trouver, en amont, un mouvement à l’initiative exclusive du langage, ou mieux initiateur du langage, mouvement sur lequel s’appuyer pour disposer le questionnement du contemporain à son propre devenir.
L’anthropologie suppose une origine stellaire à la faculté de parler. À contempler la voie lactée, à imiter des yeux le déplacement qu’il lui prêtait, l’humanité archaïque s’est ouverte au verbe. C’est sous l’effet de la lente Précession de l’axe des pôles que l’humain, le vieil inca, le premier égyptien, le sumérien, le regard plongé dans l’incandescence du ciel nocturne, s’est mis à chanter. « Grosse, glühende Wölbung » (grande voûte rougeoyante) dit Celan.
Voici donc le langage justifié par un mouvement dont l’initiative revient au monde et à lui seul, voici le poème restitué dans sa blancheur de toujours, derrière sa Présence, par sa Précession.
Voici la Précession du poème qui s’impose comme le mouvement objectif du langage, sa volatile beauté, disposant par allégresse l’humain à la Présence de ce même langage affronté au monde phénoménal.
Voici l’annonce de la poésie contemporaine comme Précession de la Présence [13].
[1] Le Matricule des Anges (mars 2004)
[2] Deux récentes parutions de Jacques Derrida, « Chaque fois unique, la fin du monde » et « Béliers » (Galilée 2003), affirment le statut privilégié, c’est-à-dire nécessaire à la beauté, de cet effacement, que ce soit celui de la personne physique par la mort, ou de la personne littéraire par le poème.
[3] Le langage pose sur le monde la trame qui l’en sépare. En ce sens, la parole de Nietzsche, « Voici l’heure du Grand Midi, de la clarté la plus redoutable », ne peut être, d’emblée, que promise à l’échec. Pour Maurice Blanchot, cet échec est celui de l’expérience intérieure dont le langage témoigne : « L’expérience intérieure est la réponse qui attend l’homme, lorsqu’il a décidé de n’être que question. Cette décision exprime l’impossibilité d’être satisfait » (Faux Pas). La littérature se trouve ainsi neutralisée par le fait qu’elle ouvre un espace où parler et se taire sont impossibles, qu’elle ne se comprend plus que comme angoisse de parvenir quelque part ou à quelque chose et angoisse de n’y pas parvenir : « Je désire que cette possibilité de créer, en devenant création, non seulement exprime sa propre destruction ainsi que la destruction de tout ce qu’elle met en cause c’est-à-dire de tout, mais ne l’exprime pas. Il s’agit pour moi de faire une œuvre qui cette réalité d’exprimer l’absence de réalité. Ce qui garde un pouvoir d’expression garde la plus grande valeur réelle, même si ce qui est exprimé n’en a aucune ; mais être inexpressif ne met pas fin à l’équivoque qui en tire encore ceci, c’est qu’alors est exprimée la nécessité de ne rien exprimer » (id.). Poussée à l’extrême, l’aporie du langage débouche au « zéro de l’écriture » dont Blanchot dit : « En nous orientant, par une réflexion importante, vers ce qu’il a appelé le zéro de l’écriture, Roland Barthes a peut-être désigné aussi le moment où la littérature pourrait se saisir. Mais c’est qu’en ce point elle ne serait pas seulement une écriture blanche, absente et neutre, elle serait l’expérience même de la neutralité, que jamais l’on n’entend, car quand la neutralité parle, seul celui qui lui impose silence prépare les conditions de l’entente, et cependant ce qu’il y a à entendre, c’est cette parole neutre, ce qui a toujours été dit, ne peut cesser de se dire et ne peut être entendu, tourment dont les pages de Samuel Beckett rapprochent de nous le pressentiment » (Le livre à venir).
