Ahmed Slama l Orance

Ahmed Slama est né àOran en 1990. Il vit actuellement àParis. Cet extrait d’un roman inédit est sa première publication.


 

 

… cet été-là, nous nous étions (ma mère et moi) offert un simulacre de vacances, vendredi àla plage. On avait préparé nos affaires dès l’avant-veille. Un sac contenant habits, serviettes de bain, une glacière portative avec nos provisions et le parasol, symbole charriant àlui seul toute la rêverie du sable fin. Je m’étais endormi avec mon maillot, impatient àl’idée de revoir l’onde, excité surtout àl’évocation des courbes dénudées sur lesquelles je m’extasierais. Réveil àsept heures, dehors àla demie, juste le temps de petit-déjeuner, puis, surchargés, nous avons dégringolé un boulevard Mâtaa léthargique, y flânaient des passants aux pas mous, pieds chaussés de claquettes ; contrastant avec notre démarche empressée ; place d’Armes, ça fourmillait d’autobus, des blancs et des bleus, des longs et des courts, tous maculaient le sol, traces huileuses, amples. Des écriteaux manuscrits, plaqués contre les pare-brise, indiquaient la destination de chaque véhicule, pour les illettrés, le receveur balançait ses arrêts àla volée. L’étoile, l’étoile... criait l’un d’eux, nous avons suivi les lettres flottantes. Nous sommes montés àbord du bus bondé. Un jeune homme a cédé sa place àma mère. Moi, je suis resté debout durant le trajet, une main plaquée contre la vitre, la deuxième enserrant le barre verticale. Je m’aplatissais contre les parois du véhicule au moindre cahot, mon équilibre de fortune n’a pas empêché le receveur de me réclamer une pièce de vingt (quarante avec ma mère, deux pièces donc) que j’ai glissées au receveur dans l’enchevêtrement de bras. Le receveur, adossé au pare-brise, un rouleau de pièces fermement retenu par l’étau, que formaient son index et son pouce, cueillait les pièces qui pendaient au bout des bras, il les amassait dans son sac àbanane. Tous les jetons cueillis, il sortait un carnet et semait de tickets les bras dépouillés de monnaie.

Parasol sous l’aisselle, glacière portative et sac dans les mains, moi et ma mère, qui marchait derrière, sale habitude héritée de l’homme qui, malgré sa fuite, restait son mari, slalomions entre les champignons multicolores dans l’espoir de trouver une place face àla marée. Chance inouïe, voici une famille, elle s’apprêtait àdéserter la plage. Le père vociférait contre sa fille : elle se dandinait trop àson goà»t. La sanction venait de tomber, on part, une serviette drapait ses épaules frissonnantes, sa chevelure, collée àses tempes, serpentait, on eà»t dit un tatouage, ça me cachait son regard, la fille a hurlé, désespoir, s’est précipitée, voiture. Le père a arraché le parasol ; une brassée, la mère, a ramassé le fourbi familial. Parés, les parents l’ont poursuivie... Honteux, un peu gênés, on a planté la pique du parasol dans ce sable plat, tassé par les postérieurs de nos prédécesseurs, l’ombre du parasol marquant notre territoire. Face àmoi, Oran s’ouvrait dans le ciel, une bouche trahissant ses promesses, genoux repliés, ma tête reposait dessus, mes bras ceignaient mes jambes... je mirais de près cette mer qui miroitait au tournant de chaque rue oranaise, c’est qu’elle m’a toujours souri, cette mer, l’occasion de lui rendre la pareille ; des silhouettes, aux courbes rebondies, transperçaient le premier plan de mon champ de vision. Des silhouettes qui, une fois mes rétines aimantées, se muaient en splendides corps féminins que mordoraient les gouttes salées.

Pointait, au bout de mon maillot, une bosse, elle entravait tout mouvement ; àl’école, je pouvais la cacher sous mon classeur, mon cartable, cette bosse je n’en distinguais aucunement la cause. Je n’avais, àl’époque, pu dégager qu’un lien ténu entre l’apparition de certaines femmes, dans mes rêves et ma vie, et ce raidissement soudain... Je demeurais immobile malgré les exhortations de ma mère àaller me baigner ou m’amuser avec ceux de mon âge. Je me contentais de hochements négatifs, « si tu ne veux pas y aller, je vais en profiter, moi. Par contre, tu ne bouges pas d’ici jusqu’àce que je revienne. Il ne faudrait pas qu’on nous vole nos affaires  ».

Elle s’est élancée en direction des vagues, affublée d’un maillot aux allures de combinaison, il lui cascadait de la gorge aux genoux, s’élargissait de l’avant-bras gauche au droit, ce maillot tranchait par une pudibonderie cocasse avec la mode actuelle. Ma mère disparue dans l’onde, j’ai pu remettre de l’ordre dans mon maillot, aplanissant ma bosse. Membres engourdis, je me suis relevé, me suis étiré, souhaitant attirer le regard des filles alentour. Il y en avait une, pas trop laide, depuis un quart d’heure elle décochait des Å“illades, couchée àplat ventre, bras croisés en guise d’oreiller, le sourire humide caché sous l’épaule. Elle portait un bikini jaune, il traçait ses courbes et rembrunissait son teint olivâtre ; je lui ai rendu son sourire en le parant d’un gloussement. Geste furtif de la main, je l’ai invitée àme rejoindre, impressionnée, elle a rabattu sa chevelure, ça lui faisait un masque de boucles obliques. Les pieds plantés dans le sable, l’air béat, j’ai labouré les grains vers sa serviette. La futée, de suite elle a compris mes intentions, elle s’est redressée, animal agile, a dégagé, àl’aide du peigne que formait sa main, ses mèches, ses pupilles tremblaient dans l’immaculé, ces pupilles, elles me désignaient un balourd, poilu, àl’œil torve, du menton aux orteils il n’était que poils et chair flasque. La main en demi-cercle sur le coin de sa bouche, aparté, j’ai pu lire son articulation muette, mon père, refroidi, j’ai suivi les sillons que j’avais tracés, ma mère revenait, sous le parasol, on s’est posés, midi, ça cognait dur, avec la fille d’àcôté, j’échangeais des cillements langoureux,

