68 - Buenos Aires pour horizon
(photo : quartier de Recoleta, Buenos Aires)
1. Un Fleuve sous le fleuve.
La plupart du temps, un fleuve coule entre les immeubles. On ne peut ni l’éviter ni le traverser. On le voit, on l’entend cogner, battre les murs, gronder, chercher un accès vers la mer. Belle, implacable course des flots, une ombre mouvante couverte par le soleil, comme deux chiens errants s’accouplent dans la rue, les yeux grands ouverts, emplis de larmes et de glaires, toute cette eau et cette lumière, pure et empoisonnée.
Tout, partout ailleurs vaut mieux que ce remous, mais c’est ici que les gens vivent et que je vis. Les gens descendent avec ce fleuve qui n’existe pas et qui les engloutit. Il y a si longtemps qu’ils nagent, dérivent, se noient sans se noyer, boivent, recrachent et suent le liquide, si longtemps, comme leurs pères, leurs mères et les autres avant eux, qu’ils ont oublié leurs montagnes verticales et leurs prairies. Ils ont été pris un jour d’orage ou durant une nuit d’ivresse, arrachés, déboulonnés par la coulée de boue spirituelle. Ils se sont mis à la fenêtre de leur maison, ferme, magasin, bureau, à la fenêtre de leur pauvreté, de leur misère, pour se vider d’un coup, vomir leurs entrailles et toutes les couleuvres avalées depuis leur naissance et durant leur modeste vie, leur existence sédentaire, avant de basculer dans le vide, avec leurs boyaux qui se tordent et qui filent vers le fleuve sans nom qui les emportera tous, jusqu’au dernier.
Les voici à l’embouchure. Ils tournoient par millions. Ces tourbillons se creusent et se gonflent, forment des nœuds et des arches, des ponts, plus nombreux, plus serrés, ils roulent plus bas jusqu’au fond du paysage, jusqu’au siphon par où les mégapoles se libèrent dans l’océan. Buenos Aires est l’une de ces villes sans bords, un fleuve tumultueux qui prend source dans les Andes, racle la pampa désertique, un écho, un grondement, une plainte, un chant, la violente espérance de l’humanité.
2. Cliché de rue à Buenos Aires.
Le chien de race dit la richesse de l’homme qui le tient en laisse. Hommes inexpressifs et leurs animaux étranges, comme débarqués d’un navire de l’Ancien monde et demeurés intacts, taillés pour la vie de cour, espagnols jusqu’au bout des griffes, menus, agressifs, dédaigneux dans la hargne, et leurs maîtres tout pareil, mais en sourdine, sans hargne ni griffes, lustrés par le soir, un journal à la main, une cigarette aux lèvres, leur virilité rentrée prête à bondir, toujours plus calmes à mesure que vient la nuit et que les femmes se font plus nombreuses, ou plutôt, maintenant que les matrones à tablier plastifié devant les supérettes sont remplacées par leurs filles et petites filles dont les lèvres d’un rouge douloureux grimacent quand on les regarde, sauf quand ce sont les chiens qui se jettent dans leurs jambes, surtout ceux à poil dur, longues saucisses à tête de Charlemagne.
3. Buenos Aires, 2 avril.
Un roi descend l’avenue Santa Fe. Il a mille visages, il porte mille costumes, car il prend l’apparence de celui qui pose les yeux sur lui, vieillard, homme, femme, enfant, animal, nourrisson. Mais en ce 2 avril, jour du souvenir de la guerre des Malouines, personne ne regarde le géant et ses miroirs de l’autre vie, descendu des Andes avec son peuple affamé, modestes agriculteurs, éleveurs de l’Archipel vertical, car aujourd’hui, Buenos Aires s’est vidée de ses habitants. Dès l’aube, après une nuit blanche de chants, ils ont pris la route, le train, pour se jeter vers l’extérieur et se fondre dans la pampa, comme l’armée du dictateur-général Galtieri s’était embarquée en 1982 vers l’archipel britannique pour en reprendre possession, déclenchant une guerre contre personne, quelques moutons, quelques bergers, des herbes folles, sans imaginer que la féroce Thatcher viendrait à sa rencontre, cette armée gavée de nationalisme, aveugle, muette, sourde comme toutes les armées, s’élançant pour la gloire et remportant, malgré elle, une immense victoire dans sa défaite contre l’Anglais : la chute de la junte militaire. Un Africain se tient seul sur la place de la Casa Rosada, le palais présidentiel retranché derrière une double rangée de barrières anti-émeutes taillées dans la masse, forgées sous Perón, renforcées sous Videla, repeintes sous Kirchner, désormais rouillées