Et ne pas oublier de visiter le très beau site Blanchot de Éric Hoppenot
[4] Si comme l’a dit Léonard de Vinci, l’art est « cosa mentale », si tout art exprime la primauté de l’idée sur la réalisation, il n’en est pas moins vrai que se pose aujourd’hui de façon urgente la question de savoir la nature de cette idée. Chez Vinci, l’activité mentale de « contemplation esthétique » (Kant) est double, à la fois méthodique et rationnelle mais aussi subjective et irrationnelle. Or les dogmes de l’Art conceptuel, que ce soient ceux promus par Sol LeWitt et Dan Graham, ou encore Joseph Kosuth et le groupe d’origine anglaise « Art & Language » à travers la revue du même nom, ont passé sous silence tout un versant de la théorie de l’art de Vinci dont ils se réclamaient pourtant. En effet, le questionnement de « ce qui permet à l’art, d’être l’art » demeure stérile tant qu’il s’attache à la métaformulation méthodique de l’activité artistique sans inclure aussi, dans le même questionnement, l’iréductibilité de cette activité à une seule praxis.
Par ailleurs, la référence à Vinci n’est pas innocente en littérature. Elle renvoie nécessairement à « L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » de Valéry et à Ponge qui, s’adossant à Descartes, repense l’idéologie de l’inspiration géniale à partir des textes de « La Rage de l’expression ».
[5] L’expérience de l’« En-dehors » préfigure, depuis Yves Bonnefoy (L’Arrière-pays / La conscience de soi et le fait poétique), Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Jacques Dupin, celle du rapport à l’élémentaire par le langage, rapport qui demande d’être perpétuellement exploré. Cette exploration est celle entreprise par la poésie de la Présence qui échappe aux mécanismes oniriques (Surréalisme, Grand Jeu) et aux associations forcées pour tenter d’apparier des éléments, des réalités complémentaires. Il ne s’agit cependant pas, pour la Présence, d’établir la parole dans l’ordre des correspondances baudelairiennes mais bien dans celui de la chose même. Il faut laisser monter la parole du monde. La présence est rendue aux choses, au moment de l’écriture, comme à celui de la lecture. Ainsi la force d’abstraction de la parole n’est pas d’abord intellectualisée : les abstractions sont ressenties. Quelque chose est là, intense, qui échappe au concept. À propos de Mandelstam (« Quelques notes à propos de Mandelstam ») Jaccottet note : « [...] Je crois que le premier poème de Mandelstam que j’ai lu fut ce poème de 1921 qui commence par le vers : « je me suis lavé, de nuit, dans la cour ». J’en éprouvai aussitôt l’apparition dans mon espace intérieur, alors presque déserté par la poésie, comme celle d’un météore (dur et brillant), preuve que je n’avais pas tort de continuer à accorder quelque prix à celle-ci, et modèle que je serais bien en peine de suivre jamais. Je trouvais dans ce peu de mots, d’abord, le précipité poétique de choses réelles, appartenant au monde extérieur, un tonneau, une porte avec son verrou, du sel, une hache, de la toile (et peu importait qu’elles ne fussent pas nécessairement sur le même plan) ; avec cela, ces autres choses visibles, plus vastes, mais usées par l’exploitation lyrique au point d’être devenues presque imprononçables : l’eau, la nuit, le ciel, les étoiles, la terre. Et ces choses vastes reprenaient vigueur et vérité à la fois parce qu’elles se rattachaient aux premières, plus modestes, domestiques, particulières, et parce qu’elles étaient éprouvées et énoncées « en conscience », dans toute leur rudesse ; l’eau noire et glacée, les étoiles grossières, la terre dure.
