2B. Le Pharmacien. Benoît Vincent

1.
LE PHARMACIEN — Je dis.
Des pelouses partout. Je dis.
Des pelouses partout parce que la pelouse.
Parce que pousse la pelouse.
Par ce qu’elle pousse. Par ce qu’elle dit. Par ce que la pelouse dit. Et que dit-elle ?
Je dis « Que dit-elle ? » Elle dit Ça vient.
Ça vient, ça pousse de partout, ça s’installe. On a posé (sur les étendues) une —|mousse, un —|lichen.
La —|mousse, le —|lichen, ont fait leur travail. Se sont installés des herbes. Une —|fétuque, un —|brome. Et leurs compagnes. Après le caillou, la pelousebrome, la pelousefétuque.

Ça vient. Ça vient toujours, ça ne cesse pas de venir, c’est un perpétuel venir. Tu prends un caillou, tu le laisses aux intempéries, et il travaille. Il avance. Un peu d’ombre, qu’il fait, et ce sont des plantes dans l’ombre. Un peu de lumière qu’il permet, et ce sont des plantes dans la lumière. Un peu d’humidité qu’il conserve, et ce sont des plantes dans l’humidité. Un peu de calcaire qu’il emporte et ce sont des plantes dans le calcaire.

Même les cailloux bougent, c’est ça que je veux te dire. Tu crois voir des étendues, mornes, glacées, désertiques, et c’est un tourbillon de vie qui se prépare.

Même le silence, l’immobile, ils sont déjà du bruit, du mouvement. Il faut toujours préparer le terrain. Cela prend du temps. Tu ne te rends pas compte.

Lorsque tu fais tes bagages, que tu salues ta compagne, lorsque tu prépares ton voyage, tu es déjà (dans) le voyage. Lorsque tu affûtes les armes, que tu déploies les cartes, que tu selles ton cheval ou ajustes tes sandales, tu es déjà dans le combat. Et lorsque tu manges tu dépéris, lorsque tu fais l’amour tu assassines, lorsque tu vis tu meurs.

Et même après. Lorsque tu rentres, lorsque tu reviens, tu es encore dans le voyage, le combat ou la mort.

Viens ! Viens près de moi et observe : observe cette pelouse, cette colline verte, cette prairie grasse, cette étendue et que vois-tu ?
« Je vois des étendues. »
Et que vois-tu ?
« Je vois du vert. »
Précise ta vue, affûte ta pupille comme tu affûtes la baïonnette de ton fusil.
« Je vois… des arbres… »
Bien.
« Je vois des arbres… et des herbes… »
Oui.
« Des herbes plus grandes, des herbes plus petites. »
Voilà.
« Des fleurs… Des fleurs ! Des fleurs jaunes… des fleurs roses… des fleurs blanches et des fleurs bleues ! »
Exact.

2.
Exact : tu voyages et, voyageant, tu apprends une nouvelle langue. Ce n’est pas le monde qui change sous tes pas, c’est ton œil. Ce n’est pas que tu te déplaces, c’est que tu grimpes dans le voyage. Rien ne bouge ou tout bouge, peu importe, mais il s’agit pour toi d’accompagner. Et tandis que le pharmacien parlait à Climax, il semblait à ce dernier que le monde autour de lui s’évanouissait, non pas le monde dans sa réalité, mais le monde dans son actualité, c’est-à-dire les motifs et les figures, les pourquoi et les comment, les causes et les effets, bref l’ornementation que les hommes confèrent au monde par leurs agissements désordonnés. Plus de guerre, plus de voyage, plus de nécessité de faire, plus de femmes ni d’enfants, plus de patrie, plus de politique, plus de soldats éventrés sur les talus, plus de villes pillées par des hordes sanguinaires, plus de plans ni de stratégies, plus de mess ou de headquarters, plus de petits drapeaux plantés sur les courbes de niveau, plus de bataillons, plus de compagnies, plus de corps déchiquetés, plus de papiers brûlés, plus d’explosions ni d’odeur de poudre, plus de musique militaire, plus de pas croisés, de pas chassés, plus de vêtements humides ou de bottes trouées, plus de douleurs, de corps déchiquetés, de peur, de honte, de corps nus déchiquetés, plus de sang, plus de sang, plus de sang Ça vient

