Claude Dourguin | Journal de Bréona
Ces jours-ci, paraissent chez Isolato deux livres de Claude Dourguin, ’Parages du nord’ [1] et ’Journal de Bréona’ [2]. L’auteure nous en a confié trois extraits. Voici le premier.
Ici les seules variations du ciel font événement.
Juste prévision, ce matin la perturbation achève de s’évacuer en touffes de nuages blancs sur les sommets, le soleil claironne sur un décor bleu.
La pelouse à myrtilles, rhododendrons — la première touffe fleurie aujourd’hui — et genévriers nains, avec sa pente douce, ses gros blocs de rochers dont l’ocre gris, chaleureux s’avive du vert jaune des lichens, ses quelques derniers mélèzes que l’on dirait rêveurs de se trouver là, isolés, si haut, procure un contentement profond, plénier. Toute voisine, dès qu’il s’agit de se diriger Ouest on choisit de la traverser, jardins d’Armide merveilleusement offerts. Là-bas sur l’horizon lointain, un long glacier étendu face au ciel rêve, que l’on ne peut aujourd’hui appeler de son nom bizarre de Plaine morte.
Le spectacle du dehors, du paysage alentour — celui-ci : hors de moi, bien sûr, comme de tous, en moi cependant, ayant forme et consistance dans une intériorité intime, nullement extérieures, faisant partie de l’être, constitutif, dans le corps et dans l’esprit — ou l’âme plutôt ?
La journée court fringante, le soleil ne réchauffe pas vraiment sans cesse contré par un vent glacial. Dès qu’on arrive aux abords des cols il faut se plier en deux pour donner moins de prise et garder au corps un peu de sa chaleur. Pas une âme qui vive là-haut, même les chocards ont disparu, gagné la vallée. Quand on redescend en fin d’après midi tout un arroi de nuages denses, pommelés a repris position sur les sommets.
Plus troublante, attestant davantage de leur singularité, plus émouvante que leurs photographies, l’écriture des morts : trace irremplaçable, si personnelle, unique, chiffre à jamais forclos dont le mystère va perdurer par delà les temps, palimpseste à contempler, à interroger en vain, toute une personnalité ici à nu et insaisissable, livrant à son insu et pour toujours ses énigmes, signature en effet, d’un être dans ses profondeurs intimes, sa complexité mentale, affective
Les lettres, les notes des morts comment se lasser de les regarder, de les questionner, de les ausculter désespérément parfois, en quête d’un sens, d’un rêve que je n’aurais pas connu, soupçonné auparavant ; incrédule face à leur immobilité, à leur définitive clôture : car ces lignes devant les yeux disent bien une présence, palpitent encore de la chaleur d’une main. Le jour décline sans à coups, laisse toute place aux songes qui se forment autour d’un nom, d’un autre.
En montant Sud-Ouest ce matin, les alpages résonnaient de clarines. Les sons clairs faisaient courir sur le paysage quelque chose de réconfortant, disait la présence heureuse de l’homme industrieux et poète à son insu. Toutes les bêtes paissaient fort belles, le poil luisait dans le soleil, rutilant on l’aurait dit astiqué au cirage noir. Elles ont été étrillées — par chance le sol a bien séché, elles ne se souilleront pas : car demain c’est l’inalpe à Cotter et pour cette fête on a mis également les plus beaux colliers.
Entendu au retour, incessants les chants de l’Accentus alpin — pris d’abord, étonnée, pour ceux de l’alouette.
Tout à l’heure quand il fera sombre, le regard ne pourra s’empêcher de chercher la lumière aperçue hier sur le versant de l’Étoile vers Les Farquès : un mayen qui alors intrigue, monopolise l’attention et les imaginations. Qui l’occupait et qu’y faisait-on ? C’était comme dans LA VERANDA de Melville, irrésistible la transformation du banal en mystère et la fascination de son attrait.
Dehors l’air extraordinairement coupant et acerbe expulse, signifie que nul n’a plus à se tenir dehors. L’homme animal à abri, à cabane, à foyer, nul lieu de cette terre comme la haute montagne pour en persuader.
Longtemps après qu’il ait été fini, les mains sur le bol de soupe qui réchauffe. Mélancolie douce du moment et comme son aria — « La crainte de la fin est la source de toute absence d’amour. » Nietzsche, Wagner ?
Cette nuit toutes menaces sur la Dent Blanche, le Cervin (dérobé), la Dent d’Hérens, les glaciers de Ferpècle et du Mont Miné ; accumulation de nuages sombres et sévère composition de noirs et de blancs très mats.