6B. Le fantôme de l’Ecossais. Laurence Werner David

Ma paume se raidit sur la vitre du salon. Cette nuit le givre a tout recouvert : noisetiers, cyprès, toits, puits ; les bulbes de lys que le jardinier a mis en terre ont gelé. La bruine se cramponne aux palissades et s’enfoncent jusque dans le fossé qui borde l’enclos. Derrière la cour récemment dallée des voisins, le martèlement de bottes ferrées glissant par à-coups sur le sol m’a alertée puis attirée. J’ai passé un doigt sur la vitre embuée, une petite fente de la taille d’une griffe est apparue. Un corps vêtu d’une cape rouge très sombre patinait dangereusement. Par la fente, son habit était celui d’un guerrier. Je n’ai pas ouvert ma fenêtre. Son manteau était sale, lourd, effrayant, des morceaux d’immondices s’étaient coagulés dans la laine, et le filet de lumière qui filtrait derrière la brume épaisse semblait graisser les parties les plus crasseuses de son vêtement.
Devant la maison il a hésité. Son bouclier a trébuché. Il ne l’a pas relevé. Il est resté au pied du parterre de violacées qui résistaient au gel. Son attitude, pourtant hagarde, n’avait pas l’air de vouloir renoncer. Il avait le front en sueur. Des yeux frappants qui ne fixaient rien. Un corps massif qui ne se détendait pas. Des expressions qui pouvaient exprimer la souffrance ou l’envie soudain de séduire. Les expressions de ce corps variaient vite, sans restriction. Sa peau était rose.
Sa peau est rose. Elle est claire comme la sienne.
Dans son manteau il s’est abaissé, ses lèvres se sont entrouvertes sur le parterre de fleurs. Il s’est relevé, respirant l’air frais, métallique, et si son cou ployait, et s’il portait les traces de la fatigue du voyageur, derrière ma fente de givre j’ai été bouleversée par le frémissement qui a étreint une minute ce corps massif.
La lumière était devenue moins douce, plus blanche que le paysage qui disparaissait encore sous la montée d’un nouvel éboulis de brouillard ; elle m’enfiévrait et me rendait craintive, elle créait des tourbillons spongieux qui effaçaient par intermittence jusqu’à ma petite fente, brusquement recouverte d’un voile laiteux.

J’ai alors crié : Je te vois.
Il a relevé la tête.
Il n’a pas vu qui criait.
Il n’a pas entendu que quelqu’un d’autre que lui criait sa peur.
Ou peut-être que si, justement, il a su.

Il n’est pas entré. Il est resté debout devant la maison, à attendre les yeux mi-clos, engourdi comme moi qui ne voulais plus que cette maison abrite un secret. Comme j’avais eu peur. Comme j’étais devenue vieille pendant toutes ces années, croyant réussir à fixer le visage de cet homme qui était parti pour une guerre lointaine, pour la construction d’un mur improbable.

Il s’est assis sur le banc près de la porte d’entrée. Il a caressé sa cuisse droite avec de larges mouvements de félin : une compresse entourait sa cuisse. Plaies souillée. Suturée. Taches de sang.
Sang des Barbares.

J’ai soufflé à l’intérieur de ma paume raide. A cause de cette blessure qui maculait la cuisse du guerrier j’ai passé entièrement ma main sur la vitre glacée, luttant contre l’engourdissement, frottant les carreaux jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement transparents et que rien ne devait plus nous séparer l’homme et moi car cet homme-là n’avait pas le droit de me condamnée à n’être qu’un regard.
Et tu m’as regardée, et tu as butté contre quelque chose de plus fermé, dur, encerclant, rigide, plus ankylosant qu’un visage ; même le visage de la femme que tu avais pris l’habitude de connaître et d’abriter dans tes bras ressemblait à une quelconque passagère : je suis devenue, un instant, brusquement, un éboulement silencieux, un horizon inutile, un spectre de cristal. Notre maison, une petite montagne de lave refroidie.
Aucun geste n’est venu. Ton corps aimé s’intercale et masque ton corps qui saigne. Tu es l’homme lointain de chaque instant dont j’ai serré si subitement, parfois dans la douleur du vide, la fraîcheur des muscles.
Autrefois, je me souviens, tu rêvais de ponts, et puis tu as pensé construire un mur. Il se peut que l’homme prostré dans mon jardin cherche la dynamique d’un mur dans lequel il se rendrait prisonnier. Ton corps chauffé aux émotions de la guerre butte contre l’absence de murs : dans le flux et le reflux des horizons autour de la maison il n’y a rien qui ne vient contraindre ton regard.
Mon cri s’est couché dans une substance ouatée, à jamais séquestré.
Mon visage sous l’œil du guerrier ne cesse de quitter sa place pour n’en trouver aucune autre nulle part.

