Bernard Comment et Olivier Rolin, éthique et compromission en littérature
Tous les ans désormais on a droit à ce genre de livre pour lesquels se vautrer dans le pire est un coup de (petit) commerce. On s’associe donc au coup de colère salutaire de Bernard Comment et Olivier Rolin, dans Le Monde du 11 février, et on se permet de lui donner ce prolongement.
Nous sommes prêts évidemment à prolonger cette réflexion par vos propres interventions (voir ci-dessous).
Un livre inqualifiable
par Bernard Comment et Olivier Rolin
LE MONDE | 11.02.05 | 14h32
Il a été question, il n’y a pas si longtemps, de la "France moisie". Force est de constater que la situation ne s’améliore pas. La moisissure gagne du terrain, "se lâche", comme on dit aujourd’hui. Et cela prend, comme souvent, comme toujours, le pli de l’antisémitisme. Dans un silence qui finit par ressembler à une acceptation tacite.
Cela s’appelle Pogrom, roman d’un dénommé Eric Bénier-Burckel. On est embarrassé d’avoir à l’évoquer, tant on sent, derrière cette publication faisandée, un piège publicitaire, l’idée de faire parler d’un livre à tout prix. Le scandale est rémunérateur. Dès lors, le silence pourrait, devrait, prévaloir.
Mais non. Décidément non. Car de quoi s’agit-il ? D’un vomissement sans fin, où ne nous est épargné aucun cliché de l’esprit fasciste : la haine de soi, la hargne à avilir la femme, la fascination de la mort, le ressentiment, et, en acmé, la haine du juif. On rechigne à résumer le propos. Mais il faut bien exposer la scène, intolérable, sur huit pages d’un livre médiocre, qui court désespérément après un style emprunté, sous-emprunté, au modèle célinien, et du pire Céline, celui des pamphlets.
Donc : le personnage de ce "roman", nommé l’Inqualifiable, vit avec une riche héritière du 6e arrondissement de Paris, qu’il méprise et trompe à toute occasion. Un de ses amis, arabe comme par hasard, Mourad, le sollicite pour de l’argent, et lui propose, en contrepartie, une juive, Rachel, maigre, aux seins abondants, dont il vente la capacité à tout faire. Et là, c’est l’abominable. Mourad a trois chiens : Pétain, Drumont et Brasillach. Ce dernier va renifler et lécher le sexe de Rachel, puis, incité par son maître, la prendre par-derrière (c’est un euphémisme), avant de laisser la place à l’Inqualifiable, qui s’en repaît de pareille façon.
Tout cela enrobé d’un discours (malheureusement commun à une phraséologie d’ultra-gauche bien connue et à un tiers-mondisme brandi comme un blanc-seing trop commode) hargneux à l’encontre des juifs, qui s’attribueraient indûment un monopole du martyre et de la souffrance, dont Arabes et Noirs seraient tout autant, sinon davantage, les victimes. "On veut nous faire honte d’être arabe ou nègre aujourd’hui en France, mais pas juif, surtout pas juif, il a des arguments en or massif le Juif, les banquiers en savent quelque chose, de l’oseille plein les fouilles, des fréquentations exemplaires, des références partout dans le monde, un CV en béton, de quoi s’enorgueillir d’être circoncis."
Et plus loin : "Ça ne leur est pas encore sorti de la tête le Génocide. Ils le ruminent, ils le remâchent, sur tous les airs, à toutes les crèmes, et bien haut, pour qu’on les plaigne. (...) Il n’y a pas de couacs chez les Youtres. Impeccables qu’elles sont leurs partoches. C’est de la grande musique céleste applaudie par tous les anges du firmament. Les martyrs sont infaillibles. Avec la Shoah, les tenants de la race supérieure ont gagné dix mille ans d’impunité politique. (...) Et ils s’étonnent qu’on veuille leur baisser le froc, les Juifs, les enculer de Paris à Vladivostok en passant par Berlin, Rome, Moscou, et même Cuba."
On observera l’odieux procédé qui consiste à déléguer ce vomissement antisémite à un Arabe, Mourad. Délégation, vraiment ? Non. L’odieuse jouissance est celle de l’auteur, un jeune homme de 33 ans, professeur de lycée (l’auteur truffe son texte d’assez de clins d’ ?il à sa propre biographie pour qu’on ne nous fasse pas le coup de la fiction), qui s’inscrit dans la parfaite filiation de l’antisémitisme français. S’il n’en fallait qu’une preuve, ce serait ce monstrueux mot, youtre, qu’on n’entend probablement pas dans les banlieues, mais qui a une longue histoire, celle des années 1920-1930 et de la guerre.
