Aphorismes du pire

Les aphorismes du pire sont des preuves de goût.

Nous cultivons l’irrémédiable.

L’obscénité même, d’abord.

Un sexe offert, au centre de l’icône.

Un signe, seulement. Vide. Béance, cri sans cri.

Mais le galop de la bête, au pied de l’immense tombeau ; mais la corne de l’animal, dont la substance passe pour déterminer l’éveil du désir et sa perpétuation ; mais le ridicule de corps nus et naïfs, fixés par l’objectif, et le fixant…

Et cette sève noire qu’on devine dans l’arbre, qui monte vers un ciel de feu, ces rameaux et ces branches qui poussent et pénètrent l’outre vide d’un ciel brûlant !

Toute la sève écœurante d’un végétal énorme, qui infecte déjà.

Il semblerait que le seul temps qui nous reste soit celui de cette giboulée de gris.

On peut toujours ouvrir la fenêtre, il n’y a plus dans le paysage que des pantins de cire conversant sans fin, à propos de leur admirable statut d’êtres sans relief – platitudes démonstratives : fac-similés – au milieu d’arbres en moignons – poutrelles-lyres, sur un lit de gravats. Décombres-cathédrales.

Les rues s’alignent parfois encore, et c’est folie. Le bruyant désert des villes d’après prend des apparences de raison, sous lesquelles on devine que des hordes de loups viennent boire à des fontaines d’eau boueuse.

Des trains courent sous les nappes de béton, au pied de librairies immenses où se consultent des livres de verre, que les regards font se briser, puis disparaître.

Un grand oiseau picore la fumée jaillie des longs tubes de métal dans une campagne toute neuve, habitée exclusivement de friches d’immeubles morts. Les vitres effondrées babillent des sanglots de suie, la pluie sale pisse sur les façades.

Leurs hurlements tombaient à pic, leurs corps flottaient comme des points de suspension à la fin de phrases imprononçables. Eux, détenaient la vérité du monde : ce très très lent suicide, cette chute très sommaire, et bien précipitée, cependant.

Jamais n’apprendront. Artisans étourdis à suffisance, et gérants de l’abjection, ils prospèrent, s’engraissent. Ceux-là, désespoirs les enflent, leur font roter la conscience. Misère est belle, trop belle, et profitable proie.

Le chien Melmoth vient lécher la belle motte du policier. Lequel, appréciant calembours et calembredaines, botte aux couilles du chien Melmoth, puis vomit.

Des averses impertinentes empêchent par intermittence des parties de pêche à l’impatience : brave Colin Maillart, tu seras aveugle bientôt, ces pluies sont lentes à sécher ; tes larmes sont, sous le loup, gorgées de sels irradiés.

Des dieux sans clairvoyance machinent des complots sans suite, sinon leur propre ruine, qui les hante. L’âme des violons dégouline d’urine rêche, sans saveur. Râle des mourants, sans écho, sous l’averse.

Au pied du Mémorial des Ardents prennent tournure des débats sentimentaux, à mi-voix. La bruine incessamment dilue ces fièvres. Le syllogisme se conclura de lui-même.

Aveugles mendiant au coin du bois l’approbation des carnassiers.

Jadis était cette fête : les rassemblements semblaient déterminés par la position fixe des luminaires dans le ciel. Des villes entières faisaient leur sabbat électrique. Les habitants s’épuisaient en adorations – un œil cybernétique veillait sur cette heureuse prospérité.

Seule préside, maintenant et pour longtemps, au concert, la conjonction de l’impuissance et de l’ignominie – innocentes toutes deux.

Un piano martèle les injonctions du métronome, à l’avant-scène, dans les crissements et les sifflets ; et les voyageurs s’installent. Ils vont à leur perte, et sourient.

D’autres animaux humains nous auraient fait ou l’honneur ou la grâce de nous bâillonner avant l’étranglement. Mais les voilà, eux, plus tigres que les tigres !

Gratuite prédation.

Les sous-bois sentent l’eau de fougère et le naufrage. Les allées où nous circulions, avant, elles construisent des perspectives dont l’objet, assurément, ne saurait être que d’égarer, et les bêtes viennent en effet s’y perdre, comme nous victimes des symétries et des lignes de fuites.

Une logique s’est donc imposée, peu à peu. Sanie de ces raisonnements, mais nécessité, aussi. Sinon, ce pire-là serait illisible.

Tous les sacrifices, de ce fait, sont bâclés, mais sauvages à l’envi – la pierre des autels ayant éclaté sous le gel, lors des nuits, on égorge vite, et sans sollicitude.

Les jours en ont été atteints : ne règne plus que ce temps sans temps, et les heures irrémédiablement se ressemblent – blocs de poussière et de futilité – tout cela en suspens – une bulle, un ébahissement, une respiration à l’arrêt.

Il y a cette écume et des lèvres. Abondante, l’écume ; et données, les lèvres, comme on se vautre. Tendues, blafardes, sous le fard, évanouies à force de crispation. Des épures de lèvres. L’écume, elle, se répand. Séduction vaine que cela – prostitution à l’encan.

