Après toute l’exponentielle

Lynne Cohen, Le vide après tout (V)

Cette chronique s’inscrit dans une série intitulée Le vide après tout , une traversée de l’oeuvre de l’artiste Lynne Cohen à partir de sept photographies : après tout l’artificiel, après tout le matriciel, après tout le substantiel, après tout le factionnel, après toute l’exponentielle, après tout l’existentiel, après tout le consubstantiel


comme un écho de l’art de Peter Doig

Moi qui suis né à cette époque où l’on hésitait encore à aller à de Paris à Péking, quand l’après-midi était avancée, parce qu’on craignait de ne pouvoir rentrer pour la nuit, [1] je vous écris d’un pays lointain, à partir de la photographie de la page 135, parce que le vide m’est nécessaire autant précisément qu’il m’échappe.
Au delà de l’image [2]
la tonalité générale de l’œuvre de Lynne Cohen est celle de l’humour, ou plus précisément comme l’a souligné Jean-Louis Poitevin « celle du witz, du trait d’humour qui nous donne à voir des trouvailles venant déchirer le ciel couvert de nos évidences bornées »

À la question : « Seriez-vous déçue si le public passait à côté de l’humour et de la dimension surréelle de votre oeuvre ? » Lynne Cohen répond : « Si les spectateurs ne trouvaient pas ces lieux un peu "bizarres", dirons-nous, je me poserais des questions à leur sujet ! »

Cette photographie révèle un humour implicite du lieu photographié et plus particulièrement encore que les précédentes l’humour caractéristique de l’ensemble de l’œuvre photographique. Sans chercher à faire voir au moyen de l’acte photographique des « preuves » du réel, mais à mettre le regardeur à l’épreuve du vide de la réalité des choses, en le faisant voyager dans une expérience créatrice de pérégrination réflexive passant par l’humour, l’artiste nous fait constater avec elle que « les choses ne sont pas exactement ce qu’elles prétendent être »

La pérégrination ici dans la pittoresque inertie du décor peint d’un manège de fête foraine semble d’abord, une "parodie", une imitation grossière qui ne restitue que certaines apparences, une contrefaçon burlesque, mais aussi dans un sens vieilli, un texte composé pour être chanté sur une musique connue en écho à l’œuvre du peintre Peter Doig.
Pourtant une modification du point de vue s’impose d’emblée qui n’est pas d’ordre formel, mais plutôt sonore, une différence de résonance. Pour dire quelque chose de l’expérience du regard devant cette représentation de paysage canadien aux autos-tamponnantes, il s’agit de ne pas le limiter au cadre spatial et temporel de la photographie. Elle possède un exposant variable ou inconnu, une fonction exponentielle [ou par ellipse exponentielle, substantif féminin] où l’inconnue [une voix venue d’ailleurs] figure en exposant. Elle ne peut être vue sans elle.

– Élémentaire, mon cher Watson !
 [3]

Voilà donc une photographie sans morale [4] où se lit à la fois le comique et l’autorité d’une peinture représentant une scène de pour-suite entre deux petites voitures sur une route neigeuse qui ne laisse pas de traces ("indice" de
Pierce ) dans un paysage de montagne avec lacs glacés devant laquelle l’irréductible fixité d’une auto-tamponneuse photographiée arrête le regard.
Trois petits véhicules électriques à deux places faits pour s’entrechoquer sur une piste de manège dans une fête foraine ponctuent l’espace photographique et le désignent dans une géométrie de lignes parallèles où ils ne se heurteront jamais : une réelle auto-tamponneuse sans conducteur, à l’arrêt, sur un sol parfaitement luisant comme un miroir et glissant comme un lac glacé et deux autos-tamponneuses peintes en mouvement sur la ligne droite d’une route, l’une derrière l’autre, chacune ayant un conducteur ou une conductrice, (leur sexe n’est pas identifiable, ils sont dépersonnalisés) le premier prenant le risque de se retourner vers le second embué dans un halo de lumière blanche.

À la manière d’un photogramme de film qui délimite un lieu et un moment en excluant le mouvement des acteurs et le déplacement des choses, mais qui incite l’éventuel spectateur du film qui les regarde, en hésitant encore à acheter son billet d’entrée, à désirer la nécessaire multiplicité successive des "arrêts sur image" qui font d’un écran blanc le cinématographe,
le décor peint du manège des autos-tamponneuses d’une
fête foraine pour attirer des conducteurs potentiels impose l’idée cinématographique de la poursuite au « grand air », comme dans une salle d’attente [médicale] la forêt d’un papier peint augure pour le patient anxieux la bouffée d’oxygène et la meilleure santé.