Tout, dans ce roman décidément "inqualifiable", dégage l’odeur du remugle fasciste. On se sent ici sali au simple exercice de citations qui ne sont même pas les pires du livre. Mais voilà, c’est publié dans la France de 2005. Et accompagné de louanges dans la presse. On voudrait que ce soit un cauchemar. C’est la triste réalité d’une époque, au mieux désinvolte (on ne lit plus forcément les livres avant d’écrire dessus), au pire complice, ou inconsciente.
Il se trouve toujours quelque jeune imbécile cynique pour écrire de telles pages, de tels livres. On espérait qu’il ne se trouverait plus d’éditeur, du moins ayant pignon sur rue, pour les publier. Ce n’est pas le cas. Comme si l’esprit publicitaire triomphait de toute limite dans la promotion de simulacres de subversion qui touchent à l’intolérable. Nous n’avons jamais été favorables à l’interdiction des livres. Mais nous avons toujours pensé que la publication relevait d’une responsabilité de l’auteur (mot qu’on devrait préférer à celui d’écrivain, pour rappeler l’autorité qui s’engage) et de l’éditeur. Il y a un directeur littéraire chez Flammarion qui, de fait, et par sa fonction, cautionne ce livre.
Ce n’est qu’un livre, dira-t-on ? Non, c’est un viol. De ce qui nous reste de conscience, de dignité et de mémoire. Il est accablant d’avoir encore, et toujours plus, à le rappeler. Responsables et redevables des mots en tant qu’éditeurs ou auteurs, nous ne laisserons pas dire n’importe quoi, et se propager une parole (de sous-entendus, ou de trop-entendus) qui attente à des choses auxquelles on ne touche pas, on ne touchera pas. Que le livre en question soit dédié "aux Noirs et aux Arabes" ne le dédouane de rien. La moisissure tourne à l’immonde.
Bernard Comment et Olivier Rolin sont écrivains et directeurs de collection au Seuil.
© Le Monde.
nous reprenons aussi au Monde la réponse de l’auteur concerné
Une lettre d’Eric Bénier-Bürckel
LE MONDE | 19.02.05
Dans un texte récemment publié (Le Monde du 12 février), Olivier Rolin et Bernard Comment s’insurgent contre mon dernier roman, Pogrom. Sorties de leur contexte, les phrases du livre citées dans leur article pouvaient légitimement susciter l’indignation et l’interrogation. Qui était l’auteur de telles horreurs sinon l’un de leurs plus vils promoteurs ? Mais c’était passer trop facilement et très malhonnêtement sous silence une entreprise romanesque visant à explorer le Mal sous ses formes les plus extrêmes, et ce sans volonté de nuire à qui que ce soit, si ce n’est au Mal lui-même.
La vive émotion avec laquelle a été reçu le texte de Rolin et Comment, intitulé "Un livre inqualifiable", repose par conséquent sur un énorme et fâcheux malentendu. Si un personnage secondaire de mon roman, clairement présenté comme un pauvre type, tient des propos insultants pour la communauté juive, je ne souhaitais évidemment pas en faire l’apologie, mais au contraire en montrer l’abjection.
Il semble utile de le clamer haut et fort, puisque certains se sont empressés de faire l’amalgame entre ce personnage et moi : je ne suis pas antisémite. Je suis romancier. J’écris des histoires. Je m’inspire de la réalité. J’invente des situations. J’empoigne des clichés. J’entre dans la peau d’individus que la morale réprouve. Pourquoi ? Certainement pas pour en tirer quelque jouissance, comme on a voulu le prétendre, mais pour comprendre ce qui peut amener de telles créatures à basculer dans l’ordure sans l’ombre d’un remords.
Les antisémites existent, ils sont malheureusement en pleine recrudescence aujourd’hui en France. Je suis professeur dans un lycée de la banlieue parisienne, on y voit et on y entend des choses qui auraient de quoi faire pâlir tout Saint-Germain-des-Prés. Un romancier n’a-t-il pas le droit de regarder en face l’ignominie qui l’entoure ?
