26 - Caroline Sagot Duvauroux|Köszönöm
Köszönöm est le premier mot que j’ai ramassé à Budapest. Il signifie « merci » en magyar et se prononce que se nomme ou bien que ce neume, alors tu imagines « merci » planqué dans l’incroyable résistance de cette langue magyare, planqué sous les épines de la graphie où d’un coup tout Kokoshka, tout l’expressionnisme t’arrivent et moi qui travaillais justement sur les métamorphoses singulières dans ma petite vie du mot et de l’image enfin tout ça : kiskapu (petite porte). Caroline Sagot Duvauroux
photo : oracle sur carapace de tortue, Chine, 2000 av. J.-C.
Köszönöm de Caroline Sagot Duvauroux affronte, pour la vaincre, la parole stérile, celle qui dresse sa flamme de bois mort au bord du précipice où retombent tous les mots moulinés à vide, pour personne, coquilles creuses, carapaces de tortue, les mots du ressassement, du ressentiment, les mots marchands qui s’écrasent par terre et roulent à l’égout avec les ordures ménagères. - Voici du beau poème, t’en veux combien, dix mètres, trois kilos, je te les emballe dans un papier cadeau, j’te les colle avec l’huile de d’arachide, au fond du sac ? La parole a mis sa robe putassière et fait la folle au bord du charnier, mais elle ne danse plus, cette parole de misère, elle se tord comme les asticots, se rompt et de chacun de ses pauvres morceaux recompose une rengaine.
Soudain Köszönöm s’avance. C’est un livre, mais c’est aussi une silhouette très rapide, ou le vent, qui s’invite autour de la fosse de silence où se serrent les mots. La silhouette immense, si haute qu’on la prend pour l’ombre des nuages, se met à danser, à haranguer la foule qui se presse, le regard mauvais, plongé en bas. Une voix s’élève et ricoche entre les mots plantés là, comme entre des quilles : - Ne sentez-vous pas, ne voyez-vous pas l’étrange, l’étranger, le poème porteur d’inconnu ?
Mais les mots sans âme restent absorbés par le gouffre. Personne n’écoute, ni ne parle. Chaque mot est un gant retourné encore et encore, un masque de peau sèche. On déchiffre vaguement des figures humaines sur ces surfaces d’écailles, des visages peints sur les mots. Ce sont des caisses en bois, dressées autour du trou de silence, des coffres comme ceux qui tombent en poussière sous le sable du Fayoum. Non, pas des vivants, mais des fantômes, et chaque stèle sait par cœur le visage peint sur celle en face, de l’autre côté du charnier. Et Köszönöm s’avance et danse entre les mots-stèles, mais le sol s’effrite et les blocs basculent dans le vide, tous ces mots ressassés, toujours les mêmes : - Oh ! qu’il est beau, le poème, combien j’en mets, dix ou vingt kilos, j’emballe tout ça, ou c’est pour consommer tout de suite, comme la viande, et pas besoin de papier cadeau ? Les sinistres mots à flanc de précipice que personne n’entend, tant ils sont réservés au seul usage de la fosse, les squelettes gras, les mots bavards sont avachis, cerclés par un essaim noir de filaments de langue. Mais Köszönöm continue à danser pour eux.
Car Köszönöm annonce l’événement qui nommera le silence, le retour du poème. Et ce retour se produit dans l’annonce même, il surgit d’un bloc, par le centre, au milieu de la fosse.
Le surgissement est si beau [1] , et fulgurant, que la foule se croit un instant en proie au mirage. Mais non, elle sait que l’heure est venue de renoncer à ses anciennes psalmodies. Le poème est de retour ! Elle sait désormais que les livres qui s’écriront ne seront plus les mêmes, que la poésie ne pourra plus se suffire en honorant ses morts, autour du charnier à ciel ouvert.
