17 - La forme vide du poème
Le contemporain et la mode
Concernant la poésie contemporaine, fait-il sens de prétendre distinguer ce qui témoigne d’une pratique réellement vivante, de ce qui relève d’un phénomène de mode ?
Certainement pas, quand on s’en tient à l’approche historique : on ne sera jamais à même de cerner clairement, de prévoir, ce que l’histoire littéraire retiendra de la post-modernité. Mais peut-être bien que oui, lorsqu’on s’en tient à la stylistique : l’extrême-contemporain, dans sa diversité, prête non seulement le flanc à un discours critique de type académique, mais se montre surtout comme matière friable lorsqu’on la met à l’épreuve du feu, à l’exigence de vérité. Comment ?
Un sommaire tour d’horizon révèle un paysage contemporain extrêmement hétérogène, caractérisé par une diversité des formes, un brouillage des genres et une faillite des écoles, sinon des chapelles. À l’image protéiforme qu’en dresse la revue Po&sie de Michel Deguy, la poésie n’est plus seule, elle se nourrit d’interdisciplinarité (traduction, philosophie...). Toutefois, cette hétérogénéité autorise certaines convergences, perceptibles dès 1850, criantes après la Seconde Guerre mondiale : la poésie se perçoit peu à peu comme échec de la poésie, voire du langage dans son entier, et les marques de cet échec disent perplexité, angoisse, négativité. Comme le souligne Jean-Michel Maulpoix, le champ poétique se conçoit désormais comme espace de recherche, comme « zone sismographique » où s’inscrivent les rythmes du contemporain.
Le dénominateur commun de cette poésie sismographique tient en l’affirmation d’un rapport objectif au monde, d’une infinité de rapports formels entre le poème et le réel. Ces rapports déterminent d’abord la poésie en tant que praxis. C’est en ce point précis que se pose, à mon sens, la question où bute le poème contemporain : peut-on réduire le poème à sa seule structure formelle ? Si oui, quelle est la nature de cette forme ? Si non, comment ne pas se laisser prendre par l’idéalisme ? Il en va de questionner les limites de l’immanence du langage.
Le rythme selon Meschonnic
C’est Henri Meschonnic, non en tant que polémiste, mais lorsqu’il se fait voyant, qui amène la stylistique à transgresser son inhibition argumentative, à contrer la passivité d’une réception neutralisée par la diversité formelle qui la submerge :
Il s’agit de penser le poème [...]. Le poème comme invention l’une par l’autre d’une forme de vie et d’une forme de langage fait du sujet du poème une parabole des autres sujets (Célébration de la poésie)
Cette invention réciproque de la vie et du langage posée comme nécessité du poème, comme condition à la possibilité même du poème, heurte évidemment les attentes du contemporain, comme lui est contraire l’affirmation péremptoire de l’existence paradigmatique, et apparemment non-problématique, d’une subjectivité poétique. Mais le coup de gueule n’est pas si neuf : comme Baudelaire déchirait la modernité, Meschonnic dégage le contemporain du contemporain, le poème de la mode, au moyen de quatre arguments majeurs :
1 - la poésie n’est pas formelle
Quant à savoir si la forme-poésie est mourante, la question risque d’être dénuée de sens, si la poésie n’est pas une forme. C’est tout l’enjeu, et le problème poétique, à la fois d’un universel - la poésie - et d’un particulier, le contemporain (id.)
2 - la poésie est une abstraction et non un genre
Parce que le genre est une entité réelle. Et la poésie n’est pas une entité réelle. Une abstraction. Et si on regarde ce que la tradition désigne par l’appellation de genre littéraire, il n’y est dit nulle part que la poésie serait un genre. Non plus que la prose, non plus que le vers (id.)
3 - le poème est toujours encore à faire
Pour appréhender cette abstraction il faut se poser la question de l’endroit duquel on tente sa saisie, du point de vue. Chez Meschonnic, il s’agit de considérer le poème comme l’inconnu du poème :
Si je me place du point de vue de l’inconnu du poème, du poème inconnu, à faire ou à lire, alors ce n’est plus la définition formelle [...] qui vient la première, c’est une définition de la poésie comme essence. C’est-à-dire une essentialisation. Celle-ci s’est faite dans deux directions, selon deux gloses distinctes de l’étymologie du mot grec de poésie. L’une vers la création est allée le sacré, et la célébration. L’autre est allée vers la fabrication (id.)
4 - le poème est un rythme sacré
On peut désormais se risquer à questionner l’action du poème sur le langage, sachant qu’on ne considère plus le poème comme une forme, ni la poésie comme un genre :
C’est dire la difficulté grandissante, et pour regarder les choses en face, l’impossibilité (difficile à affronter) de savoir ce que signifie la poésie quand elle n’a plus de définition formelle (id.)
Ou, plus précisément, quand la poésie ne connaît d’autre définition formelle que celle d’un rythme essentiel, d’un flux vital incarné :
Un poème ne célèbre pas, il transforme. C’est ainsi que je prends ce que disait Mallarmé : La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. [...] Pour le poème, j’en retiens le rôle majeur du rythme dans la constitution des sujets-langage. [...] Le rythme est l’organisation-langage du continu dont nous sommes faits. Avec toute l’altérité qui fonde notre identité. [...] Est poème tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu’est une subjectivation maximale du discours. Prose, vers ou ligne (id.)
C’est donc bien la question du sujet qui se pose au contemporain, mais d’un sujet compris comme conséquence d’une transformation du langage par le rythme. L’établissement du sujet poétique témoigne ainsi de la façon dont le langage convoque l’altérité. Le sujet du poème transforme le rapport à autrui en expérience. C’est cette expérience qui définit le poème par l’éthique. Troublante dilatation de la sphère stylistique, étonnante réévaluation du dogme rimbaldien...
