Ann Jefferson / Nathalie Sarraute comme comédie de la critique

Ce texte est celui d’une communication prononcée à l’occasion de la soirée d’hommage consacrée à Nathalie Sarraute à la BnF le 9 mai 2001dans le cadre des conférences sur les femmes écrivains au XXe siècle. L’enregistrement sur vidéo de la soirée peut être consulté dans la collection audiovisuelle de la BnF.

Ann Jefferson enseigne la littérature française à Oxford. Elle a édité Les Fruits d’or, Entre la vie et la mort, Enfance et l’oeuvre critique de Nathalie Sarraute dans les Oeuvres complètes de Nathalie Sarraute, sous la direction de Jean-Yves Tadié, dans la Bibliothèque de la Pléiade. Elle est l’auteur d’une étude sur l’œuvre de Nathalie Sarraute, Nathalie Sarraute, Fiction and Theory : Questions of Difference parue chez Cambridge University Press (2000)


Nathalie Sarraute s’est toujours méfiée des critiques. D’une part parce que, selon elle, le discours critique est toujours voué à l’échec, et d’autre part, parce que la personne du critique s’interpose fatalement entre le lecteur et l’écrivain. Nathalie Sarraute a beau être l’auteur de ce que, dans les Œuvres complètes à la Pléiade, nous avons appelé une ‘œuvre critique’ (et c’est moi qui ai été responsable de les présenter), mais le soupçon qui est toujours à l’ordre du jour chez Nathalie Sarraute, porte tout autant sur la critique littéraire que sur le fameux personnage de roman. La relation du discours critique au texte qu’il prétend commenter est la même que celle du ‘personnage’ par rapport au for intérieur des tropismes - c’est à dire nulle. Le personnage du roman ne transmet pas plus le moi qu’on se sent être, que la critique ne transmet le texte littéraire. C’est-à-dire que pour Nathalie Sarraute la critique est toujours à côté de la plaque, et pire, qu’elle fausse la réalité du texte et qu’en quelque sorte elle la trahit.

Il suffit de penser aux Fruits d’or qu’on pourrait qualifier de ‘comédie de la critique’. Les critiques que ce roman met en scène ne nous disent rien sur le livre qu’ils commentent, parce que le discours critique fait volatiliser la parole de l’auteur et instaure celle du critique à sa place. On dirait que dans le monde de Nathalie Sarraute le critique ne peut jamais servir de représentant ou de porte-parole ni pour l’auteur ni pour le texte. Au lieu d’aider à transmettre la parole de l’auteur à ses lecteurs, il la supprime ou la travestit.

Tout cela je l’ai vécu personnellement pendant que je préparais les textes dont j’étais responsable dans la Pléiade. Nathalie Sarraute a très gentiment accepté que les éditeurs de ses textes dans les Œuvres complètes aillent la voir pour la consulter. Et, en effet, quand j’allais la voir, elle était toujours on ne peut plus serviable. Si j’avais des questions concernant la source d’une citation, par exemple, elle faisait tout son possible pour m’aider à la retrouver, tout en ayant l’air de me plaindre pour cette corvée qu’elle jugeait excessivement fastidieuse et au fond, stérile. Mais en même temps, j’étais très consciente de sa méfiance à l’égard de l’appareil critique du projet. Je ne sais pas à quoi elle s’attendait exactement, mais chaque fois que je lui rendais visite, elle m’implorait de ne pas faire ‘de la critique’ dans les notices que j’étais censée rédiger pour les textes dont j’étais responsable.

Il faut dire que son attitude a été fort salutaire pour moi, même si j’ai conscience d’avoir fait plus de ‘critique’ qu’elle ne l’aurait voulu. Ce qu’elle semblait craindre tout particulièrement, c’était que je ne mette pas suffisamment en valeur son originalité, c’est-à-dire, ce en quoi elle se distingue des autres écrivains. Elle me disait souvent qu’il est si facile pour un écrivain de refaire ce qui a déjà été fait, et que le difficile est précisément de faire quelque chose de neuf et d’original. Et je crois qu’elle avait bien raison de me faire cette remarque, parce que c’est en quelque sorte le métier du critique - et surtout du critique universitaire que je suis - de commenter les auteurs en les replaçant dans leur contexte, en relevant des filiations, en les intégrant à des écoles et des mouvements, en trouvant des influences, en reconnaissant des échos intertextuels, et ainsi de suite. J’espère que ma trahison n’a pas été trop grande à cet égard dans ce que j’ai pu faire pour présenter ses textes, car, selon les critères qu’elle affirme dans son œuvre, il a dû quand même y avoir de la trahison dans le travail que j’ai fait.