Köszönöm se dresse à l’endroit même de la déploration. Ceux qui se tenaient là par habitude, qui laissaient tomber quelque chose dans le trou, eux-mêmes en rondelle de métal, en fleur sauvage ou, comme les plus vieux et les très jeunes, eux-mêmes en glaire, ou en nik ta mère et la police, sont frappés, s’émerveillent. Même ceux qui avaient fait le sacrifice de leurs yeux pour sonner plus vrai, les mots-stèles à grimace de douleur, arrachent leur peau morte, croient qu’ils sont des serpents, se détendent comme des flèches et entrent dans le ciel.
Désormais, chacun voit les mots-stèles se couvrir de nouvelles fissures, peut lire les signes prophétiques qui s’inscrivent sur les coffres, les coquilles vides, les carapaces de tortue.
Et chacun se prend à rire, non pour se moquer, ou pour cacher des larmes, mais parce que la voix qui s’échange désormais d’un mot à l’autre est neuve. Köszönöm apporte la vie :
Viens mon amour Reviens de mes mains dans mes mains Avec tes cuisses et tes bras Dans l’immensément vide un cheveux ! c’est lui ! je le reconnais tout tangue N’ai su choper première chose N’ai tendu que seconde main Quelles sont les armes dit le puîné s’il me faut en ôter le tranchant ? Je ne suis pas touriste dans ma solitude or je suis le second le désarmé Ma sœur aînée prit la blondeur et l’armure La seconde n’est qu’un instant
Donne ! qu’est-ce que ça donne ?
Si quelqu’un prenait une photo du trou de silence, maintenant, il pourrait l’envoyer par email autour de la terre. On y verrait des cailloux, des chevaux et un trait clair horizontal par-dessus l’horizon : on verrait sourire la bouche herbeuse de l’oracle.
Köszönöm de Caroline Sagot Duvauroux dispute la littérature à la mort et, pompant partout la sève dans les mots, les fait tenir dans l’air, vibrer, crépiter dans un bain d’étincelles pour annoncer l’imminence d’une apparition majeure qui « planque son nom sous les épines », d’une métamorphose qui rendra la tête à « la splendeur du corps ».
Alors se lève un petit magyar derrière ses Carpates, dans une Transylvanie de légendes et de grandes forêts. Et le petit magyar regarde au loin si l’indien le regarde et lui dit : par ciel de brume je tiens ma parole dans sa langue jusqu’à ta venue, hâte-toi. Que tu puisses rencontrer l’étrange comme j’ai rencontré l’étrange dans ta langue. Et tant pis si c’est jour et nuit longs d’attente en serrant sa parole, sa petite parole d’homme d’un jour d’un pays d’il était une fois sur la terre : des langues. Janos le brave, viens sauver la reine de France, la belle langue de Rimbaud dans ce qui précède encore qu’il a braqué sur le lointain touffu. L’exode est ma genèse.
Le langage, la parole dans ses langues, est de retour. « C’est si simple qu’on n’ose pas comprendre ». Un immense désir, ou une immense inquiétude, « chasse le doute et l’adhérence », pressent l’essor d’une voix aux timbres et aux graphes infinis, habitée par « le contemporain tout entier ».
Köszönöm multiplie les vivants, les mots sont fécondés par la course diagonale de langues étrangères dont le tressage donne une voix absolument singulière. Qui parle ? Qui dit la vérité ? l’étranger, sa venue nécessaire, le poème.
Le cheval va si vite qu’on ne peut rien trouver sous son sabot mais on le voit qui encercle l’horizon grâce à l’oeil du visage de pierre on le voit et l’horizon sous ses sabots on le voit serait-ce l’horizon que l’on cherchait à voir alors allons-y [...]
Caroline Sagot Duvauroux, Köszönöm, José Corti 2005.
Lire aussi « Comme dans les contes et dans les pays pauvres », l’article de Dominique Dussidour sur Köszönöm
[1] Surgissement au sens d’évènement, actualisation de la possibilité de l’impossible (Derrida/Deleuze)