15. La folie en tête

(Soustons, fin d’été 1996)

C’est une drôle de paroissienne [1], une douairière de music-hall vêtue de mousseline bouillonnante et d’un peu de rouge, un châle bariolé grossièrement noué en turban, indifféremment chaussée de ballerines ou de savates pénitentiaires, pacifique mais altière, objet de mille curiosités, de soupçons, de ragots de vieillardes, qui se taisent à son passage en pinçant un sourire narquois. Tous les jours, seule dans le petit salon, calée dans un fauteuil de paille jusqu’au grelot du goûter, elle observe par la baie ce qu’il reste du monde, les pins qui ne changent pas, qui croissent pourtant et qui meurent, et les oiseaux du ciel, ceux qui vrillent l’air en cagnardant et ceux qui descendent parmi nous, aux ressorts mal huilés, qui sautillent sur l’allée en narguant le chat, un brigand pyrénéen qui vient laper l’offrande que lui font à tour de rôle les résidents, et qui honore souvent la pension de ses siestes. Il est interdit de maison (sac à chiques, disent les auxiliaires), mais elle lui ouvre parfois en cachette, prétextant, si elle est prise sur le fait, avoir oublié la consigne, « oh, ma pauvre tête… », et il la flatte en se frottant contre ses jupes, la queue dressée, comme si elle était veuve et crémière. Crémière, ne l’a-t-elle pas été ? Sa vie a perdu toute suite et tout sens, éparpillée en une poussière d’images et de scènes disparates qu’elle peine à s’attribuer, mais elle se voit encore verser du lait dans des cruches et mouler de petits pots de beurre. Veuve, elle jurerait que non ; il y a bien au fond de sa conscience quelques visages d’homme et des corps nus, massifs et disgracieux – et sous l’estomac, caché au pli de l’aine, si doux sous la main qui lui donne vie, ce léger instrument de plaisir qui rachète les difformités –, mais comment croire qu’elle ait pu se soumettre à la loi d’un homme ? Le petit monstre s’indigne, griffe le sol avec mépris devant l’écuelle vide et s’éloigne dans les herbes ; c’est un tigron, une panthère naine, ou comment dit-on, ces fauves tachetés d’anneaux, d’ocelles, ocelot ?, si cocasse de visage, le front barré de cinq traits de charbon en épi, comme s’il s’étonnait de tout, et la mâchoire barbouillée d’un triangle de lait, Gastibelza, ou l’un de ces bandits masqués des bandes dessinées dont on retrouvait parfois un album sous un lit, au Lion d’Or, oublié par un enfant, une lionne naine égarée dans les Landes, reine d’une pampa de lauriers roses où elle s’enfonce en boitillant – elle aura tant vécu, tant souffert elle aussi…

Une plainte sourd tout à coup de la salle commune, un halètement d’accordéon qui aspire tous les vents traînant dans la pension, les muant en un cyclone qui tourbillonne un instant dans les couloirs, hiiiiiwaaaouhiiiii… puis un chœur s’élève, mal accordé, débitant en demi-tons une ancienne romance (bien que l’établissement soit récent, tout y est périmé, les gens et les choses, les habits, qui voyagent d’armoire en armoire – son corsage à bouillons vient d’Espagne, où elle n’a jamais mis les pieds –, les rares bibelots qui ornent les chambres, portraits, statuettes, boîtes à bijoux, seuls trésors sauvés du naufrage, chargés de moins de souvenirs que s’ils avaient mille ans, et les mots eux-mêmes, usés ou sortis des dictionnaires), un refrain de son adolescence, quand elle suivait des cours de chant et s’exerçait le soir à fasciner le miroir maternel resté veuf. Elle hait ces assemblées de vieilles grimes, pétries de sentiments caducs que la chanson réveille, qui coulent de leurs lèvres flétries avec la mélodie, secs et coagulés comme un vieux miel, et qui pleurent en public en revivant leurs vingt ans, Mmmm mm mmmm… la folie en tête... la main dans celle de leur voisine. Quant aux rares hommes de l’hospice… de la pension, qui s’époumonnent à les suivre, quelle pitié de les voir faire les beaux devant la plus jeune, comme s’ils avaient encore les moyens de leur sentiment… avec tous ses délices, quelle chose misérable que l’amour, il faudrait ne l’avoir jamais connu, s’être fait marie-joséphine et descendre vierge dans la tombe.

Mmmm m mm mmmm… Après le plaisir, les larmes. Quelle dérision, au bout de tant d’années, de retrouver cet air ici. Mon cœur est un vieux disque, démodé et éraillé, mais ce que la vie y a gravé, rien ne peut l’effacer. Mmmm aujourd’hui dimanche… Blanche [2], je l’ai aimée, du mieux que j’ai pu, si douce, si complaisante, mais trop réfléchie, trop serrée pour m’être une autre mère ; je l’ai aimée plus tard, par contumace, comme une qui ne croit plus chérit encore son prie-Dieu. Quelle honte, gâcher ainsi les vocalises, an aaaan… L’oncle, lui, n’avait rien d’un père ; tout l’opposé de l’Auguste ; l’esprit vif, mais pâle et maigrelet, en proie à une fatalité cachée – cachée jusqu’au jour où j’ai trouvé son carnet militaire, dans un tiroir fermé depuis des lustres, avec sa gourmette et l’insigne du régiment, une panthère rugissante. Lui, dans l’artillerie coloniale ! Sous le tropique des Flandres, en batterie dans les avoines, et hardi petit, la tête dans les épaules sous les fusants… La Grande Guerre, il n’en parlait pas, toujours sanglé dans son quant-à-soi, pas du genre à pendre au mur ses poumons, ses états de service, il les portait sur soi, toujours à bout de souffle, un mauvais sifflet dans la gorge… Lucien se parfume à la moutarde, je répète, Lucien se parfume à la moutarde… et dieu sait quelles plaies sous les linges, qui peut-être émouvaient Blanche, qu’elle caressait quand il entrait dans ses bras, nu dans ses stigmates, soufflant comme un phoque…

15 septembre 2024
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[2Blanche et Lucien D., tante et oncle maternels