L’expérience créatrice de pérégrination de la regardeuse [c’est ici une femme, seule, qui regarde - car chacun(e) fait l’expérience pour son compte et à sa mesure] n’est pas très éloignée alors de « L’Expérience spirituelle » [5]
écrite par Michel de Certeau en 1969 :
– Parler en professeur, ce n’est pas possible, quand il s’agit d’expérience. [...] Je suis seulement une voyageuse [6].
Une femme, une inconnue, une figurante qui s’expose, autant dire une "exponentielle", distingue aussi dans cette expérience du voyage ( « le voyage n’est pas la carte ») trois étapes pour tracer un itinéraire.

*

La première étape établit une ponctuation. Il y a des points et des virgules, des moments particuliers qui articulent le temps et ouvrent un rythme. Il se passe quelque chose, qui renverse l’expérience telle que nous l’entendions.[...] Quelque chose arrive qui surprend et suppose un commencement. [7]


Une figure humaine se retourne vers une autre figure humaine qui la suit et elle la reconnaît malgré l’épaisseur du brouillard qui l’enveloppe. Le détail du personnage de l’auto-tamponneuse de tête ( la plus éloignée du regard, mais la plus proche sans doute du point d’arrivée) est alors littéralement « ce qui peut être peint » , ce qui relève de
l’ekphrasis, du « tableau », ici du « paysage avec personnage(s) ». Selon l’artiste qui peint Blotter (buvard) : « Le titre, fait référence (entre autres) au fait que pour quelqu’un être absorbé dans un lieu ou dans un paysage, c’est comme le processus engagé pour la fabrication de la peinture. » [8]
L’artiste qui photographie, surprise par “ce qui s’y passe”, à l’intérieur de sa chambre, à l’envers, sens dessus dessous, expérimente le lieu. Car une trouée se produit. Une irruption ouvre la brèche. Le paysage tout à coup, change à son étonnement. Ceci, c’est un lieu. Elle pousse l’expatriation du genre pictural à ses extrêmes conséquences artistiques de la relation complexe « photographie et langage », et rouvre le dialogue des arts, le paragone de Léonard de Vinci, « Le monde de la peinture » dont l’objet est de permettre aux choses de devenir plutôt une peinture qu’une représentation .

Peter Doig crée des espaces peints sans relation de causalité avec l’espace “naturel-réel », Lynne Cohen photographie de même avec l’espace « culturel-réel ». Ce que les pratiques des deux artistes ont en commun c’est une sorte d’état d’esprit que De Chririco nommait « métaphysique » [9] : il faisait ressembler des villes réelles à des décors en carton-pâte. De même qu’en peignant comme un décorateur sur carton-pâte, l’un montre l’intraitable impossibilité de représenter une « nature » forcément culturalisée, de même en photographiant comme un documentariste, l’autre montre l’intraitable impossibilité de représenter une « culture » forcément naturalisée.
Une impossibilité mise en avant depuis bien longtemps par
Michel Deguy dans le cadre de son analyse du « découplage du culturel et de la culture » :
« Les deux sphères du partage ancien de la nature et de la culture (du naturel et du culturel « anthropologiques ») sont passées l’une dans l’autre, se sont embouties. Entre ces deux sphères naguère distinctes il n’y a plus l’articulation de l’échange. Tout est devenu culturel, ou tout est devenu « nature », indifféremment. Entre la culturalisation et la naturalisation (dans le sens de la détermination scientifique de l’étant) cela tourne, tourne fou. »
Quand les choses de l’art et des affaires culturelles passent les unes dans les autres sur le terrain commun du « paysage », la « théorie de l’artialisation » peut être (r)appelée comme un grand bol d’air montagnard qui empêche de tourner fou. Alain Roger l’emprunte à Charles Lalo qui le devait lui-même à Montaigne : par « artialisation » il entend que « notre expérience, perceptive ou non, esthétique ou non, est « artialisée », c’est-à-dire modelée et donc anticipée par des modèles, médiateurs ou opérateurs artistiques », ce qu’Oscar Wilde avait assemblé dans la formule « la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie » et ce que l’auteur du Court traité du paysage, lecteur du Côté de Germantes, a nommé « l’effet Swann » :


Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux [10]
.