C’était comme si les mots du pharmacien transperçaient les pores de peau pour s’installer en lui, dans ses membres et dans son corps, comme une chose acquise, familière des lieux, comme si sa voix résonnait dans sa tête, dans son propre cerveau comme s’il pensait lui-même sans effort, c’est comme s’il n’y avait plus de limite entre la parole de l’un, le corps de l’autre (lui-même) et l’évidence de cette parole et de ce corps — leur synchronie.
Faire que ce qui te semble une fin soit un début. Faire que ce qui sépare embrasse. Faire que ce qui empêche permette. C’est ça que je veux te dire.

« J’ai chaud au cou. »
Détends-toi.
« Je suis… »
Faire du point la majuscule.
« Mais je » Ça vient

3.
Ça vient
C’est une dalle, une paroi, puis Ça vient c’est une pelouse.
Puis Ça vient Ça devient une prairie, puis Ça vient Ça devient une lande et la lande Ça vient forêt. C’est ce geste là, le geste-même, ce mouvement, le mouvement-même.
Au début il y a des étendues, puis il y a des étenduesvertes. C’est fonction.
Regarde l’étendueverte. C’est une pelouse. Une pelouse c’est une étendue de faible hauteur composée de graminées La famille des graminées ou Poaceae (poacées) regroupe les espèces qu’on appelle indifféremment herbes. Les espèces qui composent cette famille sont le plus souvent des herbacées, annuelles ou vivaces, à tige cylindrique et creuse, le chaume. Il y a près de 14000 espèces de graminées Ça vient
Regarde la pelouse : c’est aussi une pelouse calcicole, c’est-à-dire une pelousebrome ou une pelousefétuque, une vaste étendue composée en majorité de deux ou trois espèces. Le mot de Brome viendrait du nom grec de l’avoine. Le nom de Fétuque viendrait du nom latin du chaume. Ces deux genres sont les plus répandus à la surface du continent européen, depuis les pelouses méditerranéennes ibériques ou italiennes, jusqu’aux îles britanniques, en passant par les pelouses continentales autour du Danube. La classe des pelouses calcicole est l’une des choses du monde les mieux réparties. On la nomme Festuco-Brometea du nom des deux espèces indicatrices que sont le Brome (par exemple Bromus erectus) et la Fétuque (par exemple Festuca valesiaca). C’est fonction.

« J’ai chaud. »
Calme-toi.
Et observe, i.e. découpe

Découpe Ça vient, i.e. nomme

Nomme, i.e. porte ou prends,

mais fait en sorte que le continu te pénètre, se fasse toi, se fasse sien en toi, se fasse tien, te fasse, fais en sorte de n’être plus frontière pour rien, laisse-toi envahir, laisse tomber tes résistance, ouvre les portes, brise les murs de ta maison, devient la plante, l’étendue, sois continu Ça vient fais en sorte que le continu Ça vient laisse tomber tes murs que le continu Ça vient porte que le continu Ça vient nomme que le continu Ça vient découpe

4.
INVENTAIRE DU PHARMACIEN
« Pente : 5% Exposition : sud est
Taux de recouvrement (TR) : 85% Hauteur moyenne de végétation (HMV) : 25-30cm
Nous sommes sur une pelouse calcicole d’une superficie de près de 300m2, parsemées de gros blocs de calcaire blanc. Au centre, un cairn un peu plus gros, entouré de dalles lithiques apporte de nouvelles associations (ses alentours ne seront pas pris en compte).
Inventaire de type R3, avec coefficients.
(Commence toujours par les graminées, comme ça on est sûr de ne pas les oublier. Aussi les carex.) »

