2 - Jacques Besse|La grande Pâque

Paris. Pâques 2000.

Par terre des rivets, des lattes et un homme qui a chassé l’arrière de son crâne. La chevrotine a pris la tête, tout l’os, ne laissant que les yeux et de la peau en plis, ça fait une tache gris-fer ce masque à plat sans cheveux, qui dépasse par un bout hors du tapis roulé où le corps est sanglé.

La Passerelle des Arts, horizontale tendue pour cinq clochards en suspens, alignés, assis environ, une bougie devant chacun, posée sur le corps et la chose en équilibre entre les cuisses de l’un d’eux, celui qui a parlé à l’instant : La grande Pâque de Jacques Besse.

À tour de rôle ils ont lu, fort, en se passant le livre :

(1) “Et, revenant mécaniquement vers Saint-Germain-des-Prés, je me demande de quel poids d’Amour, de quel impôt d’Amour qui ne soit pas l’impôt du sang, nous devrons payer la nécessité de tous nos actes prosaïques en face du Ciel qui nous convie, nous, le plus absurde des peuples, à la plus poétique des Alliances !”

Funérailles de pauvre qui dispersent dans la nuit blanche et noire des paroles comme des ombres faites.

Maintenant ils se taisent, ils sont frappés par lui, ce silence, qui vient d’eux et se propage autour du mort, sur la ville muette dont on n’entend que les moteurs.

Ensuite penchés ensemble pour souffler les bougies, ils se serrent, ils se font comme ils ont dit : le baiser du clochard. C’est un baiser, mais sans langue de vipère, hein, c’est compris ? Dans la bouche n’ont rien d’autre que des retours de vin et cette grande Pâque qu’ils remâchent et qu’ils se refilent et qui mord plus froid. Il y aura malgré tout un peu de langue dans ce baiser, mais ce ne sera pas la leur.

Ils ont défait les sangles, dressé le corps et le tapis contre la balustrade. Attendu quelques minutes, jusqu’à ce que ça finisse par basculer en douceur de l’autre côté. Les bougies, ils les ont laissées.

Paris. Pâques 2001.

On a relu Besse. La langue de La grande Pâque, comme le meurtre appelé Mars (“J’ai senti en ce nom une contraction de Mau-Ars, Ars signifiant évidemment l’Art ou la Technique, et Mau, comme dans Antonin Artaud ou plutôt à partir de lui, le pauvre type, l’anormal, l’inadmissible [...]”), mais pas seulement comme ça, mais aussi la bienveillance, déportant sa gravité où elle peut, avec par endroit de la jubilation, quand les bouffées et le crachin à l’aplomb de sa sphère font bourdonner les lettres.

Jacques Besse, déambulateur amok dont le mal s’est détaché un peu, juste assez pour lui laisser le temps d’arpenter 93 pages, lui accorder le répit de ce dernier parcours.

Quatrième de couverture : “Le pont se traverse c’est du vent, du joli vent d’avril qui démolit les mendiants”. Il a soufflé sur la passerelle des arts entre 1921 et 1999.

(1) : les citations sont tirées de : Jacques BESSE, La grande Pâque, La Chambre d’échos, 1999. Sur Jacques Besse, voir l’article de Éric DUSSERT dans Le Matricule des Anges, n°29, p. 39.

décembre 2001
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