1A. Les adieux de Climax. Laurence Werner David

Est-ce ce vieil arbre que je connais depuis toujours, ceint de murailles brunes et de vieilles pelouses d’occident- ou les pierres de ma maison masquées de lierres dans lesquelles se cachent ces petits insectes étincelants vers lesquels se penchent les enfants du village, qui me coûtent à quitter ?
Est-ce, plutôt, maintenant que le départ est sûr, que tout est prévu pour ce départ, ce qui s’attache à ce paysage avec une familiarité soudain déroutante qui trouble mon sang et sape mon courage ?
Ce n’est pas la première fois que vous partez ? m’a demandé mon jeune voisin avec qui je fais le tour de la maison.
Pour fortifier une frontière, si, c’est la première fois, lui ai-je répondu.
Je quitte ma femme, et ma terre, et un passé qui n’ira plus jamais de soi. Je quitte ce qui me coûte sans que j’aie assez d’heures devant moi pour épuiser toutes ces matières de paysages de campagne qui ont formé ma jeunesse méditerranéenne. Je rêverai de ces bêtes, et de ces femmes et de ces hommes, de cette abondance végétale, de nos clôtures, de nos haies, de la buttée des ponts du village, des axes qu’ont empruntés les étrangers que nous avons accueillis. Je m’assois devant ces presses à huile qui ne représentent déjà presque plus rien ; je quitte mes écuries et l’odeur du bois et du cuir et du crin quand je m’endors encore une fois contre le bat-flanc derrière lequel frappe le pouls infatigable de mon cheval ; je quitte le linge et les draps que les bras d’A. ont serrés toute la nuit.
Et ces trajectoires successives et journalières –faisceaux de pluie d’or électriques dans ma mémoire dès que je me lève depuis trente et un ans- m’auront-elles suffisamment marqué au point de ne pas avoir la sensation que je vais me perdre là où je vais ?
Depuis trois jours je suis un rôdeur qui traîne son pas lourd et lent auprès d’A. Elle me donne parfois un signe de confiance, on dirait qu’un feu s’est fixé dans ses prunelles noires et qu’il attend que nous nous enfoncions dans notre dernière nuit pour descendre tout proche de mon visage, tout emporter. Son visage est triste mais ses yeux scintillent. Elle ne me questionne pas sur la durée de ma prochaine absence. Elle ne me questionne d’ailleurs sur presque plus rien depuis que je me suis mis à attendre le jour de mon départ. Le rire d’A., son rire d’enfant, où va-t-il disparaître ? Au réveil A. a ouvert comme chaque matin la fenêtre de notre chambre, elle m’a regardé avec l’impuissance d’un sourire d’enfant. Elle souriait vers nulle part. Dans l’encadrement de la fenêtre, tel que j’étais allongé, je devinais derrière ma femme, la dernière branche, la plus haute et la plus maigre, du vieil arbre qui oscillait au bord du vide.
Ce sont les conditions mêmes, ai-je pensé, d’un cauchemar.
Je me suis levé, soulagé de traverser le village et ses murs éclaboussés de ce soleil qui, ici, ne semble jamais descendre, qui disparaît seulement dans le fond du ciel et vous serre solidement, avec une joie qui engloutit vos peurs.
J’ai observé.
Et tout ce que je n’ai pas su ou pas pris soin d’observer depuis toutes ces années, ce que j’ai négligé, j’ai cherché à les comprendre et à les retenir.
C’était trop tard pour savoir ce qui prévaudrait.
J’ai quitté ma prairie, mon jardinier qui est le dernier, dans mon enclos, à m’avoir vu. Il faisait encore beau et pourtant le ciel sur la route au loin commençait à se déchirer et, machinalement, j’ai ri devant les yeux sombres de mon ami qui me dit que mon rire était le même que celui de A., et qu’à cause de cette ressemblance il pourrait, sans effort, se souvenir de moi.
Il avait, ce jour-là, une façon haletante de me parler.
