5C. Les zèbres montent à la surface. Nicole Caligaris
Les zèbres montent à la surface, je les verrai courir pendant que je serai là-haut, léger de mon paquetage, bourdonnant, appelé, finissant la courbe qui me sépare du promontoire, de la dent dressée qui marque la fin de la terre et que j’ai quittée d’un élan, d’un mouvement qui n’est pas le mien, d’un envol et je n’y suis pour rien, qui me fait appartenir un instant à un autre règne, je les verrai courir dans le piège aux éclats que tend la surface de la mer, quand je serai là-haut, allongé, méconnaissant ma substance, piège aux éclats moi-même, dépourvu de centre, formé de creux, de départs de lumière, jouant, diffus, lancé, adoptant, comme conscience, les mille foyers de mon état nouveau, je les verrai courir, marins, ni âmes ni chevaux, zèbres des eaux qui foncent quand le soleil flanche, quand le soleil fauche d’un biais ce qui verdit, ce qui bouge, je les verrai courir, troublé par leur robe incertaine, je les verrai, fabuleux, toxiques, impossibles à tenir à la longe, impossibles à dompter en monture, je les verrai prendre possession de l’espace, du dernier mystère, je verrai, de là-haut, couché un instant avant de me rejoindre, les zèbres exercer sur tout leur turbulence, l’empire de leurs scintillements, de leurs formes déroutantes, oui, je serai horizontal, j’aurai sur la nuque une langue en train de chercher ma chaleur le long de ma colonne, la caresse bouleversante d’un baiser à l’insu du ciel, pendant que je serai là-haut, en plein milieu de la lumière, la salive répandue sur moi par une bouche qui s’apprête à m’aimer, dont le h damné m’a déjà soulevé du ciment, dont l’aspiration m’a enlevé, une langue qui me connaît depuis des jours et qui m’explore encore, sûre de moi, qui court à ma surface avec ses filets lunaires qu’elle dépose sur moi pour me prendre avant la mer et sa minute de silence, et le moment de sa couleur indécise où j’irai m’ouvrir.
Le ciel est rouge à force de me tenir, attrapé par mes creux, tremblant pendant que la terre se met à tourner. Il y a quelque chose à lécher sur ma peau, mon humidité, ma vitale goutte qui s’épaissit à la lumière, dont l’effusion appelle le petit bruit. La nuit n’est pas tombée, je porte sur ma tenue les feux cosmiques et le sang. Là-dedans, horizontal, allongé au-dessus de la sphère, au-dessus de l’espace voué aux éléments, innocent, largué de la falaise, négligé par le temps, je suis la beauté de la scène.
L’animal est sur mon cou, dressé, noir et blanc, amené au galop par la saveur de ma surface, de mes sels, je suis l’appétit du zèbre, je suis déjà son pâturage, griffé, mordu, je suis son rire et le ciel est sur moi, nuit ou pas, j’ai rejoint l’espace, je suis au milieu de la promesse, préparé, passé au bain avant de tomber, aux parfums, aux fumées, aux baumes de toutes sortes de plantes qui m’ont rendu vénéneux et prêt pour la tendresse, je suis promis, j’ai attrapé la poussière rouge des chicanes et je serai léché, lavé à la salive, je serai beau, luisant, sans étoile, mon père évanoui dans un passé irréversible, je serai central et beau devant toi, argenté de ta bave, doré des petits points de mon costume, enveloppé de rouge, odorant, livré à ton désert, mon départ résolu, mon voyage au fond de l’eau, avec le souvenir de mon père, aimé par toi.
Je suis venu, je me suis engagé dans cette campagne, j’ai avancé à l’intérieur des kilomètres de couloirs entortillés les uns entre les autres, je me suis avancé, pas encore nu, pas encore prêt, vers ce que mon regard borné prenait pour une étendue vaste, pour une terre sauvage qui n’attendait qu’à être construite et c’était moi la conquête, tournant sur mes propres pas dans ce dédale qui pré-digère tes proies.
Et maintenant que je suis sous ta langue, voulu et caressé, je suis beau.
Quelque chose de chimique a changé ma formule. J’ai été absorbé, j’ai noirci, j’ai vu s’ouvrir la passe qu’il fallait ne pas prendre, j’ai vu le plomb tomber sur tout, les parois de trente mètres bouger sur un couloir insoupçonnable, j’ai vu se soulever les chevaux, je les ai vus se tordre, cabrés, la bouche en sang, j’ai vu le ciel verdir sous l’effet des oxydes. Dans cette lumière, sifflé par les fifres, j’ai volé.
Et les V blancs criaient dans la débâcle.
Je laisserai aller la face de ma médaille à l’intérieur de ta bouche qui ne sait pas produire un son articulé dans une langue humaine, et ce qu’il adviendra de cet or que tu manges, dont la chaîne que je n’ai pas quittée me suspend à ton larynx, c’est ce qu’il adviendra de mon propre cœur, j’attends, orné, huilé, palpitant.
J’attends de descendre profond dans les vessies que ta toison écarte de la chaleur du soleil, c’est là-bas que j’irai trouver mon alcool, dans le jus dont je suis déjà noir, filtré par tes membranes, sur le point de rejoindre ton sang.
Et nous serons couchés, cachés ensemble, tendus, dans les voiles dont le blanc a trahi, que mon voyage aura laissées là où il m’a laissé, dans l’œil du labyrinthe, en triangles du sable que la mer n’aura pas fait naviguer, que le vent ou le caprice qui les tient soulève et qu’il dépose une fois qu’elles ont été rougies.
J’entends le fort et les deux faibles du marteau qui tombe sur le fer à peine tiré du foyer, dont les brandons qui fusent viennent me couvrir et c’est comme ça, incandescent, déjà rouge, que j’avance au milieu du sable où je tomberai à genoux, où nous serons tremblants ensemble, à bout de souffle, moqués par les becs au-dessus de nous, par les plumes lâchées des ailes, par les accents blancs qui font la navette entre les creux et les crêtes de l’eau à deux tons que je n’ai pas été voir.
C’est chaud, rouge et ouvert que j’avance dans le conduit qui doit me faire disparaître au jour pour apparaître, petit humain conditionnel, à portée de la bouche qui a cette envie de me prendre.
Cambré, porté en avant, je me présente, mangé par ce désir avant d’en connaître le choc, fléchi d’une hanche, défait de ma station debout, fou d’un regard, je me présente sans forme propre, couché là où sont tombés les triangles prévus pour la mer, nu, je te sers, assoupli par la chaleur qui te sort des narines, enveloppé dans ton enveloppe, dans ton écume, sensible au tressaillement de tes muscles, sensible à la lèvre brune que tu avances vers ma bouche, sensible à ta douceur, à la langue que tu envoies refaire sur ma peau le voyage, que tu envoies en reconnaissance, ramasser les minéraux déposés sur moi, ému, humide, perdu sous toi, je suis beau.