Voici qu’autour de l’appréciation de la subjectivité poétique, le contemporain se spiritualise et commence à s’extraire du contemporain, comme l’insecte de sa gangue. Voici l’appellation de « poésie contemporaine » infiniment élargie, mais la voici aussi contrainte par une exigence extrême. Car hors cette exigence, un texte pourra être dit contemporain l’espace d’un instant, voire désigné comme tel par les anthologies d’une époque, mais ne sera jamais poème.
Derrida ou l’éternel futur du poème
Si la poésie contemporaine ne veut pas s’éteindre dans l’apologie de l’infra-ordinaire et le culte du chacun pour soi, la subjectivité poétique, affranchie de sa tentation méta-discursive essentiellement formelle, peut, doit aujourd’hui s’ouvrir, s’épanouir, se projeter par-delà les leçons éclairantes de Meschonnic, dans la perspective nécessaire que lui ménage Jacques Derrida.
L’altérité que creuse le sujet poétique au sein du poème, comme s’il l’éventrait, lui mettant à proprement parler les tripes à l’air, avec le vertige que provoque le jaillissement de cette matière du dedans, du caché, du secret, sans permettre cependant sa compréhension, sans livrer le sens de ce qui est révélé si brutalement, au contraire l’occultant davantage, pose l’impératif des limites du langage, de sa limite phénoménale, de la limite de l’expérience qu’on est autorisé à en faire, autorisé ou capable d’en faire, sachant que le sujet de cette expérience est d’abord l’œuvre, et non soi, l’œuvre dans son aveuglante opacité :
Le subjectum de l’expérience de l’art, qui subsiste et perdure, n’est pas la subjectivité de celui qui la fait mais l’œuvre d’art elle-même ». (Béliers - Derrida citant Gadamer)
Il s’en suit que la possibilité de faire l’expérience du sujet poétique découle d’une action à l’initiative de l’œuvre, que Gadamer nomme l’Anspruch (adresse et exigence). Cette action de l’œuvre se comprend comme injonction, appel, mais également comme appel à réponse, donc comme dialogue. Pour Derrida, ce dialogue est d’ordre intérieur, secret :
[...] cette autorité souveraine de l’œuvre, par exemple ce qui fait du poème (Gedicht) l’ordre donné et le dict d’une dictée, c’est aussi l’appel à la réponse responsable et au dialogue (Gespräch). [...] ce dialogue fut d’abord d’ordre intérieur et unheimlich (Béliers)
Ainsi, quand on tient pour vraie l’altérité inconditionnelle de l’œuvre, le dialogue engagé avec elle témoigne nécessairement d’une interruption, d’une rupture de médiation. C’est tout le poème, la poésie qui se montre alors comme parole d’adieu. Et c’est bien cette cassure, cet adieu du poème qui assure sa réussite dans l’ordre du langage :
Loin de signifier l’échec du dialogue, telle interruption pouvait devenir la condition de la compréhension et de l’entente (id.)
Et c’est ainsi que peu à peu la saisie du poème contemporain glisse vers un pôle toujours plus dense, magnétique. Puisque l’intelligibilité du poème est garantie par sa rupture, ce poème se trouve comme collé à son double intérieur, pris dans la même masse de parole et de silence, ramené ainsi à l’épure du langage, ou à sa gestation, ou à son accomplissement, poussé à devenir cette Parole-là, la plus proche possible de l’expérience de la mort. Expérience d’anéantissement contredite par la réalité effective du poème, pérennité du langage niée par l’anéantissement reconduit de chaque mort. Écrire alors, pour former autour de soi une coque, un corps périphérique, douloureux, impénétrable, et pourtant infiniment profond, insondable comme le vide, un corps-barrière dressé, tendu, offert pour faire voir, échanger si se pouvait, ce corps d’humain-mort qu’on sera...
Alors, quel visage accorder à la poésie contemporaine ? S’en tenir aux surfaces, aux méthodes combinatoires, au fétichisme des choses ? Ou bien oser ? Oser écrire « visage » du poème contemporain à l’impératif-singulier-du-présent-de-toujours ? Oser prétendre un futur pour ce visage de solitude, ce visage de survivant, visage aux lèvres immobiles, visage-matière sonore, lui-même inquiétude, lui-même douleur, brassage d’inquiétude et de douleur, ou Wühlen comme dit Celan. Visage-tombeau, visage-désert, et non pas masque, face d’hébétude qui plonge et se prolonge comme racine dans la chair. Racine, ou hurlement, qui crève la viande, la dévore, la vomit, mais ne s’en échappe pas, ni n’en tombe, la perfore jusqu’à une profondeur d’absolu silence, et remporte sur elle, et sur le silence, la victoire.
Ainsi, la boucle argumentative amorcée dans l’hétérogénéité formelle du paysage poétique contemporain se referme sur sa motivation profonde, qui n’est assurément pas formelle.
Si le poème se peut, c’est en raison de la nécessité qu’il a de porter l’infiniment autre que soi. Pour Derrida, porter signifie à la fois tenir en soi et tendre hors de soi, un mouvement alterné d’écart et de présence dont on ne peut être que l’otage.
Alors ?...
Sera dès lors reconnu comme poème, contemporain ou non - quelle importance ? - reconnu de façon impérative chaque texte couronné par sa dette envers autrui, dette morale qui est la forme vide du langage, où se déploient, comme les étoiles du ciel, toutes les figures du verbe.
Mais le vide est-il encore affaire de style, ou déjà problème de foi ?