Benoît Vincent | Faux : usages

Pour Nicole Caligaris

 

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Je voudrais ici couper court à un certain nombre d’allégations que j’entends proférer ici ou là, ou que j’entendrai très certainement proférer, par la suite, sur ce... sujet

On répètera encore, ce soir encore sans doute — et je cite Wikipédia — que Joseph-Ignace Guillotin regretta ce qu’il appela « la tâche involontaire de [sa] vie », l’invention de cet appareil destiné à garantir l’égalité devant la mort et la peine capitale, et qu’on a appelé la guillotine... guillotine qui fut effectivement mise au point par un certain Antoine Louis, ce qui lui conféra, toujours selon Wikipédia, le premier surnom de louisette ou louison.

Pour l’anecdote, c’est toujours plaisant ces mots qui proviennent de noms propres, éponymes donc. On connaît tous Eugène Poubelle, ou John London Mac Adam, Monsieur Pipelet, Étienne de Silhouette, Tito Flavio Vespasiano, Samuel Colt, Félix Kir... on connaît moins toutefois Abélard Frigidaire, Georg Kleenex, Louis-Étienne Biscotte, Jean Moellon et Jacques Parpaing, Ernest Lyon-Caen ou Étienne Paris-Brest. On lit parfois qu’Adolphe Instin aurait inventé l’instinct, une information à prendre avec des pincettes. Pincettes d’ailleurs inventées par le médecin du roi Louis XIII Louis Pincette, par ailleurs cousin au troisième degré de Jérôme Bistouri.

Trêve de plaisanterie et entrons dans le vif du sujet. Enfin... si j’ose dire.

Cette histoire de guillotine, nous l’avons entendue, nous l’entendrons, nous la connaissons déjà.

Ce que l’on sait moins en revanche, c’est que, sous le prétexte d’une confusion générale des esprits, à l’époque tourmentée de la Terreur, un certain Sigismond-Pierre André de la Faux a souhaité attaquer, et a peut-être attaqué, en justice Joseph-Ignace Guillotin, c’était en 1793 ou 1794, pour « abus de propriété », ancêtre jurisprudentiel de nos plagiats et, si j’ose dire, de nos faux et de leurs usages. Ce dernier prétendait en effet que le principe de la guillotine était tributaire du concept de faux, je veux dire de l’outil contondant, dont l’un de ses ancêtres, Jean de la Faux, aurait été l’inventeur au Moyen Âge, et que par conséquent, le coupable devait se rédimer du préjudice porté d’une quelconque manière, préférablement sonnante et trébuchante. Information difficile à recouper, pour le moins. Enfin si j’ose dire.

Le même Sigismond-Pierre a par ailleurs évoqué cette invention dans une lettre de sa brûlante correspondance avec une certaine Virginie Pauline Vaudray de la Rose, lettre datée du 28 mai 1738 — au moment même où naissait JIG.

(On dit aussi que l’accouchement fut provoqué par le cri d’un condamné sur une place de Saintes, Charentes-Maritimes, où avaient lieu les exécutions capitales et qui émut sa mère au point qu’elle le mit au monde.)

Il paraît que c’est le lieu qui donne la forme...

On ne sait si l’affaire eut une suite mais, cette trop longue circonvolution exposée, je voudrais présenter une histoire qui m’est arrivée l’an dernier et qui, hasard des sollicitations, recoupe le destin de M.Guillotin — enfin peut-être.

 

— 2 —

Comme certains d’entre vous le savent, je suis en train de terminer la rédaction d’un ouvrage qui m’a demandé beaucoup de temps, aussi bien de recherche que d’écriture, sur la ville de Gênes, en Italie. Ce texte complexe, GEnove, m’a amené à engager des recherches plus ou moins laborieuses sur la ville, et m’a conduit un peu partout non seulement sur le territoire même de la vile mais aussi en différents endroits où la ville a pu imposer son joug, depuis l’État autonome qu’était la République maritime de Gênes et qui disposait de comptoirs un peu partout en Méditerranée et mer Noire, en passant par son rôle lors du Risorgimento, jusqu’au port de marchandises et de voyageurs de stature internationale (notamment pour les deux Amériques).

Un jour, Nicole Caligaris, qui travaille depuis de nombreuses années sur un corpus aussi hybride que mystérieux de documents qu’elle a dégotés je ne sais plus où, et qui lui servent à bâtir sa conférence permanente intitulée Conférence sur la Conférence sur l’autorité, Nicole donc m’a fait passer un ensemble de feuillets qu’elle a jugé susceptibles de m’intéresser. Il s’agissait de copies de lettres, assorties d’une paire de carnets, en très piteux état, et pour le moins illisibles, ayant soi-disant appartenu à l’un des partisans, appelons-le comme cela, l’un des mille compagnons qui accompagnèrent Giuseppe Garibaldi dans ce qu’on appelle L’Expédition des Mille, à savoir un terrible voyage de Gênes à Marsala, de reconquête du sol italien, plus exactement du Royaume des Deux-Siciles (gouverné par les Bourbons), en 1860, et qui sera à l’origine, pour aller vite, de la naissance de l’État italien.

