Réza Barahéni | Trois poèmes

Ces trois poèmes de Réza Barahéni sont extraits de Khâtab be parvânehâ (Adresse aux papillons) paru à Téhéran en 1995. Inédits en français, ils ont été publiés, ainsi que d’autres, par la revue Diasporiques en septembre 2010.

Ils sont traduits du persan par Clément Marzieh selon qui ils représentent « un tournant important dans l’histoire de la poésie persane. Réza Barahéni y fait voler en éclats les structures connues pour s’aventurer dans des contrées inexplorées : il se donne pour mission de libérer le poème des carcans de l’image, du sens, du sentiment et de la métrique préétablie pour se consacrer à la langue brute et à l’infini de ses possibles ».

La traduction en français du recueil Adresse aux papillons est en cours.

Clément Marzieh a également traduit deux romans de Réza Barahéni, Lilith et le tome 1 des Mystères de mon pays.

Merci à Réza Barahéni et à Clément Marzieh ainsi qu’à la revue Diasporiques.
DD


Vois


             Un navire haut comme un cyprès glissant hors du port
             Une toile de sang s’érigea en voile au-dessus du pont
             À croire que mon vaisseau était épris des tempêtes
             Il s’éloigna et se perdit dans les décombres des eaux et des vents
             À l’autre bout du monde on me tira hors de l’eau
             Ivre et flottant muet, sourd et aveugle
             Du pied je cognai la terre : où est mon port, où est mon haut navire ?
             Ma fièvre me fait traverser la fournaise du soleil
             Vois : j’ai brûlé ! viens vois : j’ai brûlé !

Téhéran, 1991.

 

La dernière marche


À la « mère » de la maison de repos



             Pour mourir ne me dépose pas au milieu des narcisses et des tubéreuses
             Ne m’abandonne pas dans les eaux du monde
             Aux galaxies non plus ne me confie pas
             D’abord fais-moi passer au travers du bracelet de ce regard oblique
             Puis par l’escalier de pierre rafistolé ramène-moi là-haut de l’autre côté vers les arbres anciens dont les ombres soufflent dans le vent
             Ne me montre à personne ni à ma fille ni à mes frères ni à ma sœur ni à mes fils
             Quels étranges visages ont tous ces dormeurs aux lits de la chambre !
             Comme je suis lasse !
             Sur la dernière marche dépose-moi détourne-toi redescends
             Les fruits et les fleurs et les dattes emporte-les leur place n’est pas ici
             Emmène-moi là-haut de l’autre côté dépose-moi sur la dernière marche
             Le bruit de tes pas sont plumes tombées des ailes des grues à la saison où tombent les dernières feuilles du monde
             Le bruit de ton départ s’est tu Grâces !
             Comme je suis lasse J’ai besoin d’un long repos
             Enfourche-moi sur l’âme du désert
             Va
             Et le jour d’après si tu veux revenir reviens et apporte aussi un miroir
             Vois le reflet de mes soupirs
             Vois comme la petite fille de quatre-vingts ans – une poupée de chiffon – gît au sol sur le ventre
             Puis fais-moi tourner sur moi-même
             Et maintiens-moi au centre du bracelet de ce regard oblique
             Maintiens-moi et fais-moi tourner
             Car
             Je n’ai jamais été

Téhéran, 1993.

 

Accident


             De la source du tigre et de la colombe de la soudaine sensation des objets et du ciel s’extirpa la crosse du soleil
             Le temps : l’aube du visage moins trois heures ou cinq siècles loin après la mer
             Sur le blanc ponton sous la voile de Salomon des centaines de cadavres vacillants
             Un regard en dedans long de plusieurs millénaires
             Élias aux voiles hissées tranquilles matelots dans les eaux de la mort
             Femmes, éclats de rire dans cet Atlantique né de rêves suspendus aux lunes sidérales
             Alors, « En avant ! » crie l’Ange de la mort : « Cap sur l’enfer ! »
             Nous avançons
             Les légendes et les mythes tombent de nos épaules et des toits de l’oubli
             Dans une forêt de branches en cendre, nous hurlons
             Nous chassons de nos mémoires les dieux
             Phosphore, étoile, monarchie, despotisme tout ou rien
             Ceux-là ne sont qu’accidentels
             Si à l’instant où je croisai ton regard mes yeux avaient rencontré ceux d’une autre femme
             Qui sait ce que j’aurais fait peut-être
             Me serais-je endormi dans une autre galaxie de destin des amours et des baisers

             « Cap sur l’enfer ! Cap sur l’enfer ! » crie l’Ange de la mort
             Sous les eaux je sommeille, blotti contre ton rêve, au creux d’un coquillage, au creux d’un coquillage

Téhéran, 1990.

 

28 janvier 2011
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