Ce qu’évoque ce poème : un homme qui se lave dehors, dans le froid de la nuit, peut être tenu pour un événement quelconque qu’éclairerait une quelconque hypothèse (des conditions imposées par les circonstances ou choisies par goût, encore que, pour nous qui savons ce qui a suivi et quelle ombre pesait alors déjà sur la vie de Mandelstam, cette scène puisse prendre une couleur augurale et tragique) ; mais c’est aussi un de ces moments d’une vie qui rendent brusquement aux choses, et justement, en particulier, aux grandes réalités élémentaires usées ou oubliées, leur présence immédiate, leur poids, leurs dimensions presque infinies ». Lire aussi à propos de l’ « En-dehors » l’article de Hans Freibach. Cette discussion de l’extériorité renvoie évidemment aux lectures croisées de Heidegger et de Levinas (problématique de l’ami et de l’étranger) et se poursuit en littérature chez Blanchot (quête de l’innommable obsédant où se déploie l’obsession de l’innommable) et chez Derrida (affrimation d’une parole phénoménale nécessairement affrontée à l’ici et au maintenant).
[6] L’illimité, autre visage du dehors, est figure récurrente et polymorphe chez Philippe Jaccottet.
[7] Lire l’essai « Reconnaissances, Antelme, Blanchot, Deleuze » de Christophe Bident. La question de la subjectivité littéraire s’y trouve discutée d’extrêmement près, ici à propos de Blanchot : « De son statut énonciatif indécidable, fiction traversée par l’autobiographie, autobiographie traversée par la fiction, jusqu’en ses vacillements thématiques, demourance, survivance, honte, reconnaissance, « L’instant de ma mort » prolonge un questionnement à la fois propre à l’œuvre de Blanchot et, au-delà, diversement déployé par l’art, la littérature et la pensée critique contemporaine, sur l’avènement du biographique, complexe, retors, intense et intraitable, sur la possibilité de sa reconnaissance au cœur même du non-reconnaissable. La reconnaissance ne prend pas le biographique pour objet ; elle ne le fixe pas comme origine ; elle s’adresse à son mouvement : sa présence-absence, son processus actif d’absence, son absance, sa circulation infinie dans le texte, son impersonnalisation, sa mise en fiction, son partage, ses démarquages, ses bifurcations, ses étagements, ses recouvrements. L’événement impropre de cette absence répond à la non-inscription en propre de l’événement ; [...] ».
[8] Ce mouvement au cœur du langage, et tourné contre la neutralisation du langage, peut être rapproché de ce que Emmanuel Laugier appelle la « restance positive ». Par ailleurs, l’état de guerre du langage appelle, par la bande, aux lectures de Locke, de Hobbes voire de Rousseau, mais aussi de Schopenhauer. La stylistique et la philosophie sont inextricablement enchevêtrées lorsqu’elles viennent interroger l’état premier d’un monde.
[9] L’important travail critique de Dominique Viart est de ceux qui approfondissent, au contraire, l’interrogation scrupuleuse et inspirée de la subjectivité contemporaine en littérature.
[10] Henri Meschonnic, « Célébration de la poésie », Verdier 2001. Cet essai avance l’idée selon laquelle un poème se définit d’abord par son rythme profond et sa nécessité intérieure d’ordre éthique.
[11] Lire à propos du sacrifice « L’Afrique fantôme » de Leiris et, bien sûr, ses textes d’autobiographie fictionnelle qui articulent, dans un rapport dialogué à l’érotique bataldienne, la littérature à la tauromachie.
[12] Le retour au langage s’impose comme seule alternative à cette instance asubjective. Son assignation définitive à la sphère extra-littéraire consacrerait la défaite explicite de l’immanence, le renoncement au poème, l’avènement du sacré, le silence absolu.
[13] Ce que le poème contemporain provoque, en somme, c’est la rencontre entre les poètes de la Présence et Blanchot. Plus précisément, la poésie contemporaine anime, au moyen de l’aporie dynamique du langage, le rapport d’immédiateté statique que les écrivains de l’Éphémère voulaient entre le poème et le réel. Piégé par le « ni-ni » blanchotien le langage, porté par nécessité éthique à se quitter, s’affronte à son aporie pour se porter vers l’ « En-dehors ». C’est cette impulsion, rapportée au rapport poétique de la Présence au réel, qui se laisse reconnaître comme Précession du poème et signature invisible du contemporain.