Pogrom n’épargne rien ni personne : les femmes, le couple, le milieu littéraire parisien, les communautarismes, l’école, l’argent, tout y passe. Au travers d’un personnage principal franchement odieux, nommé "l’Inqualifiable", ce roman explore toutes les figures du nihilisme contemporain. Il est construit comme un crescendo de violence dont le point culminant, tenant sur 5 pages pour un texte qui en compte 250, est celui qu’on voudrait présenter aujourd’hui comme l’unique sujet de mon livre.
Je ne suis pas le premier à m’intéresser à la figure du monstre : Sade, Lautréamont, Dostoïevski, Houellebecq et Bret Easton Ellis, pour ne citer que ces auteurs bien connus, se sont efforcés d’en sonder l’abîme dans leurs ?uvres.
A une époque où on rechigne à regarder le Mal en face, je crois que le rôle de l’écrivain est de rappeler à ses contemporains qu’il ne suffit pas de lui tourner le dos ou de le condamner sans appel pour en venir à bout. Si la barbarie choque nos idéaux les plus chers, si elle frappe ce qu’il y a de plus humain en nous, souvenons-nous aussi qu’elle a son berceau dans le c ?ur humain lui-même et que c’est à cela que la littérature doit s’affronter.
Je comprends le trouble de ceux qui ont cru que cet ouvrage véhiculait des idées antisémites. Mais, encore une fois, il n’en est rien. Loin d’avoir voulu blesser quiconque, j’ai souhaité à travers ce roman exposer une réflexion sur le Mal. Par définition, il met en scène des personnages ou des propos choquants qu’à titre personnel je condamne radicalement.
© Le Monde - ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 20.02.05
Réponse à la réponse de l’auteur de Pogrom
par Dominique Dussidour
Récemment dans Libération l’article d’un professeur d’histoire attaquait Da Vinci Code, l’accusant d’entretenir la confusion entre le réel et le virtuel, comme si le monde contemporain avait besoin du roman de Dan Brown pour faire prospérer son petit fonds de commerce mondial.
Qu’on l’ait lu ou pas (c’est mon cas), cela agace toujours de voir le récit que donne un romancier du monde mis en accusation plutôt que le monde.
Mais agace autant qu’un romancier invoque la réalité pour justifier son roman, agace autant ce vieil argument que « la réalité dépasse la fiction ». D’abord, la réalité ne dépasse que les mauvaises fictions. Ensuite, représentation n’est pas reproduction.
Et on ne voit guère de différence entre une reproduction du monde tel qu’il existe dans son abandon à la haine et à la rancœur et celle qui exigerait du roman qu’il en donne une version utopiquement « angélique » et pourquoi pas, normative.
Le roman semble pris aujourd’hui entre ces deux contraintes contradictoires que signalent solidairement l’accusation portée contre Da Vinci Code et la défense par son auteur de Pogrom (que je n’ai pas lu davantage) : ne pas en rajouter dans le récit du monde tel qu’il ne va pas (demande adressée au roman de définir une norme morale) et ne jamais s’éloigner, quand on écrit, de ce même monde (ce n’est pas le roman qui dresse ce constat immoral, c’est le monde qui le lui fournit, etc.).
Mais voilà : le roman n’est pas moral.
Voilà encore : le roman n’est pas immoral.
Moral ou immoral, il n’a pas à l’être.
Son travail n’est ni de définir ni de reproduire le Bien et le Mal (je mets les majuscules à dessein), que ce soit pour les approuver ou les réprouver, son travail n’est ni de définir ni de reproduire le monde dans lequel vit le romancier au moment où il écrit, dans lequel nous vivons, son travail est de représenter. Or le travail de représenter ne consiste pas à disposer face au monde un espace dans quoi le romancier installerait son récit avec plus ou moins d’adresse, plus ou moins d’élégance (si c’était un miroir, ce serait, de toute façon, ce bouclier dont parle Marina Tsvetaeva), ce travail consiste précisément à excéder la reproduction, dans les deux sens du terme : l’impatienter (impatience qui peut aller jusqu’à la fatwa prononcée contre Salman Rushdie) et venir en excès, c’est-à-dire que, la lecture achevée, on s’aperçoit que ce qu’on a lu a largement débordé des pages et imprègne maintenant notre lecture du monde, proposant de nouvelles constructions, de nouvelles compréhensions, de nouveaux récits, ce pouvoir-imaginer dont nous avons besoin non pour nous détourner ou nous évader mais pour construire encore et encore le monde dans et avec lequel nous vivons.
C’est du moins ce qu’ont fait Sade, Lautréamont et Dostoïevski, c’est pourquoi nous les lisons toujours aujourd’hui.
DD