Je ne pourrai pas me rappeler ce que je quitte sauf en inventant d’autres paysages que je prendrai pour le mien. Et je sais que je n’aurai pas assez d’imagination – qui a toujours été fragile, mon père puis mes maîtres me l’ont assez répété- pour que ce que j’invente soit chaud, ductile et fortifiant comme ma vie auprès de A.

A. est parvenue à s’attacher avec une joie confuse aux femmes et aux hommes du village. Elle les a attendus. Elle n’a pas lutté pour leur appartenir. Pas comme moi.
Année après année, ses yeux se sont faits à eux.
Il faut vous dire qu’au départ, moi, je ne suis pas d’ici.
A l’Automne dernier un homme prénommé Cassius est venu s’installer au village. Il est entré dans ma maison, il m’a parlé des Mémoires qu’il rédigeait sur le règne de Trajan, puis de ses nombreux voyages, et j’ai écouté les histoires qu’il me livrait comme un bloc brut de souvenirs personnels mêlés de prodiges et de présages et d’histoires rapportées.
Puis il m’a dit :
Ta jeunesse appartient au sol romain mais pas ton enfance. Tu es né ailleurs. Là-bas, au-delà de l’Atlantique. Là-bas où on vous appelle les Hopewell. Vous êtes très nombreux à y avoir vos maisons, vos amis, votre famille. Vous pouvez partir de Porter, jusqu’à l’Ohio, en traversant Santa Rosa swift creek et la Copena, vous arrivez à New-York Hopewell : vous êtes partout sur vos terres, et ces terres, n’importe laquelle de celles que je viens de citer, vous appartiennent encore. Leur peau est presque noire comme la tienne. C’est un peuple redoutable, édifiant des murs de terre destinés à protéger des chambres secrètes et sacrées, et forant des milliers de souterrains qu’aucun ennemi n’a su encore repérer. Ils construisent des murs bien plus solides que ce Mur du Nord derrière lequel tu iras te retrancher avec tes armes de soldat.
Cassius a vécu avec nous jusqu’au jour qui termine l’année. Puis il est reparti.
Je ne suis pas romain. Je ne suis pas du Royaume des futurs Pictes dont je vais avec d’autres soldats occuper la patrie des pères. Je suis seulement les ordres de notre chef Caesar Hadrianus, obsédé par la consolidation de nos frontières partout, à l’Ouest et au Nord, où son Empire s’étend depuis les conquêtes de son tuteur et cousin, le grand Trajan.
Depuis trois jours j’essaie de me mettre dans la peau de ce soldat romain que l’on attend de moi : notre chef, les militaires, les habitants du village me regardent et attendent que je parte. Là-bas, à l’ombre du mur du Nord, je m’éloignerai définitivement de plus en plus de moi ? Je suis comme mon père indien qui cherchait à aller quelque part : et je suis aujourd’hui soldat par ce que je suis un homme et que j’ai vécu ma jeunesse dans l’Etat de Rome, mais je sais qu’après avoir combattu, cet homme redeviendra, au faîte de sa vie, un brave paysan ou un cultivateur de tournesols.
Je vais me battre au nom de pères que je n’ai pas connus.
Jusque là la violence des mensonges que l’on tend aux étrangers ne m’a jamais encore menacé.
De même, A., ma femme résume notre situation : « Jusque là, rien ne nous a jamais détruits ». Elle ne se soucie d’aucune opinion, pas même de signes divins qu’un jour elle n’a plus désiré espérer. Elle a toujours ce feu dans l’œil qui me porte à ne jamais cesser de croire ce qu’elle tait, ni ce qu’elle dit. Pour qu’elle ne perde pas pied, je me retranche derrière elle. J’ai coupé quelque chose de l’histoire qui m’a façonné ici. Je me réduis en poussière avec la même joie sauvage qu’A. à chaque fois qu’elle gagne l’affection des hommes et des femmes de notre village.
Tant que je marche sur la terre d’ici, je sais ça : ce retranchement volontaire de ma personne qui m’a aidé à me fondre parmi eux, ces étrangers ici, et qui m’aideront à être bien avec les étrangers de là-bas.
