3A. Les hommes bleus. Benoît Vincent

1.
Ces peuples peints en bleu ne nous impressionnent pas. Peuvent-ils ériger leurs pierres à peine martelées ? Le membre d’Auguste transpercera ces fœtus sans peine ! Nos pila piétineront leurs herbes ! Nous brûlerons leurs gras moutons ! Nous prendrons leurs femmes dépeintes !
NOUS AVONS GARDE L’OS !
NOUS AVONS TRAVERSE TOUTES LES TERRES DU MONDE !
NOUS VIVONS ENSEMBLE !
NOUS ADMIRONS L’EMPEREUR ET NOUS CHERISSONS L’EMPIRE !
NOUS AIMONS LE SENAT ET NOUS AIMONS LES PETITES PUTES DEPEINTES !
D’ailleurs ils nous amènent des vivres, nous échangeons des babioles, vois César ! Vois César comme ils s’assujettissent, vois comme ils s’acculturent ! Vois César comme leurs femmes resplendissent de nos semences, et leurs landes de nos champs de céréales !
NON ! Ne pleure pas, ô César, ce n’est que la dent de la civilisation qui mâche le bάrϐaroS ! Ne pleure pas, ô César, ce n’est que ta main qui balaye toute rébellion ! Ne pleure pas, ce ne sont que tes fils qui engendrent d’autres fils pour toi ! Ce ne sont que tes fils qui ensemencent leur terre ! Nous ferons taire les séditions ! Nous mâterons les révoltes ! Nous comblerons les brèches ! Nous brûlerons et civiliserons ! Nous viendrons à bout des Pictes, tout peints qu’ils puissent être !
Oh nous n’aimons pas la couleur bleue ! Et ils se peignent en bleu ! Les fous ! Les bάrϐaroS ! Oh nous ne somme pas là pour rigoler. Nous vaincrons, ô César, nous bâtirons, porterons la république jusqu’aux frontières de l’Empire !
Nous sèmerons la paix ! Nous amènerons l’amour ! Nous sommes portés par la volonté des dieux ! Nous sommes portés par la volonté d’un homme devenu dieu ! Notre foi est plus dure que leurs pierres et nos murs plus féroces que leurs landes !

2.
J’ai chaud. Il pleut sans cesse, et comme l’eau empêche l’eau, le feu gène le feu, notre nombre obstrue notre nombre. Nous ne voyons personne, les bάrϐaroS, les Sauvages se sont réfugiés dans des montagnes lointaines, des forêts. Nous avons ordre poser (et défendre) cette ligne. Seuls quelques Sauvages ont établi des espèces de village au pied de nos forts. Des huttes, des cases ! Nous vivons en paix, dorénavant. Et j’ai repris mes activités civiles.
Je lève des cartes pour l’Etat. Avec l’aide d’une équipe, je parcours la savane et je note ce que je vois. J’ai noté que le pays avait changé. Autour de la ligne très sensible de l’Empire, frontière de la civilisation, de la démocratie, du monde intelligible et positif, les maisons ont adouci la lande.
Des champs sont apparus. Des insectes suivent les herbes. Des oiseaux, les insectes. D’autres animaux permettent des chasses. Et nos arbres fruitiers, bien qu’affaiblis par la rudesse du climat, nous autorisent des récoltes de fruits. J’ai planté une vigne.
Je cartographie ces terres désolées, et c’est une rude tâche, car ici tout est plat. Mon collègue nègre arpente avec moi le pays. Le pharmacien, officier de santé, nous accompagne. Il s’est entiché d’une espèce de prêtresse qui cueille aussi des plantes. J’ai noté que sa langue avait changé. Nous avons toujours eu du mal à accéder à son langage de haute érudition (comme il vole au-dessus de nos misérables têtes !), certains passages sont à présent totalement incompréhensibles. Le pharmacien a reçu de l’administration territoriale le privilège d’ouvrir une officine de pharmacie. Pour commémorer sa création, notre collègue a obtenu de l’Office des Postes l’émission, le 26 juin 1838, d’un timbre d’une valeur faciale de 800FCFA. C’est un honneur insigne et l’irréfutable preuve de la haute estime en laquelle l’Etat et son Général en Chef nous porte et notre mission incomparable.
Dans nos excursions, nous ne croisons guère que des moutons. Et plus aucun visage peint.
Ceux d’ici qui nous accompagnent ont lavé leur peau. Ils ont comme qui dirait enterré la hache de guerre. Certaines de leurs femmes sont très sensibles à notre science, à notre savoir.
La surprise de notre arrivée — l’absence presque totale d’écrits dans ce peuple ignorant leur avait fait oublié la présence du grand Agricola ? — a fait place à une plus sereine collaboration. En échange de la paix retrouvée (on dit qu’avant nous, ce n’étaient que guerres fratricides et luttes intestines pour le pouvoir), les Sauvages nous offrent des viandes, des lainages, des laitages, des herbes rares, des genres de cervoises et les chefs de tribu n’hésitent pas à nous présenter les plus beaux spécimens de leur jeunes garçons et de leurs jeunes filles. Bien sûr nous nous mesurons. Nous refusons souvent. Leur insistance est presque dérangeante. Alors nous acceptons sous notre toit un bienheureux, un élu ^^, qui bénéficie ainsi de nos grâces et notre bien-être. Nous ne pouvons appeler esclaves ces petits protégés, tant l’émulation est profonde, et depuis dix années que je suis ici, principes et triarii élèvent leur nouvelle progéniture dans le respect des lois de la patrie.

