Athlète & érudit
Que l’on s’en félicite souriants entre initiés ou qu’on le déplore en vertu d’un compréhensible et altruiste désir de démocratisation culturelle, l’œuvre de Pierre Autin-Grenier demeure terriblement clandestine. Toujours prompts à étouffer les affaires qui dérangent les actionnaires majoritaires, peu de journalistes eurent le courage d’évoquer les actes de celui que les services de police surnommèrent dans un mélange d’ironie et d’admiration « le discobole aux livres ».
Une infime part de ses agissements confidentiels finit toutefois par filtrer pour parvenir à nos oreilles ; mais – assurément – le peu que l’on sait représente la partie émergée d’un iceberg dont le volume force le respect. Chacune de ses victimes - humiliée, voire blessée – exigea le secret et usa de son influence politique ou de sa fortune pour le préserver ; aussi la liste de ceux qui furent les proies de P.A.G. n’est pas aisée à reconstituer.
L’homme n’avait pas son pareil pour franchir les cordons de sécurité et se mêler aux cortèges officiels. L’air bonhomme, un vague sourire bienveillant flottant en surface de sa barbe débonnaire, un livre à la main, il ne sonnait pas aux portiques détecteurs d’armes et s’attirait la sympathie des cerbères, miliciens et autres mercenaires ultra-entrainés d’un simple hochement de tête. Certains prétendent que Valéry Giscard d’Estaing fut sa première victime, d’autres évoquent un beau doublé : François Mitterrand et Jack Lang dans la foulée, nul ne sait vraiment ; toujours est-il que P.A.G. s’approchait d’un petit pas insouciant des grands de ce monde, leur souriait, et – à l’instant où ceux-ci lui tendaient leur main pour un serrage mécanique – il leur flanquait prestement un livre dans la gueule.
S’il y eut un athlète du lancer de livre, ce fut bien lui. Il donna à cet art ses lettres de noblesse, ne ratant jamais sa cible, écrasant des nez qui se mirent à goutter rouge sur des costumes à 5000 euros, imprimant une brûlure avilissante aux joues délicatement rasées et parfumées de ceux qui possèdent des empires.
Nicolas Sarkozy – si l’on en croit le récit de l’un de ses anciens gardes du corps resté anonyme – fut dix fois de suite victime des actions terroristes du discobole. Avec une régularité exemplaire, il fut lapidé à grands coups de livres : biographies et mémoires de Napoléon, fort volume en toile reliée de la Princesse de Clèves, les ouvrages s’abattirent sur son crâne avec la constance monotone d’un crachin breton. Parce que tout art possède son raffinement, P.A.G. ne jetait pas n’importe quel ouvrage sur n’importe quelle face : il lança du Louis Scutenaire, du Raymond Guérin, du Louis Calaferte, du Fred Deux, du Anthelme Bonnard, il envoya des livres amis à la gueule d’ennemis, aussi bien – on se souvient de cette mémorable pagaille lors du salon du livre – que du Musso à la tête de Levy et du Levy sur celle de Musso.
Hommes politiques, champions d’industrie, fortunés à neuf zéro, glorioles du moment, dérégulateurs des marchés, héritiers plénipotentiaires, directeur des éditions Gallimard, starlettes poitrinées, prophètes du libre échange, actionnaires majoritaires, copyrighteurs du génome, philosophes de prime-time, vendeurs d’eau en bouteille, foreur de poches pétrolifères, ministres de l’industrie comme gérants de portefeuilles, nul n’échappa à l’attentat, et tous apprirent qu’à défaut d’être lu un livre reste une redoutable arme de jet. Comme P.A.G. le déclarait lui-même « bien lancée, un poème brise une épée ».
P.A.G. n’est plus, mais son œuvre semble se poursuivre. Aussi, lorsqu’un chauffeur de déneigeuse s’absorbe dans la lecture d’un livre au point de négliger l’approche d’un jet privé sur le tarmac de l’aéroport de Moscou, on frémit en réalisant que son combat irrigue dorénavant d’une façon souterraine mais permanente la société moderne.