Devant moi, au-delà de la palissade, des silhouettes marchent tout près du guerrier ; irrégulièrement elles passent à côté de la barrière du jardin. Des ombres voisines que je reconnais toutes : grandes, hospitalières, marquées par le regain du froid. J’essaie de m’écarter d’où je suis collée. Mon cerveau encombre mes jambes, et mes bras durcis me barrent étrangement la route. Un de mes voisins les plus proches, s’est arrêté. Dans l’encadrement de ma fenêtre son geste amical m’est adressé. Tout brûle : mes tempes mon front ; tout se déforme : mes lèvres à force de vouloir sourire. Sous ma langue je sens l’odeur de cœur et de sang qui bat. Une forte brume neigeuse frappe le vêtement du guerrier, bouffit le rouge de la laine qui efface la graisse et la couleur. Dans un accès brutal où l’air semble se solidifier et éteindre en même temps la lumière du jour, la vitre contre laquelle je respire mal s’est refroidie.
Mon voisin a longé l’allée devant l’entrée de laquelle le guerrier n’a pas bougé.
Seule la tête du guerrier s’est soulevée. Il suit maintenant la courbe que décrit une pomme coincée dans la roue du puits. La langueur circulaire du trajet du fruit semble dissiper la tension qui s’est longtemps attardée dans le corps viril, excédé d’angoisse. D’autres habitants, silhouettes de plus en plus empressées, sont entrées dans le jardin. Ils s’assemblent, s’entremêlent, explosent en chuchotis, hommes, femmes du village, tous explosant de paroles remplis de questions sans motifs.
Mon voisin m’a étreint.
Son étreinte n’est pas comme la sienne. La sienne était lente, passagère, étouffée.
J’articule des mots. Je m’efforce à un nouveau sourire pour que mon voisin comprenne que ce sont des mots qui annoncent la joie et le retour que j’articule. Il me dit, rassurant : « Oui, oui, les baladins et les mimes, tout sera comme vous avez prévu », et son bras exerce une pression sur ma hanche pour que je m’éloigne de ma fenêtre trempée de vertiges et de luisances acides, et je flotte dans les bras de cet homme décidé à me créer un passage jusqu’à la grande porte de l’entrée, détruisant lentement mon immobilité, visage protecteur parmi les visages, enchaîné à lui qui, devant le jardin crépitant de chuchotis engloutis, donne l’ordre qu’on dresse le décor.

Ils sont tous venus. Les forts, les amis, les complaisants, les bienveillants, les importuns, les fortunés, les tourmentés, le chœur, les joueurs de flûtes et de trompette. Tous miment le retour du paysan langoureux, de l’Empereur bâtisseur, de l’ogre idiot. Leurs masques aux lèvres fermées sautillent dans le jardin de cendres blanchâtre pénétré de petits bruits de cristaux qu’on écrase. Leurs masques se dissolvent dans le brouillard, ne laissant parfois apparaître plus que des cheveux humides et longs sans visage. Je ne vois plus la barrière. Les villageois sont si nombreux. Ils dansent. Des danseurs mal coordonnés, sans tête, témoins enlisés d’un spectacle prévu de longue date, qui battent du pied pour le retour d’un monde éternel à travers le corps d’un guerrier qu’ils ne reconnaissent pas mais que j’ai, moi, dans mes yeux que je ne peux même plus mécaniquement fermer, reconnu. Ils dansent dans le silence, c’est à peine si j’entends le chant d’une flûte étouffée, qui vient s’éteindre à ras du sol.
Mon voisin me conduit au-delà de la porte de l’entrée de ma maison. Je flotte sous une allée de torches ; nous avançons ensemble au devant de paysans aux robes bariolées, de cuisiniers aux nez immenses, de pédagogues brandissant de tout petits cœurs humains desséchés, intimidés par les cris féroces des enfants feintant le combat à portée de leurs pères qu’ils ont maquillés de peintures, s’imprégnant des gestes qu’ils leur ont vu faire pour d’imaginaires expéditions guerrières. Il y en a combien jusqu’à la barrière ?
Un cri féroce, un cri de poitrine de bête, a anéanti la joie muette de ceux qui piétinaient la terre. Autour de celui qui a mugi, les villageois masqués se sont arrêtés de danser. J’ai vu mon guerrier, devenu sous leurs cris un chef étranger – cheveux très longs, torse nu tatoué, blafard comme l’océan de blancheur mate qui l’entoure- s’affaisser devant une jeune villageoise qu’on a fait marcher jusqu’à lui. Sous une pluie de céréales et de perles de graines, après des siècles d’inertie, il a levé son visage vers ceux qui, sous cette soudaine averse d’or, espéraient que le spectacle de nouvelles fiançailles réveille les plus anciennes. Sans effort la fille qui est l’aînée de la maison d’à-côté, est venue poser sa tête contre la poitrine du chef étranger, mon guerrier, celui qui s’est arrêté au seuil de mon jardin.
Je sens le poids de cette fille. Je sens l’humiliation de n’être pas prise, ni caressée, ni même écartée.
Elle s’est alors détachée de lui. Elle a soulevé la compresse, soufflé sur la plaie suturée et souillée, avec une douceur que je lui ai enviée, elle a nettoyé cette plaie avec l’eau vinaigrée qu’un paysan lui a offerte.
C’était mon roi. C’était mon fantôme. Roi et fantôme rentré du royaume des Pictes qu’un mal mystérieux attirait toujours jusqu’à la paroi prochaine.
Le roi qui tend un bras devant lui pour qu’on lui remette son manteau sale, n’est pas caressant ; il semble oisif et apeuré, apeuré et tyrannique ; le mal qu’il porte éclipserait aussitôt l’amour qu’il porterait à une femme vers qui il reviendrait. A tous il voudrait dire Cessez de me regarder. Mimes, baladins, cuisiniers, paysans, pères, mères, jeunes femmes, Cessez de me regarder. Dit avec l’œil sévère d’un enfant pour qui le monde est devenu brutalement sérieux. Ce roi est un coupe-gorge au fond de ma nuit désorientée.
Ils t’ont porté jusqu’à moi. Toujours prévenant, mon voisin m’a conseillé de prendre ta main.
Nous sommes restés seuls face à la maison.
A l’intérieur les chandelles projettent sur les murs des animaux de ferme qui rapetissent et grandissent sans cesse. Les murs étaient, le bois des meubles était. Ma maison était. Le guerrier a hésité à entrer dans une maison qui était. J’ai entendu les mimes s’éloigner dans la l’obscurité blanche : un fantôme avait été de retour parmi eux, ils s’en étaient amusés, puis ils s’étaient tous tus.
Mon guerrier n’est pas entré.
Il ne s’est pas approché de la maison.
Dans sa geôle de glace, je ne sais plus s’il a pris ma main, ou bien s’il l’a saisie. Je crois qu’il l’a saisie, c’était dans sa manière d’être.