Pour en revenir à la question de la personne du critique - j’aurai deux choses à dire. La première remarque est d’ordre général. A en croire la représentation de la critique qu’on retrouve dans les essais de Nathalie Sarraute (et je pense tout particulièrement à son premier essai consacré à Paul Valéry), elle s’en prend beaucoup plus aux critiques qui ont défendu Valéry, qu’à Valéry lui-même. On dirait qu’à ses yeux, les critiques ont quasi-systématiquement tendance à exploiter à des fins toutes personnelles l’auteur qu’ils sont censés commenter. Le critique, tel que l’imagine Nathalie Sarraute, exploite son commentaire afin d’afficher son adhésion à un groupe quelconque. Il n’opère jamais seul (et c’est par là qu’il diffère de l’écrivain pour qui la solitude est essentielle). Il fait toujours partie d’une bande - ou bien il aspire à se faire accepter par un groupe quelconque. Si bien que proférer un jugement critique c’est, aux yeux de Nathalie Sarraute, signaler son appartenance à un groupe - par exemple, à celui pour qui Paul Valéry est un ‘grand poète’, un ‘classique’, une ‘gloire nationale’ - ou pour reprendre l’expression de Dominique Noguez, un ‘grantécrivain’. D’après Nathalie Sarraute, on ne saurait voir dans ces qualifications que des mots de passe permettant au critique d’être dans le bain. Elles ne servent nullement à éclairer les œuvres auxquelles elles paraissent pourtant se référer.

L’autre tendance du critique c’est d’exploiter son commentaire afin d’en imposer à ses auditeurs, en s’affublant d’une autorité à laquelle personne ne saurait prétendre. Mais dans l’univers sarrautien, il n’y a d’autorité qui ne soit fausse, truquée. C’est pourquoi, dans ces cas-là, l’œuvre littéraire ne sert que de pâture aux ambitions personnelles du critique. Le critique s’érige en ‘Maître’ et sa personne vient s’installer à la place du texte et de son auteur. Et il faut d’ailleurs reconnaître que c’est un risque que personne ne saurait contourner. La critique a ses propres institutions - la revue, l’étude, l’université, voire même la table-ronde et la soirée d’hommage - qui sont d’ailleurs nécessaires et légitimes, quand bien même il importe, bien sûr, d’être conscient des intérêts éventuels de ces institutions critiques.

Mais il y a un autre aspect à la question de la personne du critique, et c’est un aspect que j’ai également vécu moi-même en tant que ‘porte-parole’ de Nathalie Sarraute. C’est-à-dire que - pour reprendre une métaphore qui lui est chère - les caractéristiques du critique peuvent ‘déteindre’ sur l’auteur qu’il représente. Et c’est ici qu’on retrouve la question du sexe de l’écrivain qui est en cause ce soir.

Car nous sommes là aujourd’hui pour fêter un auteur figurant dans une série consacrée à des ‘femmes-écrivains du xx.e siècle’. Or, pour Nathalie Sarraute, si on est écrivain, le fait d’être femme n’y est pour rien. Dans ses entretiens avec Simone Benmussa, par exemple, elle affirme à plusieurs reprises que quand elle écrit (et on n’est écrivain que dans les moments où l’on écrit) - donc, quand elle écrit, " [elle] ne pense pas que c’est une femme qui écrit " , parce que, " à l’intérieur où [elle est quand elle travaille] le sexe n’existe pas ". Le travail de l’écriture a lieu dans un endroit " où le sexe féminin ou masculin n’intervient pas " (Nathalie Sarraute : Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987, pp. 140-1). Nathalie Sarraute est catégorique sur cette question. Par conséquent, elle ne se serait pas du tout réjouie de se retrouver regroupée avec Simone de Beauvoir ou avec Colette sous une rubrique de femmes-écrivains.

S’il lui est arrivée de parler dans ses essais de Mme de Lafayette, de Katherine Mansfield, de Virginia Woolf ou de Ivy Compton-Burnett, ce c’est jamais pour reconnaître en elles une femme-écrivain. Et en fait, les femmes-écrivains qu’on retrouve dans son œuvre romanesque sont en quelque sorte l’image négative de ce qu’est pour Nathatlie Sarraute le véritable écrivain. A titre d’exemple, on pourrait citer Germaine Lemaire dans Le Planétarium, ou Maman, la mère de Natacha, dans Enfance, qui ont toutes les deux trop conscience de leur sexe et pas assez conscience de l’écriture, ce qui a des conséquences catastrophiques dans le sphère de la création littéraire. Germaine Lemaire est qualifiée de ‘Madame Tussaud’, fabricant de poupées en cire, totalement dépourvues de vie. Dans le roman que Nathalie Sarraute a consacré à l’écrivain et à l’expérience de l’écriture en général (Entre la vie et la mort), il n’y est à aucun moment question de femmes-écrivains : le type général de l’écrivain est globalement masculin, mais sans que cette masculinité soit affichée, non plus. Bref, le sexe de l’écrivain est plutôt neutre.

