6A. Tout se diffracte. Sereine Berlottier
(…) Tout se diffracte et tout se disperse, chaque mot écrit là a son frère miroir, la même histoire, une autre tentative, soi comme dans une très ancienne vieillesse plongée, répétition. Je regarde les ombres, les cinq fenêtres éclairées dans l’immeuble de l’autre côté de la rue. Au sixième étage un homme range quelque chose au fond d’une armoire, quitte la pièce et réapparaît dans la pièce voisine. J’aime que les fenêtres s’allument ainsi une à une, j’aime imaginer qu’on pourrait, l’un et l’autre, tourner la tête au même moment, se regarder, se saluer vaguement ou simplement immobiles attendre que l’un de nous deux se décide à baisser la tête. Des formes bougent derrière les fenêtres et pourquoi faudrait-il que je sois liée à la tienne plutôt qu’à celle-là ? Un rideau tremble. Je crois apercevoir sur le mur une toile blanche ou très pâle. L’homme vient de disparaître. Les hommes allument des lampes et disparaissent très vite. Ils quittent les pièces éclairées. C’est comme ça. On ne sait pas où ils sont. On attend un peu et puis on se lasse. On tourne la tête. On les oublie. Parfois les ombres se raniment derrière les vitres. Parfois les hommes reviennent, ils poussent la porte du bout du pied, ils portent des objets lourds, des formes opaques et incompréhensibles qu’ils posent lentement sur le sol.
J’imagine que les choses s’ensevelissent progressivement au fond des tiroirs, j’imagine les strates, les pellicules poussière, un terreau dense. Je passe un doigt sur la vitre, je regarde le minuscule chemin tracé, la peau sale, la lumière des lampes aux fenêtres, un grand seau vert sur un balcon de l’autre côté de la rue. Tout ceci va s’éteindre doucement et il y aura sûrement un repos un jour. Je traverserai la ville sans penser que tu es peut-être là quelque part, un grand sac en cuir noir à tes pieds, regardant les façades d’immeubles, hésitant à reconnaître plus loin la forme de mon front qui traverse une rue.
Peut-être liras-tu ces pages très vite, peut-être liras-tu seulement les dernières lignes, peut-être as-tu déjà décidé quelque chose, et puis venir, ne pas venir, ne jamais revenir sûrement. Sur la couverture du livre une femme rousse, blonde peut-être, la gorge nue et la peau très blanche, dodue, une coiffe rouge à plume perchée sur le crâne. Sa bouche est fermée, ses yeux regardent sur le côté. Elle porte un épais collier de perles blanches. On ne sait pas son nom, on ne sait pas non plus pourquoi elle est là, on ne sait pas si elle a appris à se taire, à faire aux autres des choses avec ses yeux seulement, avec ses petites lèvres têtues et closes serrées. Faites une porte à votre bouche, dit le sage ; laissez plutôt vos coffres et vos trésors sans serrures, que vos lèvres, et ayez soin qu’il n’en sorte jamais aucune parole qui puisse être blâmée. Ils disent aussi, dans ce livre que tu as laissé, que le silence des hommes n’est pas le silence des bêtes. Ils disent que notre silence à nous doit signifier quelque chose, doit peser sur l’autre comme une parole, un geste, une expression du visage. (…) Je regarderais tes mains et tes doigts et ta bouche et peut-être que je me tairais. Tu aurais fait le chemin, le voyage, tu aurais monté les marches de l’escalier, tourné la tête, regardé à travers les vitres, marché, et à présent tu serais assis en face de moi, avec cette attente, une chose que j’aurais promis d’apporter, les mains croisées lentement sur la table. Je regarderais tes doigts dépliés lentement, la cigarette, je les regarderais en pensant il ne tremble pas, ne tremble plus, ne tremble pas cette fois encore, et peut-être a-t-il fait exprès de me laisser ce livre-là posé simplement sur une étagère en partant, penserais-je en levant les yeux, en plongeant la main dans mon sac, en ouvrant le livre devant toi au hasard, étonnée d’y trouver des phrases soulignées autrefois au crayon de papier, sagement, comme si j’allais bientôt devoir gommer les traits dans la marge, oubliant qu’on n’efface pas tout, oubliant qu’un secret ne doit pas s’écrire, car à peine le secret est-il assez caché dans l’âme de celui à qui on le confie, dirais-je en posant lentement mes mains à plat sur la