jusqu’à l’os, mais toujours efficaces pour défendre Macri contre le peuple qui gronde après les innombrables licenciements et les coupes budgétaires du nouveau gouvernement, qui craque et qui lève le poing au ciel, là-haut, en direction du vide imperturbable où se perd sa clameur, au-delà du drapeau azur et blanc, avec les noms des victimes de la dictature dont un ministre libéral vient de remettre en cause la dimension exemplaire, et les noms des centaines de femmes tuées chaque année par leurs compagnons ou hommes de tout poil et gauchos à la petite semaine qui cognent pour exprimer leur amour. Buenos Aires s’est vidée. On respire un air léger avec les ramasseurs de cartons assis à l’ombre de leurs carrioles. On se regarde ; un père, une mère et deux enfants ; on les regarde et on déchiffre une histoire sur les clous et les griffures du char, une histoire qui n’est pas la leur, ou pas seulement, mais aussi celle du jeune Diego Duarte, mort enseveli sous la Montagne aux ordures, au nord de Buenos Aires, assassiné par la police qui protège ce trésor de déchets, une histoire mille fois colportée de quartier en quartier, de la périphérie vers le centre et retour, jusqu’au pénitentier de San Martin, jusqu’au pavillon 48 où sont enfermés les "cartoneros", une histoire qu’ils racontent à qui veut les écouter, personne, sauf Alicia Dujovne Ortiz qui les a enveloppés dans ses bras d’écrivain, eux et le cadavre de Diego Duarte, et ce père, cette mère, ces deux enfants ; c’est alors que l’Argentine se met à briller.
4. Buenos Aires, 3 avril.
Le 8 avril 1963, après 23 ans et 226 jours d’Argentine, pays qu’il a visité par hasard peu avant le début de La Seconde Guerre mondiale, et qui l’a retenu par nécessité, Witold Gombrowicz s’embarque sur le transatlantique Frederico Costa reliant Buenos Aires à Cannes. Il est entouré par ses amis écrivains polonais et argentins, rassemblés sur le pont avant le départ. Une photo le montre enveloppé d’un drap sombre, la bouche de travers, les yeux plantés au-delà de l’objectif, cherchant une coulisse où se confond le passé et le futur, où le retour désigne à la fois une Europe disparue, engloutie sous les bombes, et un exil qui ne prendra jamais fin. Couvert de mains qui cherchent à le toucher, qui se posent sur ses épaules, ses bras, sa poitrine, son dos, des mains qui le poussent et qui le retiennent, l’agrippent et le griffent, il se serait écrié : "Ne vous trompez pas de victime, vous devez tuer Borges !"
Dehors, derrière la vitrine de la librairie "Libros del pasaje", rue Thames, la pluie, la pluie, la pluie. Le libraire s’appelle Felipe. Nous sommes seuls avec Borges et tous les écrivains qui cherchent à lui ressembler, dont les livres escaladent les étagères jusqu’au plafond de verre, et ceux qui ne rèvent que d’appliquer à la lettre le conseil de Gombrowicz, peut-être plus nombreux, qui ne veulent plus vivre au royaume fantastique du Littérateur Capital, qui veulent que le langage aille vers le commun, se fasse torsion, compression, dériliction, faillite, tâtonnement, balbutiement, se fasse petit, rare comme la chance, furtif comme l’éclair. Felipe Herrero a une vingtaine d’années. Il est aussi éditeur et poète. Il descend de son échelle en bois avec hésitation, à regret, comme un enfant descend de son cheval à bascule, chargé de livres qu’il dépose sur le comptoir. Il dit encore, "la liberdad es... pregunta" (la liberté est... question). Seuls, pas un client à cette heure. La pluie cesse ; soleil, soleil, soleil ; puis elle reprend.
La pluie où je voudrais plonger mes mains ébouillantées sous la douche, ce matin. Trois robinets : eau chaude, eau froide et sélecteur pommeau/bec verseur. Pas sorcier. Pourtant, pas moyen d’ajuster la température, le robinet d’eau froide régissant aussi la puissance du jet, de même que celui d’eau chaude, mais avec retard, neutralisant ou multipliant l’effet du premier robinet, tandis que le sélecteur orchestre la congélation ou la brûlure avec une imprévisible imprécision. La pluie et le vent, désormais déchaînés, secouent les platanes peints de Palermo Soho. Le peu de poids de cette pluie soulève la ville, comme l’écriture soulève les choses, leur donnant vie, ajustée à Buenos Aires, seule matière inerte à mériter le nom de littérature.
à Dominique Dussidour
(photo : Rio de la Plata)