La « catastrophe géologique » à laquelle visent l’art de Lynne Cohen et l’art de Peter Doig conduit à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience et qui maintenant que nous les voyons dans ce retournement d’un individu peint dans une petite auto qui avance vers un autre individu peint dans autre petite auto qui avance aussi derrière lui, maintenant que nous les voyons dans l’expérience individuelle comme dans l’histoire des pratiques artistiques, nous font dire ; « il y a des moments, Elle est là ». Des moments qui permettent de devenir « personne » plutôt que représentation.
La deuxième étape de l’itinéraire ne peut être alors que le « point de départ d’un cheminement ».

*

Ce qui a été donné devient le point de départ d’une quête, d’un travail qui n’est pas du tout un travail de possession , mais le travail d’un désir [...]
C’est le commencement d’un voyage. Finalement nous apprenons dans un deuxième temps que le premier moment avait pour sens, pour signification, un seul mot : « Pars, va-t‘en ! » [11]


La « nature » n’a jamais produit aucune évidence et la « peinture » non plus. Pas davantage la photographie. Peter Doig utilise par exemple une photographie de paysage comme une carte postale, un outil de composition, et l’abandonne pour « permettre à la peinture de prendre le dessus ».
Lynne Cohen fait, par exemple, une prise de vue à la chambre et
fabrique "une carte postale" :

localisation : inconnue, les pays, on ne saurait assez s’en méfier ,
considérations : allégoriques, hésitantes et ludiques, ne pas forcer les yeux à regarder la lumière elle-même,
satisfactions : proliférantes, inventer autant de modes d’être, de rapports à l’autre que de territoires langagiers
mentions : indéfinies , pas d’étrangeté absolue
salutations : au re-voir, je vois le langage !

Le lieu et l’itinéraire s’articulent étroitement, mais l’expérience du regard ne peut être réduite ni à l’un ni à l’autre. Sans le moment privilégié de l’un qui se retourne vers un lointain intérieur pour regarder l’autre, il n’y aurait pas eu la tension (l’attention) triangulaire entre trois individus inséparables dont deux seulement font figure d’être(s) visibles parce qu’ils sont justement figurés, peints, représentés. Le troisième, pittura metafisica, n’y est pas dans la petite auto à l’arrêt, en plein centre du dispositif visuel trinitaire qui fabrique l’image pro indiviso.
La vraie petite auto tamponneuse photographiée sur la piste miroir est seulement le reflet d’une présence, vanitas vanitatis...Il n’y a pas à s’efforcer de signifier la course du temps puisque quand la pensée s’arrête, tels les Hébreux de l’Ancien Testament qui, cherchant à entrer dans la ville de Jéricho remettaient indéfiniment leurs pas où ils avaient déjà mis leurs pas en indiquant, comme le souligne Michel de Certeau « ce qu’a de répétitif et pourtant d’inventif la démarche inaugurée par un moment initial ».

Cette petite auto se déplace en piétinant, "100 Years ago" , Still-Movie renvoyant autant à la peinture qu’au cinématographe : la composition par bandes horizontales de la photographie introduit un correspondance entre l’espace visible et l’espace qui ne peut être vu, un "hors-champ" en quelque sorte.
Comme dans une œuvre de Peter Doig « la peinture n’absorbe pas le sujet, ni réciproquement, mais l’une et l’autre participent à la création de ce que l’artiste appelle « a numbness », un engourdissement [12].
La petite auto vide de présence humaine ne se montre ici engourdie que pour mieux signifier ailleurs ce qui rend possible la suite : une troisième étape indéfinie

*

Au-delà, mais cet au-delà n’est pas plus en haut, ou plus en bas, ou plus à droite ou plus à gauche. Il est l’au-delà parce qu’il est toujours plus loin que là où nous le cherchons. Nous ne pouvons le saisir nulle part, mais nous apprenons qu’il est infini par la démarche indéfinie qui le cherche après l’avoir reçu ou qui l’appelle après l’avoir perçu. [13]


La troisième étape apparaît ainsi celle de la présence de l’autre, l’union avec celle, l’exponentielle, qui ne cesse de manquer, la "pas sans", la passante qui dit très doucement :
– « pars avec moi, je ne fais que passer ».
La troisième étape, elle est indéfinie. Les deux petites autos qui se suivent sur la route blanche de la peinture ne sont plus qu’une seule auto sur la réalité miroitante de la piste du manège.
En référence à une équation lacanienne bien connue (a = a) la première petite auto (a) n’est pas égale à la deuxième petite auto (a) car la deuxième vient après la première et que le mot "autos" en grec signifie « soi-même ».
L’exponentielle petite auto est un véhicule à deux places qui se déplace en restant sur place. La tamponneuse non sans risque de coups circule répétitivement dans le même cadre du manège et invente indéfiniment des parcours inépuisables à chaque fois qu’un nouveau conducteur - ou un nouveau couple de conducteur - lui donne le mouvement. Rien ne peut circonscrire à l’avance sur une carte ou dans quelque prédication prophétique son cheminement en zigzag.

