5A. Les noces. Patrick Chatelier
Prends, toi qui ne t’appelles plus Climax. Toi qui n’as plus d’histoire, de famille, de stature, d’autorité, de présence, de raison d’être et d’avoir. Prends, toi qui as disparu aux regards des tiens, qui t’es effacé des paysages qui connaissaient ta bravoure, tes accents et ta démarche. Tes mots ne sont qu’un ronflement sourd dans la mémoire de tes anciens amis. Ton visage leur est devenu étrange, saugrenu. Tes mains sur leurs épaules n’exercent aucun poids tandis qu’ils courent et trébuchent douloureusement dans la forêt. À chaque instant comme par mégarde ils perdent un peu de toi. Légers de plus en plus.
Prends, toi qui n’as pas encore un nom. Tu continues à te dissoudre. Tu es passé de l’autre côté. Tu navigues, tu te brouilles. Ton rire est celui des chimères aspiré par la roue du temps. Ton sexe a été tranché en sept parts disséminées sur la lande. Ton cœur ayant été ouvert n’a révélé aucun secret. Tes viscères avaient déjà pourri, de mélancolie. Ta cervelle avait l’aspect d’une éponge qui ne retient plus ses liquides. Tes yeux ont lassé les enfants soldats qui les faisaient rouler sur le sol.
Mais tu es en train de revenir.
Prends, toi qui t’éveilles d’un sommeil de dix ans, de cent ans, de mille. Prends ma fille.
Prends, toi qui réclames un nouveau nom. Prends ma fille.
Je te la donne, du haut de mon trône peint en bleu avec les clés des univers gravées pour ceux qui savent lire, sous mon dais des saisons, je te donne ma fille, moi que tu appelais métèque et regardais avec dédain à ton arrivée dans ce pays il y a longtemps, soleils et lunes, révolution des vents, escorté de ton armée fière et bâtarde. Tu avais, disais-tu, l’œil de ton Kaiser dans l’orbite pour mesurer la terre et en prélever l’ombre exacte. Mais aujourd’hui cet œil est crevé, ton foie est rongé, les pointes de ta langue fendue se contredisent.
Tu avais l’honneur, disais-tu, le devoir d’empiler des cailloux au nom de ton Kaiser pour marquer la distinction entre toi et nous, pour déposer ici ta grandeur de là-bas. Mais aujourd’hui ton mur a vieilli, tu en as fait autant, les renards ont creusé leurs terriers dessous, les arbres abattus par la foudre l’ont défoncé, les pierres se strient de plaies, de rides, gangrenées de mousses jaunâtres comme ton visage, le jeu de la lumière les fait grimacer, les créatures les rongent, des pans s’écroulent alors que tes bras ballent, peu à peu, et nous sommes prêts à enjamber ce qui reste avec nos hurlements féroces.
Il y a quelque chose en nous que toi et tes semblables n’aviez pas réussi à vaincre. Quelque chose tapi dans le refuge des temps futur et passé. Quelque chose plus fort que vous tous, plus fort que toutes les armées. Mais il valait mieux que tu l’ignores.
Eh bien alors, prends.
Prends ma fille. Entraîne-la dans ton lit, attache-la, couvre-la. Possède-la de force en mon nom. Arrache sa tunique, défais ses cheveux rouges, écrase sous ton pied les coquillages qui les ornent. En mon nom, elle te griffera la face et tu en jouiras plus fort. Elle t’écorchera pour envelopper ensuite ton corps à vif de bandages saints. En mon nom, elle te donnera le nouveau nom que tu réclames.
Tourne-toi et regarde.
Vos noces sont apprêtées. Les derniers invités arrivent des hautes terres et des îles du Nord et de l’Ouest, venus à dos de phoques puis de saumons. Les grottes ont été ouvertes pour ressortir les timbales des dieux lors du banquet qui créa le monde. Les serviteurs parfont le festin de baies rouges. Des navires ont rapporté d’incroyables fruits de toutes couleurs et grosseurs, à la saveur âcre ou parfumée, piquante ou douceâtre, onctueuse ou acidulée. Cinquante barriques d’hydromel attendent d’être fendues. Quatre-vingts sangliers, cinquante cerfs, autant de chevreuils ont macéré durant deux lunes pour délivrer sous les palais leur tendreté. Trois cents agneaux ont été égorgés puis rôtis dans les fosses. Les prêtres mouilleront la tourbe d’un peu de leur sang à la seconde où tu basculeras.
Regarde, tous ces gens te font signe, te guettent, te sourient. Ils sont là pour te rendre hommage. Ils ont revêtu leurs plus précieuses étoffes et leurs plus fins métaux. Se sont coiffés comme des princes, comme des fées. Ils planteront à tes pieds leurs lames et leurs bâtons de sorciers dans la terre jusqu’à la garde. Ils seront tes sujets, tes servants, tes vavasseurs. Et tu les emmèneras bouter l’occupant hors de ce pays. Tu te porteras devant eux sur ton cheval d’écailles à la robe de cendre, dans ton armure de bandages saints, tu lèveras le bras et les murmures seront ravalés, tu parleras et ta voix pénétrera, tu leur révéleras tes plans de bataille, tu les instruiras pour mener à la victoire, tu leur enseigneras ton courage, ta ruse, ta souplesse, ta rapidité, ton endurance, ton flair, ta fureur, ton amour, tu croiseras chaque regard et prononceras les mots justes, si bien qu’en eux infusera l’amour, infusera la fureur, infusera le flair, infuseront l’endurance la rapidité la souplesse la ruse et ils ne seront plus que courage, pour toi par toi en toi, les yeux plissés de courage, les dents serrées de courage, leur cri dans la gorge époumoné : Vive celui qui ne s’appelle plus !
Je suis le père de ce pays. Je suis le père de la lande, de la bruyère, du mont, de la fouine, du blaireau et de l’ours, du perce-oreille, du lierre et du chiendent. Je suis le père du rocher, de l’à-pic, de la rive, de l’aber, du crabe, de la moule et de la civelle, du varech, de la laitance. Je suis le père du galet, de la brindille, du nid, du reflet et de l’écho, des nuages et des vents. Je suis le père, je te donne ma fille.
Elle n’a jamais connu que l’occupation infligée par les tiens, elle est née pour voir grandir ton mur et grandir dans son ombre. Aujourd’hui tu la libères, tu t’ouvres la poitrine en y plongeant les mains. Aujourd’hui tu ouvres tous les murs entre les mondes, au risque de les confondre, au risque que les opposés se joignent et que la nuit s’allume, que le mâle devienne femelle, le bas devienne haut, que l’humain s’accouple avec la bête ou le démon, que les morts sortent de leur tombeaux en souriant, ramenant des plaques de chair sur leurs épaules.
Viens, maintenant : la banquet des noces a débuté. Assieds-toi entre moi et ma fille pour commander aux réjouissances. Fais comme chez toi, sers-toi de tous les plats. Applaudis les danseurs et les acrobates et les animaux savants. Salue ceux qui portent un toast à ta postérité nombreuse. Ris de leurs plaisanteries. Chante avec yeux les légendes de ta vie nouvelle.
Bois, maintenant, toi qui reçois un nom le jour de tes noces. Les hommes arrivent vierges de toute histoire, de tout caractère, de toute tenue devant leur promise. Ils sont nus et leur sexe se dresse, grâce à l’attraction. Bois, et oublie les bribes persistantes qui te font nauséeux. Bois et rappelle-toi ton nom.
Tu es mon Général.