Bromus erectus 2
Brachypodium pinnatum 1
Dactylis glomerata 1
Poa angustifolia +
Koeleria micrantha 1
Festuca marginata +
Avenula pratensis +
Dichantium ischaemum +
Phleum phleoides +
Briza media +
Carex halleriana +
Carex flacca 1
Carex humilis 1
Carex caryophyllea +
Trifolium pratense 1
Trifolium repens 1
Leucanthemum vulgare +
Lathyrus pratensis 1
Himanthoglossum hircinum +
Anthyllis vulneraria 1
Medicago lupulina 1
Odontites verna +
Ononis natrix 1
Hippocrepis comosa 1
Sanguisorba minor +
Euphorbia cyparissas +
Carlina vulgaris +
Asperula cynanchica +
Daucus carotta +
Salvia pratensis +
Teucrium montanum +
Ophrys apifera +
Ophrys insectifera +
Ophrys pseudoscolopax +
Orchis pupurea +
Orchis militaris 1
Plantago media +
Coronilla minima +
Anacamptis pyramidalis +
Blackstonia perfoliata 1
Thymus praecox 1
Stachys recta +
Odontites lutea +
Knautia arvensis +
Seseli montanum +
Scabiosa columbaria +
Linum tenuifolium +
Helianthemum nummulatium +
Allium sphaerocephalum +
Arabis hirsuta +

« On a donc à première vue (des inventaires complémentaires sont à prévoir) un beau Festuco-Brometea, voilà pour la classe, c’est facile. On est assurément dans le Brometalia, puisque on trouve les principales caractes comme Bromus erectus, ou Festuca marginata, ou même Seseli montanum. La question qui se pose alors, c’est de savoir si on est dans l’alliance de Meso- ou celle du Xerobrometalia. Or on a à la fois plusieurs caractes et plusieurs différentielles du Mesobrometalia et même du Mesobromion, tandis qu’on a une seule différentielle du Xerobrometalia (Trinia glauca), ce qui nous permet de conclure qu’on devra rechercher l’association plutôt du côté de l’Eu-Mesobromion (ce qui n’est d’ailleurs pas anormal étant donné notre climat et sur ces sols relativement profonds et eutrophes). »

5.
« Les Festuco valesiacae-Brometea erecti ssp. erecti Braun-Blanquet & Tüxen em. Royer représentent les pelouses basophiles médioeuropéennes vivaces. Cette classe est constituée par deux courants floristiques qui correspondent à deux sous-classes phytosociologiques : l’un en provenance des zones sub/supraméditerranéennes (Ononido striatae-Bromenea erecti ssp. erecti Gaultier), l’autre en provenance des steppes continentales de l’Europe orientale (Stipo capillatae-Festucenea valesiacae Gaultier).
Les pelouses calcicoles sont un référent important de biodiversité. Elles sont reconnues comme un “habitat prioritaire” par l’Union européenne, et à ce titre, méritent d’être protégées. Elles sont l’un des habitats privilégiés du programme européen Natura 2000. Elles sont un réservoir presque inépuisable d’orchidées, de passereaux, d’insectes. »
« Les graminées ont un rôle économique, nutritionnel et social de premier ordre pour l’espèce humaine. Deirtear gur teanga sont historiquement liées au pâturage, et donc à la sédentarisation. L’homme habite son environnement ; il l’utilise et le transforme. Il n’y a qu’un pas pour admettre que la pelouse est liée à l’invention de l’écriture. (Je pense à An Phéist Charraige !)
Sur la carte du géographe, nous observons une ligne, LIMESTONE GRASSLAND SURVEY, située à quelques encablures au sud de la frontière britannico-écossaise, sur lesquelles ont été signalés de nombreux habitats Natura 2000 (cf. “distribution des SAC”). A d’úsáid siad níos sine ná an tionchar. »

J’ai chaud.
Je ne suis pas habitué à cette chaleur. Je ne suis pas d’ici.
// Ça vient
Je n’ai pas demandé à venir, je suis les ordres. Les ordres me font, fondent sur moi comme un rapace, m’arrachent le
(cœur)
alors que je n’ai même pas levé le plus petit Mais c’est mon métier, il n’y a pas à en rougir, je ne rougis pas de ce qui rougit, je ne dois pas rougir de défendre, de protéger, c’est mon rouge contre votre bleu, je suis de ce côté-ci de la ligne, je suis du bon côté, je suis du côté du général, je suis le général, je suis les ordre
// Ça vient
Je suis le général
Jegénéral ou Généralje ?
Comme le pharmacien me parle Parle le pharmacien Je sens monter en moi un… désir, que n’ai-je jamais réfréné ce désir et suis-je normal ?
Jenormal ?

7 juin 2016
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