Pour conserver ce caractère ‘neutre’ de l’écrivain, il importait à Nathalie Sarraute d’éviter les associations féminines. Et c’est là qu’à l’occasion de la Pléiade, elle m’a avoué - très gentiment, mais très sincèrement aussi - que je lui posais un problème en tant que femme-critique. Il faudrait toutefois préciser que parmi les meilleurs critiques de Nathalie Sarraute bon nombre sont des femmes : je pense, par exemple, à ma collègue Valerie Minoque qui a participé également à la Pléiade, à Françoise Calin, ou bien à Sabine Raffy qui vient, hélas, de disparaître. Plus récemment il y a eu les travaux de Françoise Asso, de Rachel Boué et de Monique Gosselin. Elles ont toutes fait des commentaires fort perspicaces sur l’œuvre de Nathalie Sarraute, mais chez elles la question du sexe de l’écrivain ne se pose pas de prime abord. Toutefois, le grand risque aux yeux de Nathalie Sarraute, c’est que le sexe du critique ne ‘déteigne’ sur elle. Dans mon cas à moi, elle m’a avoué ses craintes à l’idée que mon nom, à côté de celui de Valerie Minogue ne fasse d’elle une femme-écrivain, c’est à dire un écrivain qui n’intéresse que les femmes - malgré la présence du nom de Jean-Yves Tadié et de celui d’Arnaud Rykner sur la couverture des Œuvres complètes. Et pire encore - à la différence de Valerie Minogue, qui d’après son nom pourrait passer pour une Française - ma nationalité britannique ne faisait qu’aggraver les choses, car elle saute aux yeux en même temps que mon sexe féminin, ce qui risquait, selon elle, de faire d’elle un écrivain pas tout à fait français.

On sait que chez Nathalie Sarraute la parole est toujours dangereuse - c’est ‘l’arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d’innombrables petits crimes’, comme elle le dit dans L’Ère du soupçon. Et pour les diverses raisons que je viens de citer, il n’y a pas de parole plus dangereuse pour l’écrivain que celle de la critique. S’il veut éviter ce danger, le critique doit chercher avant tout- au moyen de son statut de porte-parole - à créer une écoute pour l’œuvre elle-même. Puis, une fois qu’il - ou elle - l’a créée, il - ou elle - n’a qu’à se taire pour céder la place au ‘Silence’ qu’elle sait rendre si éloquent. Bref, pour faire en sorte qu’ ‘Elle soit toujours là’.

Ce qui est à la fois curieux et passionnant dans tout cela, c’est que, en tant qu’écrivain, Nathalie Sarraute est avant tout le mime de la parole d’autrui. Plus je lis son œuvre - ou plutôt, plus je la relis - plus je deviens consciente de l’envergure de ce mimétisme. Elle avait l’oreille très fine et son génie consiste à avoir su capter les façons de parler des gens, des bribes de phrases, des fragments de conversation. A tel point qu’on pourrait même affirmer qu’elle n’avait pas de langage propre, qu’elle servait en quelque sorte de porte-parole pour autrui, et que son écriture est faite de part en part de ces bouts de parole qu’elle prend à droite et à gauche - dans la rue, chez des gens, dans des cafés où elle écrivait, mais aussi dans des livres -, pour en faire un ensemble où ce qui est mis en valeur c’est moins un style où un langage en tant que tels, qu’une certaine relation au langage même.

A force de lire Nathalie Sarraute on finit par s’entendre parler, par comprendre combien la langue est à la fois ce qui sort de nous de manière quasi automatique, ce qui nous est complètement étranger, ce qui finalement nous commande. En conséquence, on finit aussi par reconnaître combien est grand l’écart entre ce que nous voudrions dire, et ce que fatalement nous finissons par prononcer, qu’on le veuille ou non. C’est cela la relation au langage que Nathalie Sarraute nous fait vivre.

Mais en rassemblant ces bribes de phrase, elle réussit à leur imposer un rythme. Le langage pour elle est également une affaire de scansion et de tempo qui permettent d’en ménager la menace. Là aussi, plus je relis Nathalie Sarraute, plus je deviens sensible à la cadence, au caractère rythmé de son écriture. C’est pourquoi les lectures qu’elle a enregistrées et que les comédiens peuvent reprendre, constituent un apport autrement précieux pour la critique. S’il veut bien y prêter l’oreille, le critique serait donc finalement celui qui sait à la fois écouter et créer l’écoute au moyen de laquelle l’originalité de Nathalie Sarraute se fera entendre.

26 janvier 2002
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