Je quitte aussi des villageois avec qui je suis resté en colère.
Je crois entendre leurs pas lents qui errent devant ma porte, étonné et triste que ce soit déjà bientôt fini. Je vais bientôt fermer la porte sur notre maison. Même la colère, je voudrais qu’elle s’efface un peu.
Tout ce que je vois, ce soir, va affecter durablement l’observateur.
« Vous êtes déjà parti très loin l’un de l’autre ? », m’a dit mon jardinier qui souhaitait sans doute, avant de nous quitter, me consoler.
Non, jamais comme ça. Jamais en sachant qu’il y a de grandes probabilités que je ne revienne pas.
Non, jamais.
Et je répète à l’envi ce non que personne n’a voulu entendre.

Voici ma dernière nuit.
A. et moi avons peur. Notre manière de nous aimer, brusque, puis très lente quand nous nous cherchons à nouveau dans le sommeil, montre que c’est d’abord la peur qui nous conduit.
Je tombe dans un profond sommeil.
A la frontière qui ouvre l’accès au Mur, je fais le rêve qu’un douanier m’arrête à un poste de contrôle pour vérifier la validité de ce que je transporte avec moi. Il fouille mes sacs. Il dit que rien ne l’intéresse dans mes affaires (mes armes blanches sont d’une très grande banalité). Qu’il perd son temps. Mais, quelques temps après, le même contrôleur revient vers moi, mêmes fouilles, même déception.
Puis, juste avant l’aube, j’ai rêvé de cartes géographiques. Elles ont pour particularité d’être des cartes tronquées représentant uniquement des extrémités de pays frontaliers avec la mer ou l’océan.
Je regarde ces cartes pêle-mêle, fébrile et lentement bercé comme si j’étais sur un navire- et pourtant, à coup sûr, tout le paysage autour de moi me prouve que mes pieds raclent la terre ferme.
Au même moment (ce que je crois être le même moment) dans une des cages d’escaliers sans nombre d’un gratte-ciel, A., enfermée tout en haut de la tour, descend les marches, s’arrêtant à chaque pallier, puis descend de nouveau, de plus en plus dubitative sur l’effort qu’elle doit déployer pour descendre ainsi sans fin, n’entrevoyant jamais aucun rez-de-chaussée. Tandis qu’elle descend ces marches, quelque part des ouvriers s’affairent et construisent, grandeur nature, un pont enjambant l’Atlantique, reliant le sud de l’Amérique (depuis mon Fort natal de Walton Beach ) à un bout du Mur, à Solway Firth, et que chacun baptise en coeur :
Faulkner Bridge.
Ni le contrôleur, ni les travailleurs, ni moi-même ne parlons plus la langue que les gens de mon village romain ont l’habitude de comprendre. A. non plus ne semble plus capable de la saisir.
Peut-être ne le veut-elle plus.
Mon silence est devenu semblable au sien perdu dans la tour. J’ai encore tenté de parler, j’ai réussi à me taire — comme elle et je n’en éprouve aucune joie, ni aucune tristesse. Juste ce sentiment qui paralyse et qui est de vouloir réessayer, réessayer encore pour multiplier les chances d’être compris à chaque fois différemment, à chaque essai avec plus d’intensité pour se rapprocher du corps de celle ou celui qu’on aime.
J’ai à nouveau ressenti ce que l’observateur objectif ne peut qu’éprouver avec la même frayeur–, et qui m’a longtemps oppressé : qu’une langue maternelle manque, si puissamment et si souvent, de sous-entendus.
A l’instant A. leur dit que je repars, de nouveau, parmi les ombres.
« C’est la première fois mon A. que je pars vraiment », ai-je insisté, presque brutal.
Je lui dis que je reviendrai.
Elle ne semble pas accablée. Ses épaules sont incroyablement larges. Dans son œil, je vois son épi d’or qui brûle encore.

7 juin 2016
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