Ce compagnon, qui s’appelait Lanzarotto (ou Lancelot) Falce, était né à Nice, tout comme Garibaldi (lequel naquit avec les prénoms de Joseph Marie, ensuite italianisés en Giuseppe Maria) — et tout comme Nicole d’ailleurs — et semble avoir été relativement proche de lui, à la manière d’un pays et d’un classard. Et Falce consigne dans ce que l’on parvient à décrypter de ses carnets (du premier surtout, l’autre est quasi inutilisable) les différentes étapes de ce voyage, le départ depuis le quartier de Gênes Quarto, le voyage en mer, les pirates, les dauphins, les baleines, les intempéries, les malades, l’escale en Sardaigne, l’escale sur l’île de Procida, où à chaque fois ils recrutent de nouveaux volontaires, puis l’arrivée à Marsala en Sicile et les combats qui s’y déroulèrent. S’ensuivent les relations des batailles, la posture équivoque de Nino Bixio, la remontée de la botte jusqu’à Naples, puis Rome, je vous passe les détails.

Les carnets sont très factuels.

La liasse de lettres, ou leurs copies plus justement, elle, est plus intéressante, quoique plus mystérieuse encore.

Il faut dire d’abord qu’il y a deux types de lettres : les missives qu’il n’a pas eu le temps d’envoyer, ou qu’il n’a finalement pas jugé utile d’envoyer, ou bien qui sont des brouillons — toutes les interprétations sont possibles : ces lettres sont le plus souvent destinées à des proches dont sa mère, restée à Nizza (Nice) et sa femme, qui entre-temps s’était installée à Gênes et puis il y avait les lettres de ses correspondants, dont il dit qu’il les avait soigneusement emballées dans une espèce de papier très épais, celui de l’Acquasanta, enroulées, nouées et enveloppées dans une étoffe de qualité : aussi belle que solide, une espèce de toile de coton épaisse et couleur de la mer.

Un tel ensemble, bien sûr, ne pouvait que m’intéresser. Il n’était certes pas dans un parfait état, les nœuds, la toile, avaient disparu, bien entendu, puisque copies, et le papier souvent abîmé. Les lettres avaient été blanchies par le temps et le papier apparaissait troué, moisi ou grignoté par les bestioles. Mais dans tout ce corpus, je parvins à dégoter et surtout décrypter une lettre étrange, et c’est à cela que je voulais en venir.

Lazarotto Falce fait en effet état, dans l’une de ses propres missives non envoyées — et jusqu’ici privée de destinataire —, d’une espèce de trésor (tesoro) qu’une fois arrivé en Sicile il aurait caché, tel un pirate, dans les sables de la plage, ou dans quelque recoin du port de Marsala ou chez quelque compagnons de la ville reprise ou je ne sais où.

Il écrit que ce trésor est un ensemble de poèmes qu’aurait hérité l’un des parents, un cousin français de son père, lequel l’aurait hérité de son père. Ces poèmes, ils se trouvent disposés, je cite, « dans une caisse de bois de vin de Pouilly du Nivernais » (?), et « d’une valeur inestimable », « ils nourriront les générations futures par leur courage et leur patriotisme ».

Comment avait-il eu cette caisse ? D’où ses ancêtres la tenaient-ils ? Pourquoi l’avait-il embarquée dans son périlleux voyage ? Autant de questions qui resteront sans réponse.

Évidemment ma curiosité était plus que chatouillée, mais je ne voyais pas comment en savoir plus ni comment il pouvait être possible que l’on retrouve cette caisse de bois dans les sables de Marsala. Et c’est là que la réalité dépasse la fiction.

J’ai en effet une amie botaniste en Sicile, non pas à Marsala, mais à Catane qui, sachant que je travaillais sur Garibaldi pour mon projet Génois, m’a dit non pas qu’elle avait trouvé trace de la caisse en bois de Pouilly de Marsala, mais qu’elle avait lu dans le journal local qu’un certain nombre de documents remontant de l’Expédition des Mille avaient été découverts dans les archives de la commune de Marsala et que, parmi eux, il y avait plusieurs poèmes français datant de la Révolution française, élégamment retranscrits, et, choses étrange, portant tous deux lettres, comme des initiales, mais qui ne semblaient renvoyer alors à aucun personnage connu. Ces signatures étaient peut-être un code.

Parmi ces écrits, qui allaient faire l’objet d’une restauration et d’une mise en ligne imminente supervisée par l’Université de Palerme, était cité ce fragment (malheureusement les autres poèmes sont pour l’instant inconnus du grand public et il n’est pas encore possible d’en avoir connaissance), que je vous livre (extrait du corpus, il a probablement d’ailleurs été lui aussi excisé) :

Le seul tourment du juste, à son heure dernière,
& le seul dont alors je serai déchiré,
C’est de voir en mourant, la pâle & sombre envie
Distiller sur son front l’opprobre & l’infamie,
De mourir pour le peuple & d’en être abhorré.

Les initiales de ce poème étaient I. G.

 

— 3 —

La beauté de ce fragment m’a incité à vous raconter cette histoire peut-être un peu trop éloignée du sujet initial (la tête et les jambes...), et m’a également inspiré quelques réflexions au débotté, probablement sans suite, stoppées net dans leur élan.

Des réflexions qui, même en moi, viennent s’inscrire en faux.

La fiction est nécessaire pour décortiquer le réel
Que fait-on de l’écorce qui en reste ?
Cette écorce est-elle l’histoire ou la narration ?
Si la révolution doit procéder d’une coupure, comment considérer la trace, cette écorce ?
Comment dans ce cas considérer l’archive ? Doit-on se couper de notre histoire ?
Ou encore : doit-on se couper de nos institutions ?
Ou encore : doit-on se couper du peuple, qui ne fait jamais ce qu’on attend de lui ?

Enfin, m’est venue cette drôle de pensée :

Quelle est la nature du rapport de force entre la lame et la peau ?

Ou dit autrement :

La faux instaure-t-elle un rapport de force comme le fait le marteau ?

20 mars 2017
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