Je t’entends.
Maintenant je te vois, je dis que je te vois.
Je sais de quel pays tu reviens
J’ai compté les années, j’ai estimé l’âge que nous aurions quand tu rentrerais
J’ai douté de ton absence si tu savais comme j’ai douté de la réalité de ton absence
J’ai cessé d’être au coeur du temps véritable
J’ai douté de la réalité
Si bien qu’il a fallu que je commence à penser.
A force d’aller et venir entre ce qui était sûr et ce qui ne l’était pas, j’ai dû accumuler une folle somme d’expériences nouvelles ; je n’ai pas désiré douter de tes derniers mots, ni de ton éloignement, ni de ta disparition brutale et sans fin.
Je ne sais toujours pas si cette guerre que tu n’as pas gagnée, ni même perdue, et que tu rapportes dans ton souffle solitaire, était juste.
Aurais-tu trouvé une guerre juste ?
Nous nous regardons comme à l’origine
Etonnamment nous connaissons les passages.

Je suis à côté de toi
J’aimerais croire que ton regard crée encore le monde dans lequel le désir abritait nos peaux radieuses et nues.
Je marche avec toi, pieds dans la neige
Comme à l’origine
Nos jeunes corps connaissaient les passages
De fragiles intensités nous submergeaient et nous émerveillaient
Sans que nous ayons jamais eu besoin du soutien du souvenir pour les solidifier.
Comme tu es loin et comme ton souffle immobile sur mes cheveux, pourtant, se charge d’une sourde électricité connue…

Tu n’as plus d’idées
Comme autrefois
Tu me parles, tu insistes : Je n’ai plus d’idée
Plus une seule idée à échanger avec les gens du village.
Avec moi tu t’efforces à deux ou trois mots—
Tu continueras à être le centre des rumeurs, te dis-je.
Je pressens que tu voudras tuer tout ce qu’il y a au centre.
Et mon sang monte à mon visage de femme, et je cherche dans ta langue ce qui dans la mienne serait encore bon pour notre quotidien. Près de toi je vais imaginer une nouvelle manière d’être qui ne sera pas dénuée de fissures, de crevasses, de coins retranchés où abriter et étouffer nos retrouvailles. La main que tu saisis est brûlante. Tu la saisis sans cesse et jamais tu n’arrives à la prendre. Et pourtant elle brûle, elle étincelle dans la vaporisation lente de la nuit embrumée ; elle brille avec une violence sourde comme le bouclier bordé de lames de fer que tu as laissé choir à l’entrée du jardin.
Nous nous endormons dans ton manteau de laine terreuse. Nous passons du côté des rumeurs que tu essaies une dernière fois de saisir avant qu’elles ne s’étendent, muettes, jusque ce mur de pierres qui s’est effondré, obscurcissant tout dans sa chute. Tes secrets pour toujours silencieux.

7 juin 2016
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