Ici vous ne respirerez jamais qu’entre amertume et révulsion, avec une échappée parfois, vers des gouffres aimables.

Dans la queue des scorpions se trouve une part non négligeable de la solution à toutes les énigmes que pose ce jour sans fin. D’ailleurs, ce jour fait nuit, à force, et on ne voit plus des fauves que l’éclair des prunelles sous les phares, et puis s’entendent quelques plaintes, vers un matin qui doit revenir. On ne voit plus les corps.

Lueurs, donc – traces de lumière véridique, on l’affirme pauvrement, mais avec une sorte de résolution interrogative, et sans objet réel, de fait. Les énigmes seront bientôt révolues, en conséquence, c’est certain. En attendant, le venin court dans nos membres, des volées de rideaux blancs s’engouffrent dans les chambres, les corridors se mettent à hurler.

L’écran s’affiche, minaude, bégaie : pertes irrémédiables de matière mémorielle. Et les doigts des secrétaires – goules mécaniques, photocopieuses – continuent de taper des épîtres aussitôt détruites qu’enregistrées. Les ondes transmettent ainsi des manifestes oiseux, articulés à perdre haleine sur des claviers en perdition. Les lianes prospèrent.

Les pans de la falaise glissent. Des yeux notent l’effondrement. Un chiffre se met à clignoter. Sommeil grand ouvert. Chiffre indéchiffrable : les marchés sont fermés.

Codes – dans les petits papiers du diable : diable risible, codes lâches. Clés biseautées. Nébuleuses de points obscurs dans une nuit vitreuse.

Est-ce que ça remue dans la fabrique de brouillards, ou bien les lignes à haute tension ont-elles cessé de porter le ciel ? Y a-t-il d’ailleurs encore en vérité ou ciel, ou regards pour le voir ? Les grues tournent pourtant avant de poursuivre.

L’avenir est bien évidemment la chose la plus détestable qui puisse nous arriver.

Nous vivons au milieu de vieillards infantiles et de gamins séniles.

Dans l’arrière-cagibi du cercle ultime de l’abîme, parmi les éboulis de la non-pensée fabuleuse, le chroniqueur aux multiples voix des Actualités !

Nasillement de ce métal.

Lorsque sera parachevée la catastrophe dont le cours nous comble, quand les corps des êtres ne seront plus qu’appendices encombrants dans l’économie pernicieuse gérée par ces machines, quand l’information sera devenue si efficace qu’elle atteindra de son essentielle inanité tous les circuits de l’entendement, et qu’en fait de production artistique ou de simple souvenir ce qui subsistera des individus sera la seule quantité relative de leurs déjections et déchets, il est probable qu’alors se seront déjà constitués, afin de régir la gabegie, des territoires où chacun sera cantonné, sous la houlette de quelque mafia locale, à ramifications multiples, et contradictoires – très oiseuse, très stupide, jusqu’à la confusion ultime.

Cette poésie sera infinie : plus aucun langage ne sera traduisible, on s’enchantera en effet de choses indicibles. On n’entendra plus rien. On sera muet des oreilles, et béat.

On célébrera dans le même temps, avec les mêmes mots informes, la Haine et l’Amour, l’Eau et le Feu, etc.

Bien sûr, on ne saura plus de quoi il s’agissait, et on aura tant à haïr qu’on ne saura plus où donner ses coups, tant les nécessiteux pulluleront ; on n’aura plus à prouver l’amour tant il sera vide d’affection réelle – impossible d’élire les êtres propres à le recevoir.

Les sources seront gardées par des milices chargées d’éliminer toute approche physique de cet élément dans le contexte naturel où il surgit : on distribuera des rations inidentifiables, ce sera tout. Chacun boira pour tenir ses seuls tissus sains en l’état.

Le feu sera celui de la consumation lente, du rongement des cancers et des lèpres, là-dessous. Les nappes phréatiques pulluleront de germes.

L’air sera filtré – jamais sûr. Miasmes abondants fertilisent l’hébétude.

La terre sera incapable de donner des fruits : les organismes modifiés n’ayant pas de descendance, on se nourrira d’ersatz d’apparence à peine risible, tout juste pathétique. Excréter ne sera plus même honteux, tant la honte sera assimilable aisément.

Les peuples auront émigré vers des lieux de prospérité supposée, laissant derrière eux les déserts gagner, et créant, en allant vers ces havres illusoires, de nouveaux déserts, très réussis.

Toute la bestialité du monde ne demande plus désormais qu’à se parfaire.

Le retour de la belle saison sera d’abord celui des rayons d’un soleil porteur de plaies.

Equinoxe permanent – la nuit de la conscience fera enfin la balance avec le jour du nouveau ciel, transparent – totale similitude entre les deux, tous les deux inversés. On verra tout, et au-delà, mais toujours semblablement, dans ce ciel – ses atomes nous bombarderont d’ionisations imparables ; et le présent se sera immobilisé dans l’attente d’une débâcle frappée d’essoufflement – seule lumière probable, cette toux – perte de toute lucidité.

