Benoît Mandelbrot : la complexité et l’enfance
Benoît Mandelbrot est mort ce 14 octobre 2010. La nouvelle a fait la une du New York Times. La fera-t-elle en France ? C’est moins sûr. Pourtant, ce mathématicien et physicien franco-américain, ainsi qu’on le présente dans les brèves rapportant sa mort, est lié à l’histoire de la France, à sa recherche scientifique. Et c’était un des grands génies du XXe siècle. Né en Pologne en 1924, il arrive en France au milieu des années 1930, fuyant la menace nazie. Comme la plupart des émigrés juifs d’Europe centrale, la Seconde Guerre mondiale le surprend, lui et sa famille, devenus français, dans un pays qui a accepté d’aider l’occupant à accomplir son œuvre de destruction. Il se retrouve, adolescent, caché à Tulle, en Corrèze. Il passe ses journées dans la bibliothèque municipale, vide, ouverte aux vents. Et il lit. Tout ce qu’il trouve sous la main, à travers les rayonnages. Il lira par exemple les corrigés des concours d’entrée à l’Ecole polytechnique sur plusieurs années. Tous les ouvrages de mathématiques du XIXe siècle. Et Galilée.
« La nature est un grand livre écrit avec le langage des mathématiques… »
Ensuite, il quitte Tulle. Juste à temps. Juste avant la rafle et le massacre perpétré dans la ville en 1944. C’est qu’il veut, sur le conseil d’un de ses oncles, professeur de mathématiques, passer les concours. Il sera inscrit, sous une fausse identité, dans une classe préparatoire catholique à Lyon, la seule qui veut bien de celui dont tous ignorent encore le génie et ne voient que l’élève du nom de Mandelbrot. Il prépare trois mois. Il est reçu. Troisième de sa promotion à Polytechnique. Premier à l’Ecole normale. Pourtant il choisira l’école polytechnique. Parce qu’il préfère une approche plus empirique des mathématiques, plutôt que les théories normaliennes alors dominées par l’entreprise bourbakiste, cette curieuse volonté de refonder intégralement les mathématiques à partir de quelques axiomes. Entreprise démesurée d’une science soucieuse de preuves et qui n’en finit pas de vouloir s’autonomiser, se justifier. Lorsque lui veut regarder le monde. Et construire plutôt que démontrer.
Lorsqu’il sort de l’école polytechnique, sa carrière scientifique va connaître les allers-retours entre la France et les Etats-Unis de ceux qui ont commencé trop brillamment et ont quelque mal à s’insérer dans les compartiments de l’université française. C’est à IBM, Yorktown Heights, New York, qu’il trouvera l’environnement pour mener des recherches qui sont à la fois des mathématiques, de la physique, de la linguistique, de l’économie. IBM, ce fameux couloir où sur une porte sur deux est inscrit le nom d’un chercheur qu’on a vu à Stockholm, un jour de cérémonie. Mais il sera aussi professeur à Yale pendant de nombreuses années.
Années 1970. C’est là qu’il s’intéresse plus précisément à ces formes mathématiques découvertes par Von Koch et ces phénomènes de récursivité qui peuplent aussi la nature. La branche de l’arbre ou du poumon ne ressemble-t-elle pas à l’arbre en son entier ? Cette efflorescence de chou ne reproduit-elle pas l’ensemble du légume ? Cette portion de fissure dans le sol, n’est-elle pas homothétique à la fissure totale ? IBM, ce sont des ordinateurs. Et ce sont ces nouvelles machines du XXe siècle qui pourront reproduire mathématiquement ces structures algorithmiques de répétitions à l’infini. « L’ensemble dont j’ai l’honneur de porter le nom », disait-il en souriant, de ce doux et simple sourire des hommes intelligents.
La machine mais aussi le regard. En science, depuis l’avènement du positivisme, et bien avant, il est convenu qu’il faut se méfier de ses sens. Et de ce qu’on voit. Ne pas se laisser tromper. Mandelbrot a réhabilité le regard. Oui, le regard peut apprendre. Ce qui se dévoile dans les changements d’échelle nous dit bien quelque chose. L’enfant le voit et peut poser la question. L’épistémologie a aussi changé grâce à Benoît Mandelbrot. Un peu. Car aujourd’hui comme hier, il est toujours aussi difficile de ne pas vouloir laisser la compréhension de la nature et des phénomènes au seul hasard. La lutte intellectuelle contre le hasard, la prise en compte des grandes discontinuités, quand il s’agit de comprendre ce qu’est le chaos du monde, n’ont pas toujours bonne presse, ou ne sont pas pris au sérieux à temps.
La voix et le regard. C’est le titre d’un livre rêvé, qui aurait fait dialoguer Benoît Mandelbrot avec une autre figure de Yale, Jacques Derrida, parti lui aussi de France faire carrière outre-Atlantique, et ayant révolutionné son champ de pensée. Le temps a passé. Le premier est parti, emporté par le même crabe qui viendra à l’automne 2010 foudroyer l’homme des fractales.
Le temps des grands hommes serait-il en train de s’achever ? Venu en Europe il y a un an pour le lancement de son autobiographie écrite en anglais et traduite en allemand, et dont apparemment aucun éditeur français jusqu’ici n’a voulu, j’ai eu la chance de dîner en sa compagnie. Il avait l’esprit d’un homme de quarante ans. Il parlait de son adolescence à Tulle avec son cœur de seize ans, et avait toujours les yeux de l’enfance.
Voir ici une de ses dernières interventions publiques, à Paris en 2009.
Photo de l’article © Vincent Fleury, CNRS.