2. Le Temps
des cagettes de peuplier vides ; une liasse ficelée de Dauphiné Libéré datés de novembre 2013, époque de la mort de notre père ; deux chaises pliantes ; un abat-jour en toile grège orné par deux feuilles de fougère sèches ; un carton FRAGILISSIMO contenant deux vases jumeaux de faux jade ; une caisse-litière à chat venue de Dieu sait où, nos parents n’ayant pas eu d’animal domestique, faiblesse bonne pour des citadins ;
un carton de Plan de Dieu cuvée 2009 que mon père avait oublié là, un vin fameux qu’il vantait encore aux infirmières lors de sa dernière hospitalisation – qui vaut sans doute le Barbera d’Alba dont je me suis fait une religion, pour le souvenir des nuits de Turin que son nom fait resurgir plus que pour ses qualités de bouche ou ses vertus, un vin noir qui épaissit le sang et fluidifie l’esprit, dispositions désormais sans emploi ;
une machine à tricoter sur pieds, avec ses gros poids de fonte hexaédriques et son délicat système d’aiguilles à crochets qui sautaient souvent inopinément, et dont je me souviens encore de la scie lancinante, tzing tzang, tzing tzang, qui obsédait les après-midis d’automne, quand les premiers froids jetaient notre mère dans une agitation soudaine ;
un vélo d’homme de la Manufacture de Saint-Étienne à la chaîne rouillée et à la selle crevée, doté d’une sonnette de fer chromé encore souple sous le pouce, dont le tintement grêle soulève un nuage d’images : son frère, ou son neveu, matin, midi et soir m’ouvrait la voie vers Champollion, le lycée-caserne aux fenêtres grillagées où j’ai appris à aimer ce qui me console encore du temps, l’Histoire, la littérature et la langue italienne (seule s’est tarie ma passion pour les mathématiques, qui veulent des prétextes pour s’exercer), et à maudire l’anglais, mon unique détestation – hors les poètes ;
une valise de microsillons aux pochettes bariolées – et le garage s’emplit bientôt de nos trois voix mêlées singeant la voix de catacombe d’Armand Mestral : « …et des roses pour nos amours… », La chanson des blés d’or aussitôt suivie par les vocalises chevrotantes du Temps des cerises, que notre père chantait à la fin des repas familiaux, dans la ferme de Carrue, debout devant la longue table encore encombrée par les restes des blancs-mangers, les tasses à café souillées et des petits godets du pousse-café...