3.
Nos ingénieurs, nos techniciens, testent sans cesse de nouvelles formules, des schémas, des machineries, des potions, des méthodes d’éducation, des méthodes de culture, et s’il n’y avait ce temps impossible, ce foutre de temps, cette pluie perpétuelle, nous jouirions sans doute d’une douceur très voisine de celle de notre capitale chérie.
A présent nous avons traduit la carte en réel : fini le temps des étendues grises et sans nom, sans queue ni tête, sans début ni fin ! Finies les landes infinies ! Fini le no man’s land ! Fini le terrain vague ! Fini le lieu sans lieu, le pays des monstres et des épices ! Nous avons rationalisé, positivé tout ça ! Fini le pays imaginaire !
Nous avons rendu le monde à la carte : là où nous placions un avant-poste ou un barrage sur le papier, à présent il s’y trouve ; les lignes que nous avons dessinés à grands traits, emportés par l’excitation, divisant le vide en régions, et ramenant la région à un nom (et le nom à un propriété), sont à présent des routes, des limites de géomètres, des lots, ou des espaces à lotir.
Là où la carte exprimait nos désirs, traduisait notre logique, la Raison positive et, peu s’en faut, l’épiphanie même du Seigneur faite terre, aujourd’hui tout ceci se présente en vérité. C’est comme si nous nous mouvions dans un écran en trois dimensions, comme si on pouvait se faire mouvoir des photographies. C’est comme si le monde devenait un programme, une équation, une phrase émise de l’Intelligence Générale.
Nous étions ailleurs : nous sommes chez nous. Nous étions encerclée d’obscurités, de sauvagerie, d’inintelligible, nous accédons au monde des idées. Ah Dieu ! Nous quittons la Caverne !
Nous étions encerclées de hordes barabres, de hardes sauvage, de cris, de gémissements, de stupre, d’obscénité et d’indécence. Nous avons amené la culture.
La carte est un livre. Nous avons appris au pays à lire.

4.
La carte est une machine à remonter l’espace.

5.
Nous avons pacifié la zone de combat. Nous avons ensemencé la lande gaste. Nous avons développé les peuplades avares et chiches.
Nos armes ne servent plus qu’à la chasse, ou à la lutte, ou à des expéditions éclair qu’on ne peut sérieusement assimiler à la guerre. Nous attendons.
Mais qu’attendons-nous ? Quand l’Empereur viendra-t-il nous rencontrer ? Quand daignera-t-il embrasser l’effort de notre guerre ? Quand pourrons-nous jouir d’un juste repos ? Quand pourrons-nous imaginer que notre tâche est accomplie ?
Nous avons repoussé les frontières de l’obscurantisme. Nous avons repoussé les limites de l’Empire. Nous avons grandi nous avons grandi la pays. Nous avons créé le pays. Nous avons fait les touristes, avons acheté ajouté augmenté attribué apprivoisé amadoué accompagné aiguillé animé arrangé amélioré arboré adouci assoupli assoupi assis anobli bivouaqué bâti brandi bombardé bouleversé cité créé crayonné campé cultivé constellé cultivé catéchisé changé complété chamboulé conduit construit converti convoyé convaincu conseillé commué chaperonné commis civilisé croqué dessiné décrit découpé dépeint dénommé désigné déguisé dégrossi déformé dirigé domestiqué demeuré dépisté disséminé dénaturé dompté discipliné dressé divinisé établi élu élevé enjoint éduqué enseigné enfanté enfoncé érigé édifié exhorté escorté emmené entouré esquissé ensemencé épandu fleurdelisé fixé fait fondé formé figuré façonné flanqué guidé gagné gardé gouverné habité habitué hanté humanisé incité indiqué inscrit instruit induit innové profilé installé institué intitulé joint levé logé mené majoré métamorphosé monté modifié maintenu orné occupé peuplé préconisé promu piqué placé planté posé posté poussé parsemé propagé porté persisté qualifié résidé rectifié rallié raisonné recommandé répandu reboisé repiqué situé replanté sélectionné surnommé saisi semé suggéré subsisté stationné séjourné siégé surveillé suivi soumis tracé titularisé transformé transmué transmuté tenu et villégiaturé vécu et vaincu.

Nous sommes venus, avons vu et vendu. We did what we were told we bought and sold.

Où es-tu ô César, ou est l’Empereur, notre Général Impérial ? Notre Géniale Institution ? Notre Grave Intelligence ? Notre Grand Inspirateur ? Notre Garant Inflexible ? Notre Gentil Initiateur ? Quand serons-nous remplacés ? Nous attendrons. Nous attendons. Nous attendons depuis longtemps. Mais l’Empire est grand. L’Empire est bien trop grand. Général assidu de ses frontières.

7 juin 2016
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