table à côté des tiennes. (…) Ces parenthèses, vois-tu, je crois que tu l’as deviné, ne sont pas de vraies parenthèses, ne coupent rien, ne cachent rien non plus entre nous. Seraient comme des silences semés, petites entailles coupées dans la trame des mots. C’est le moment où l’on ne dit rien, on se regarde, on habite autrement cet espace, la main on la laisse posée sur la table, la paume creusée, comme une coupe, un bol, on ne met rien dedans, on se délivre de l’illusion qu’on va tout se dire une fois, cette fois, on se délivre de l’illusion qu’il y aurait une histoire complète au dehors, si on tirait chaque pan du rideau, une scène, bien sûr, si on tirait sur le pan de droite et le pan de gauche, si on montait sur la scène pour avancer jusqu’au bord et accrocher chaque main au tissu, brusquement, doucement, brusquement ou bien tout doucement y entrer, y aller, qu’est-ce qu’on verrait si on faisait une chose pareille, qu’est-ce qu’on pourrait bien avoir envie de savoir en faisant une chose pareille ? (…) J’ai essayé, j’ai échoué, je regarde très calmement la suite, la suite m’attend, il n’y a pas de surprise, il suffit de faire un pas de côté, poser le sentiment face à soi et faire un pas de côté, le poète dit on fait le pas de côté et on cherche les dix-sept syllabes de la colère, on cherche les dix-sept syllabes de la beauté du héron, on cherche les dix-sept syllabes de la lune tendre, on est debout à côté du sentiment posé, on est debout, on est posé, on est désuni, c’est ainsi qu’on se sauve, il n’y a pas d’autre moyen, on ne connaît pas d’autre moyen, on fait le pas de côté et on cherche les dix-sept syllabes, et on a tué le héron, on a tué la colère, on a décousu sa chair de la chair du monde, et on regarde calmement la suite, la suite attend, je fais le pas de côté, je marche dans des salles blanches, je suis un triangle qui vole au-dessus du balcon, la laine de mon gilet se soulève lentement, regagne le dos, couvre la nuque et je fais le pas de côté qui transforme mon corps en triangles tissus, certains jours, vole et rattrape, revenir, revenir, je pose le je au milieu de la ligne blanche, je regarde la syllabe étrange, balbutiée, le mot seul inutile, je pose et je fais le pas de côté, je suis l’exercice poète, je m’applique, je fais le pas de côté et je reste debout, et j’essaie d’être droite, je regarde le je posé seul quelque part, sur la ligne, sur l’hypothèse de ligne invisible, inutile, étranglée ou seulement timide, ne pas interpréter seulement ouvrir l’œil, je pose et je regarde la syllabe seule, nue, la syllabe pour tout le monde, la syllabe pour tous les autres, et je regarde le je des autres et c’est tout à coup au milieu de la page la silhouette d’un homme, la silhouette d’animal humain qui marche seul au milieu de la neige et porte un sac dans le dos, et je pense qu’il en a du courage celui-là encore, et je pense, curieusement, cet homme qui marche dans la neige seul, son sac sur le dos, de droite à gauche sur la page comme s’il revenait en arrière, désorienté, sa bosse de choses cachées dans le dos, à revenir, à revenir, à toujours marcher à l’envers, à ne plus savoir s’il suit le sens des choses, et quelles choses, ni s’il avance ou recule, ayant perdu quelque chose peut-être, et revenant sur ses pas, son sac sur le dos, sa tête droite, sans même savoir ce que cela serait cette idée, comme s’il était contre nous, comme s’il ne voulait pas aller dans le même sens que nous, comme s’il cherchait autre chose, lui, on ne sait pas, qu’il a peut-être perdu, qui est peut-être enfoui dans la neige à présent, quelque part très loin dans la plaine, à moins qu’il ne marche pas de droite à gauche comme je le croyais d’abord mais de gauche à droite sur la page, à moins qu’il ne suive effectivement le sens des mots, à reculons, qu’il marche à reculons sur la page, qu’il avance tout de même de gauche à droite en creusant dans le blanc, à reculons, sans rien voir de c e qui l’attend, en présentant son sac de choses au souffle froid de l’hiver, en protégeant son visage peut-être, oui, en regardant les traces de ses propres pas, ses empreintes lourdes se creuser une à une dans la neige fondue, avec l’espoir un peu fou de (…)