20 - Chronique maltaise
Ça fait presque deux ans que ceux de notre rue attendent le bitume, on leur a installé le téléphone, puis le câble, on a délimité à la ficelle les futurs trottoirs, mais de bitume, point. Ce n’est pas que la mauvaise volonté soit du côté des autorités, un grand tas de goudron sec au bout de la rue atteste d’une initiative passée, comme la pelle fichée rigide au sommet du monticule noir.
Ce n’est pourtant pas le nombre croissant de trous et de bosses qui occupe les habitants du quartier, mais un trou en particulier, sans doute pas le plus méchant, mais le seul à être en permanence plein d’eau, à persister dans son jus toute l’année, même sous le cagnard. C’est une flaque de trois mètres sur quatre, vaguement carrée, profonde d’une vingtaine de centimètres, et qui barre l’entrée de la Farm House Santa Maria, la plus ancienne et belle ferme du quartier, vendue il y a un peu plus d’un an à des étrangers. Depuis, on n’y presse plus la biquette pour en tirer du fromage, on n’y ficelle plus les sacs de grain, comme on n’y prie plus la Sainte Vierge à chaque coup de faux. La bâtisse a été transformée façon bunker en usine à films pornos, quatre nymphes grandeur nature et vaguement torchées d’un voile ont été dressées aux quatre coins du mur d’enceinte et dansent sur la tête d’une Vierge en stuc que plus personne ne dépoussière.
Et ce soir, on a bien failli s’y casser la gueule, dans cette mare aux pieds de la Vierge crasseuse. Alors on va boire un coup chez John, le cafetier belge du village, qui nous dit que l’inondation ça remonte à l’époque de la vente de la ferme, que c’est apparu tout à coup une nuit, en plein été, conséquence d’un coup de pelle mécanique donné par on sait pas qui, mais qui savait ce qu’il faisait, et pourquoi. Sourcil farouche, bouche mauvaise, on n’insiste pas, mais on n’en croit pas un mot puisque notre école, située à
deux pas, n’est pas à sec et qu’elle est branchée sur le même tuyau.
Comme on se marre en arrivant at our school, Marco, le dirlo, confirme : la
pelleteuse n’a pas décollé du potager derrière l’église depuis son arrivée à
Gozo, il y a cinq ans. Elle n’a même jamais eu de moteur puisqu’on l’a remisée
après lui avoir ôté, pour le visser sur un bateau de pêche, le Santa Maria,
abîmé depuis sous les falaises avec sa cargaison d’oranges. On ne demande pas ce qu’un sardinier foutait à transporter des oranges à l’aplomb des falaises…
Mais pour l’inondation de la rue Marco est formel, c’est d’origine naturelle, réminiscence des anciens thermes romains, ou alors sacrée, oui plutôt ça, sacrée, comme surcroît de fluide en provenance de l’église Ta Pinu (voir image) juste à côté, lieu miraculeux et pièce montée néo-baroque construite en 1950 suite à l’apparition de la Vierge, sanctuaire en pleine activité, bourdonnant comme ruche, dont je me suis fait foutre dehors il y a quelques jours avec fracas, pour cause de port de chapeau caractérisé et sacrilège avéré, alors que j’y promenais sereinement mon fauteuil roulant et faisais de l’oeil aux ex-voto et autres jambes de bois qui crépissent tous les murs. Marco n’est pas seul à croire pareil, rapport à la source, avec lui tous ceux de la rue. Y’a qu’à voir, dit-il, comment ils se baissent en passant au bord, comment ils y trempent deux doigts et se signent vite fait, y lavent une petite plaie ou le bout d’un outil, et comment ils en chassent les chiens qui risquent d’y pisser ou d’y boire.
Tout à l’heure, en sortant les poubelles qu’on suspend à un cadre de fer, hors
d’atteinte des bêtes et qui font, surtout pour les gros sacs, comme gibiers de
potence, on tombe sur Phil, le voisin écossais, ancien démineur dans l’armée de
sa très gracieuse Majesté. On lui raconte cette histoire de geyser miraculeux au
beau milieu du village, devant l’usine à croupions. Et on apprend que les anges
n’y sont pour rien, -ah oui ? on fait l’oeil rond et ahuri, pour avoir la
suite, que c’est cabale de voisins qui, depuis plus d’un an, déversent à tour de
rôle, de jour comme de nuit, un ou deux litres de flotte devant le porche de la baraque. -Alors le bitume, tu penses, c’est pas demain la veille, on a un marigot à entretenir. Finiront bien par se barrer, à la longue, d’avoir les pieds merdés.
Et là en y pensant, on se dit que tous ceux qu’on croise dans la rue trimballent
bien une bouteille, sur la banquette de la camionnette, le guidon du vélo, au
fond d’un sac plastique ou à bout de bras.
Mais quoi de plus normal sur ce charbon pelé ? Personne n’y sortirait sans réserves vitales.