« bah alors, tu es bien silencieux, ça ne te fait pas plaisir d’être àla plage ?  »

J’ai acquiescé, mollement, l’œil arrimé au bikini jaune, elle et sa famille partageaient une paella ; nous, nous avions amené des casse-croà»te au salami industriel, appelé dans le commerce saucisson cachère, du soda en guise de rafraîchissement, entre deux coups de fourchette, la fille me glissait un clin d’œil,

« t’as fini ? y a des bananes pour le dessert... oh, tu as àpeine mordu dedans. Donne-moi ce sandwich, je vais le ranger, la mayonnaise va tourner,

pas faim, j’ai grommelé,

vais piquer une tête, ça me fera du bien  ».

Je m’apprêtais àme lever , àenvoyer, d’une chiquenaude, les quelques miettes qui traînaient sur mon maillot... Un mot et ma mère avortait mon désir de baignade : « il est midi, tu as vu ce soleil ? Tu vas te brà»ler, si tu ne sais pas quoi faire, a-t-elle poursuivi en farfouillant son sac, tirant un livre de poche, coins écornés, lis ça, avoir un métier, ce n’est pas tout... faut que tu t’instruises...  » La couverture du bouquin luisait, L’Amant de Lady Chatterley... J’ai feuilleté. « Tu sais, ce livre, j’ai dà» le lire àton âge, ça m’a beaucoup appris sur la vie. Et depuis, j’arrête pas de le relire.  »

Les caractères d’imprimerie, empâtés, et les ronflements de la maternelle nuisaient àmon immersion romanesque, mes yeux escaladaient les lignes, se hissaient hors du livre, ils s’accrochaient au bikini jaune. Le bikini, dont le pachyderme paternel s’assoupissait, me désignait l’étendue bleue, il ne m’en fallait pas plus, je m’y suis rué, frissons, quelques brasses rageuses, la fille était au niveau de la marée basse, elle humectait sa nuque, ses bras, ses mains fines brasillaient tout ce qu’elles effleuraient. Je n’avais plus pied, mes jambes moulinaient afin que ma tête restât émergée. Une position mal-aisée dans laquelle j’ai vu son corps, leste, affluer, l’onde avait immergé ses genoux, elle gravissait ses cuisses, elle s’est hissée àsa taille, trempant le triangle rebondi du bas de son bikini, encouragée par cette ascension brusque, l’onde a gagné le ventre, légèrement pansu, puis le nombril. Et deux vaguelettes ont enveloppé ses esquisses de seins, sa tête, suivie de ses mèches raidies par la mer, s’est frayée un chemin àcoup de menton. Arrivée au niveau de la mienne, elle s’est mise àcontempler l’horizon,

« comment tu t’appelles ?

Ghizlaine  », elle a lâché, en deux bulles. Nous sommes restés un moment, barbotant, nos mains, nos pieds s’effleuraient, chorégraphie sous-marine. Un cri a retentit, la mer s’est scindée en deux :

« Ghizlaine !  »

Le père, nous l’avions oublié,

« Ã©loigne-toi de ce nabot, tout de suite !  »

La fille est revenue sur ses brasses, moi, je ne bougeais pas de ma planque aquatique. Je m’y suis même enfoncé,

« tu fais bien de te cacher, sale pervers  »,

hurlait l’énergumène. Brandissant un poing sous la menace duquel j’ai nagé, nagé loin de tout ce vacarme, dix bons mètres crawlés, j’ai plongé... Je ne me suis exondé qu’avec d’infinies précautions malgré la distance parcourue ; haletant ; me suis affalé sur le sable, le temps de recouvrir quelques forces. Tout ébranlé, j’ai reflué vers ma serviette. Inquiète, ma mère s’est écriée : « où diable tu étais ?

Je me baladais  », j’ai rétorqué un brin prostré, « tu vas bien ? – ça peut aller, de la fatigue, rien de plus  ». Un éclat est passé dans ses yeux, je me suis allongé, un éclat que je lui connaissais bien : la famille qui était àcôté, là, l’index maternel désignait du sable tassé, il contrastait avec la surface irrégulière autour, ils sont partis dans un barouf épouvantable, une scène, je ne te raconte pas. C’était la fille qui, apparemment, traînait avec un gamin, le sommeil flouait le portrait maternel, étouffait sa voix. Les yeux mi-clos, j’ai sombré. Dix-sept heures, ma mère m’a réveillé, l’heure de rentrer...

 

Ahmed Slama

25 février 2015
T T+