16. L’ultime brasier

(Gières, 15 fév. 2022)

Des jets de flammes ont enveloppé le cercueil. Les fleurs se sont volatilisées, le bois blanc s’est presque aussitôt embrasé. Savait-elle quel supplice elle allait m’infliger ? Elle que le sort a couché dans sa force, c’est la voir mourir une seconde fois j’ai pensé à ce corps que j’avais étreint, dont la forme glorieuse allait se dissiper, dont il ne resterait rien pas même un crâne et deux fémurs dans un rectangle de terre devant quoi se recueillir rien une alvéole de ciment vide à Villard au milieu de dizaines d’autres fermée par une plaque anonyme et ailleurs en Rhénanie la prairie grasse d’une forêt cinéraire où sa sœur aura contre son gré répandu ses cendres les flammes presque blanches maintenant aveuglantes comment affronter ce spectacle comment ne pas imaginer les yeux vaporisés la langue qui tant s’est agitée devenue raide et charbonneuse la chair qui se déchire et noircit le suint coulant des côtes serrée dans les flammes qui la sauvent de la corruption ce maquisard qui se laissa brûler vif pour que le paysan qui l’avait caché ne soit pas inquiété que les Allemands retrouvèrent dans les ruines fumantes réduit à un conglomérat d’os carbonisés que ses camarades recueillirent dans un cageot et mirent en terre dans un cercueil menuisé aux dimensions d’une boîte à chaussures une mouche d’hiver que fait-elle ici compagne des chairs blettes ou ce patriote italien Erminio Bellotto capturé par les SS qui le brûlèrent tout vif terreur digne du Moyen Âge Jeanne pleurant sur son bûcher les yeux levés vers le ciel opaque fagots de bois secs pour qu’elle souffrît davantage ou l’avait-on remplacée par une autre une folle en cheveux tondue au sortir de l’asile et poussée au milieu des cris de haine vers la place du supplice comme on l’a prétendu je ne sais plus qui les flammes heurtant le hublot la mouche a grillé instantanément légère odeur de corne calcinée les flammes ont percé le cercueil j’ai cru entendre un cri si belle si désirable encore non l’une de ces vieilles racornies qui se survivent incompréhensiblement Mireille Provence [1] dans ses fripes de peau tavelée qu’éprouva-t-il son fils qui l’avait si peu vue si peu aimée absente au meilleur de ses années enfance et jeunesse qui ne l’avait connue que sous les traits d’une étrangère aux cheveux gris à la peau grise comme on en voyait aux pages judiciaires du Progrès de Lyon l’encre bavant sur le mauvais papier tavelant son visage les yeux durs chargés de haine perçant le brouillard de la page et d’une implacable volonté CONNAISSEZ-VOUS CETTE FEMME ? aussi sèche et légère qu’un mannequin de la Saint-Jean puis moins lourde qu’un enfant réduite à cette urne calée sur le siège passager pendant le retour à Villeurbanne traversant les paysages qu’elle avait parcourus à l’envers en fourgon cellulaire qui lui furent ensuite longuement interdits retrouvant les lieux de sa propre enfance et l’enfant vieilli lui donnant c’est-à-dire louant pour elle qui ne lui avait jamais rien donné une lettre de loin en loin un ourson de filasse arrivée par des voies mystérieuses ni même pendant ce retour de deux ans qui avait si mal fini louant une case dans l’un des HLM bâtis au fond des cimetières pour les pauvres morts privés de renaissance et l’oubliant là sous une plaque quelques lettres quelques chiffres gravés SIMONNE WARO (1915 - 1997) rien d’autre et c’est assez ou la dispersant au vent du Rhône et nul ne saura plus rien d’elle pour elle Hildegard [2] une niche vide sous un pétroglyphe non l’envol d’une colombe ou le visage serein d’une femme éternellement belle mais un crapaud si j’osais gravé sur une stèle de granit noir celui de Buffon on s’offusquerait qu’importe ou le poème de son enfance Über allen Gipfeln / Ist Ruh… que j’apprendrais dans cette langue amère pour le réciter tous les ans à la date anniversaire dévotion devant son cénotaphe jusqu’à ce qu’à mon tour mais on s’étonnera de cette langue honnie parmi les croix des FFI où cabré dans l’ébauche d’un saut prodigieux qui va l’enlever à ce monde hostile Le chamois des Alpes bondit je répète Le chamois des Alp combien l’ont suivi par la voie des airs brûlés vifs par les commandos dans un four du hameau de La Mure la peau qui se craquelle se fend douleur intolérable la Sainte Inquisition par milliers purifier le monde milliers de sorcières et d’hérétiques coiffés du san-benito au milieu de foules excitées par le spectacle parcourues par les marchands d’oublies et de rogatons terrible banquet de cendres une haute statue sur le Campo dei Fiori nous tenant la main immobiles silencieux puis Livia me souffle à l’oreille La raison révoltée contre la foi : toute religion est mauvaise toute croyance honteuse… la gorge se noue si lointaine à présent m’a-t-elle oublié moi qui ne la quitte pas malgré les années o ne m’abandonne pas pas dans ce moment Hildegard le savait et souffrait en silence le brasier des passions broyée par le feu qui guérit tout et le subtil agencement de membres et d’organes retourne aux atomes primitifs ou quoi si l’on scrutait au microscope les cendres de nos défunts infimes débris carbonisés qu’y verrait-on qui témoignerait de leur vie moins que d’un roman jeté dans les flammes Le Nom de la Rose paperolles grises où les lettres ne se devinent plus et des prodigieuses aventures des amours déchirantes des misères ne restent qu’une infinité de minuscules particules de bois ou de chiffon brûlé mouchetées par endroits de noir de carbone la boîte s’est effondrée sur elle-même les flammes moins hautes à présent la base bleutée moindre charge calorifère ΔEc + ΔU = Q + W loi de conservation de l’énergie évacuée par la haute cheminée vapeur d’eau cendres volantes le bois blanc mêlé à l’os et à la chair grand panache bouillonnant dans la nuit gerbes d’étincelles chaque fois qu’un toit s’effondrait dans un fracas les femmes et les enfants en pleurs enfermés dans l’école des fusillades des chants Sturm Sturm Sturm Sturm Sturm Sturm… dans la langue odieuse des sections d’assaut puis des airs allègres les hordes de Schwer ripaillant jusqu’après minuit aux accents d’un piano traîné devant la fontaine aux ours rengaines qu’on jouait aussi dans les granges au violon et à l’accordéon et voilà le monde innocent livré aux flammes des lamentations des prières de vieilles femmes devant le crucifié marmottant des patenôtres les Rosminiens sauvés par miracle haute basilique rougeoyant dans la nuit sur son tertre château de saint Michel un feu grégeois qui enfle peu à peu colonne de flammes montant jusqu’au ciel touchant les dernières étoiles Hildegard à jamais éparpillée dans le grand livre des œuvres naturelles [...] qu’on me laisse à présent jusqu’à ce que le feu me prenne non non léguer au moins à la terre un rectangle de ciment quelques fleurs de celluloïd et quatre vers sur une stèle écrits pour un autre Je reviens aveugle au lieu de ma naissance… les flammes basses et bleues maintenant s’étouffant peu à peu puis un petit tas de scories qu’on rassemblera au racloir dans un caisson métallique et ce sera fini

[FIN]

16 octobre 2024