Des yeux abondamment fermés cauchemardent toujours – le printemps, bientôt. Autrement dit, la fin sans fin du temps sans fin, le grand début.

Embrasement couve.

Incendies parfois emportent contrées entières. Dans l’attente, ces pays fleurissent.

Nouveaux blancs sur la carte absorbent les consciences.

Ici, les eaux s’écroulent d’une voûte vide de divinités qu’on puisse invoquer, ou supplier, ou maudire. Là, ces dieux survivent encore dans des caboches – pures poches de pus.

Ailleurs, les eaux montent : des fleuves se vomissent, charriant le dégoût – relents de chimie agressive, sans apaisement possible. Des animaux, qu’on sent patients jusqu’à la curée, se sont réfugiés sur les toits des terrasses : des hommes vont se noyer, faute de pouvoir se pendre. Certains abrègent, et se jettent, résolument, dans le flot. Les animaux eux-mêmes finiront par se laisser sombrer, l’ignoble farce les lassant.

L’air crache aussi, vers le haut, vers le bas, des particules qu’on respire et qui ne sont pas respirables. On se saoule sans parcimonie.

Et les machines calculeront précisément sur leurs écrans le taux de tel ou tel composant de matières létales, qui nous nourriront de façon si exemplaire.

Nous consommerons notre mort bienheureuse sous l’œil de fonctionnaires pas même ironiques, à peine doués de la parole, qui manœuvreront des viseurs.

Toute honte est bien bue, déjà, et nous n’en sommes pas ivres pour autant – pas même ivres de notre honte.

Notre honte nous fait honte. Elle subsiste, ainsi.

Un vent qui porte, et ne sait que porter, – mais quoi ? – mime un vent qui pourrait, mais ne peut plus ; un vent mime un vent, dans les bras rouges du prunus.

Ce prunus est cette créature de sang qui s’effraie ; sa sève boit ce miasme.

Un vent mime un vent mime un vent.

L’absence de désir vrai qui les a fabriqués, l’absence d’éducation dont ils sont les produits, l’absence d’avenir autre que celui de la soumission, en ont fait des absents à eux-mêmes. Leur âge ne leur appartient pas.

Les révoltes sévères, les aspirations à quelque idéal que ce soit, les conformismes de leur âge même, tout leur est étranger. Ils n’ont qu’un état, oui – celui d’exclus.

Ils ne sauraient jamais se regarder. Ils ne s’aiment pas. Ils n’ont pas d’yeux.

Gosses vieux de naissance, en effet. Rues peuplées de rires fous.

Insulter ceux qui insultent à la vie, est-ce possible, encore ?

Ces balançoires, ces manèges, ces fils qui piègent. Ces rails qui délirent, cette atmosphère de fête contrefaite où l’on sacrifie dans la négligence, où l’on escamote, où l’on dupe.

Des rues dégorgent les hordes – quêtant des meurtres doux ; des quartiers sortent les foules – quémandant l’air ; des cœurs refluent les haines, et des imprécations.

Les polices discutent, les flux et reflux de la foule emportent, et voilà qu’on respire les composés qui vont annihiler les révoltes sous des gaietés d’artifice. Les mouvements de ces multitudes sont d’ivresse lâche.

Un arbre, là, pense que ses feuilles poussent, lui. Il y a toutefois à ses pieds une flaque ironique disant, avec un reflet de ciel barbouillé, qu’il n’en est rien.

Les gens ordinaires voient les fleurs comme dans des rêves, et les fleurs considèrent les rêves de ces gens comme des instruments de mesure de la réalité.

Cependant que les lignes et les courants forment et déforment sur le fond de ce ciel et la surface des océans, des alphabets.

Mais personne ne sait plus lire ce qui n’aura jamais trouvé à être écrit.

Lui, l’auteur de cette drôlerie, sa signature était un temple aux arêtes vives, aux piliers croisés. On y circulait peu, on n’y parlait qu’à mots couverts. Une chouette veillait sur un accent aigu. Il était écriture minérale. Il chantait l’impossible chant – à la syntaxe exténuée.

Quand les journaux font état des cendres, les jours faux font des tas de cendres des journaux.

Une délirante rationalité veut que ce monde soit invivable, et elle s’applique à le rendre tel, absolument.

Ecrans bavardent, lignes de sens s’effacent à mesure.

Cette musique est sans portée.

Nous sommes au cœur de l’avalanche d’Adorno.

Obscénités, encore.

Ateliers d’écriture pour chômeurs définitifs. Courriers électroniques de crétins frustrés à l’adresse de boutiquiers spécialisés dans le voyeurisme, œuvrant à l’enseigne de la mort fortunée.

Quiconque désormais ne se peint pas le visage ne saura pas se reconnaître.
Février 2000, Paris. Septembre 2001.

Auxeméry

29 juillet 2002
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