La fascination des artistes du début du XXeme pour l’automobile, machine qui se meut par soi-même est contemporaine des transformations radicales des pratiques picturales. Les futuristes Giacomo Balla, Umberto Boccioni, les artistes dada, les Duchamp, Picabia, le couple Delaunay habitèrent la continuité du désir de peindre dans le déplacement Peinture-Cinéma-Peinture tel que l’exposition du Centre de la Vieille Charité à Marseille l’avait montré en 1989. Après la photographie, après Marey, après le cinéma, après les images numériques, après le « retour à la peinture » des années 1990, après toute l’exponentielle « c’est que l’infini nous est nécessaire en tant que précisément il nous échappe ».

Nulle imagerie à résonance magnétique ne pourra jamais rendre visible l’invisible, rendre compte de ce contact muet avec des choses muettes que l’œuvre de Lynne Cohen nous donne à regarder. C’est là parfois que s’articulent des mots quand ils sont dits par un poète :

un jour il ne reste plus que cela
une paroi qui fond sous la main
des paupières pleines de trous
des bords qui ne renferment rien
l’obligation de sauter

partout des passerelles de fumée
 [14]

30 novembre 2005
T T+

[1Henri Michaux, Je vous écris d’un pays lointain, Plume précédé de Lointain intérieur, Poésie/Gallimard, p. 102

[2mot utilisé de manière indicative et tôt ou tard approximative pour désigner des productions aussi différentes par exemple qu’ un paysage peint ou photographié, qu’une image de cinéma (photogramme), qu’un
photogramme de Moholy-Nagy, qu’ une photographie dans un magazine « pornographique », « de mode », « de football », que quelque chose désigné par Rosalind Krauss par "le photographique"

[3Homer Watson , of course !

[4la question n’est pas de savoir si le mur peint du manège relève de la peinture "art majeur", ou du décor "art mineur". Lire par exemple l’article de Anne Sauvagnargues.

[5Dans l’introduction à L’étranger ou l’union dans la différence, réédité en octobre dernier en Points-essais/Seuil (537) Luce Giard souligne : "La nécessité du voyage, intérieure et sociale, s’impose à tous, mais chacun en fait l’expérience pour son compte et à sa mesure. D’où la place que l’analyse donne à la notion d’expérience. Celle-ci est au centre du texte d’ouverture sur "L’expérience spirituelle" et elle note (note 13 p. XI) :
"Ce texte ne figurait pas dans l’édition de 1969, mais sa rédaction en était contemporaine, il parut dans Christus en 1970. Parce qu’il consonait avec l’ensemble du petit livre, j’ai choisi de l’y ajouter en matière d’introduction dans la nouvelle édition établie en 1991 et je la conserve dans celle-ci."

[6Voir/lire aussi « Je me voyage », Julia Kristeva, Arte 2 décembre 2005

[7Michel de Certeau, L’expérience spirituelle, ouvrage cité, page 4

[8Cité par J-Cl Granier , La résistance mélancolique ,

[9De Chirico est l’inventeur de la peinture métaphysique. C’est vers 1910 et ensuite à Paris, que cet Italien né en Grèce élabore une expression picturale figurative caractéristique, fondée sur une culture classique et inspirée de Nietzsche, Schopenhauer, et des œuvres de Boecklin. Cette peinture met en scène des compositions oniriques où règnent la poésie de l’immobile, les perspectives urbaines désertes d’humanité dont l’étrangeté est accentuée par le traitement réaliste, mais habitées - rencontres apparemment incongrues- d’objets très concrets et de mannequins sans visage.

[10Marcel PROUST, Le Côté de Guermantes, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade », 1953, 3 vol., vol. II, p. 327.
cité par Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, 1997, page 15

[11Michel de Certeau, L’expérience spirituelle, ouvrage cité, page 5-6

[12J-C Grenier, article cité

[13Michel de Certeau, L’expérience spirituelle, ouvrage cité, page 7

[14Le Vide après tout, Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 192