Bouge de là de Marcel Zang, adaptation et mise en scène de Kazem Shahryari
Le théâtre est de l’autre côté de la cour ; nous la traversons ensemble, nous franchissons l’un après l’autre le quatrième seuil, c’est l’entrée dans la fiction. On se trouve un siège, Bouge de là a commencé, les acteurs, des policiers ou des militaires, vont et viennent sur la scène au pas cadencé – et longtemps après qu’on s’est assis ils continuent, c’est comme s’ils tournaient, ainsi, depuis un temps infini – celui de l’ordre, de la répression.
Ils scandent : « dans une heure un quart un homme sera mort ». Nous savons comment la pièce finira : c’est une tragédie que nous allons voir.
Il y a un désordre derrière un mur, une porte, une grille. Une bousculade. L’affaire est importante : les acteurs en uniforme sont anxieux, ils crient, ils se saisissent de lampes torches. Mais elles n’éclairent aucune vérité, n’apportent aucune lumière, ils ne comprennent rien, et ces lumières virevoltantes, à l’image des affolements contemporains, à l’image de ces journées passées dans l’urgence où l’on n’a rien fait, éclairent notre propre incompréhension. Dans les bousculades, derrière cette clôture où nous entrevoyons ombres bougeantes et éclats de couleurs, nous avons entendu comme un choc dans l’obscurité, peut-être un des enfermés, ou plusieurs, est-il mort, sont-ils morts. Les uniformes reviennent sur le devant de la scène et font comme un rapport à un chef absent, on le devine aux interjections respectueuses. Nous, spectateurs, qui entendons ce que le chef non encore descendu dans cette cave devrait entendre, sommes chefs par défaut.
Enfin le chef vient. Nous avons une leçon de reprise en main.
D’abord il force ses subordonnés à répondre « oui, chef » à des questions futiles. Répétitions. De plus en plus vite. Jusqu’à l’alignement parfait, en rang, doigts joints sur la tempe. Dans cette séquence, comme dans la danse au pas cadencé du tout début, dans d’autres du même ordre, répétition de mots et gestes, quand on est au plein milieu on ne sait quand cela se terminera. On est alors dans une espèce de contemplation hallucinée de la répétition indéfinie de l’obéissance, de l’ordre.
Ensuite le chef se lance dans une enquête : un détenu rebelle aurait pissé contre le jeune flic novice qui a pris à cœur la discipline et les consignes, qui a refusé boisson, alimentation et douche aux hommes qui étouffent, qui s’est cru personnellement insulté, qui est entré dans la cage, qui a perdu son sang-froid. Le chef pose les questions les plus rigoureuses et les répète, les mêmes réponses reviennent, dans cette répétition c’est la procédure, la forme de l’enquête qui s’expose, une épistémologie réaliste, objectiviste, un mètre, une mètre vingt, la longueur du jet ? - mais une forme sans substance, une enquête si manifestement sans objet, sans pertinence, qu’on crierait, comme au guignol : « Non ! Non ! Ce n’est pas cela qu’il faut chercher ! » Et quand tous les flics sont avec leurs lampes torches dans une espèce de danse, quand ils se donnent en spectacle à la recherche de la flaque, on sait qu’ils sont disciplinés enfin : leur énergie, leur vitalité est toute entière détournée dans une activité qui n’a aucun sens.
Le chef a su faire cela, créer l’oubli du mort ou des morts. Une espèce de table rase triste, morose, excitée et insensible.
C’est sur cette table rase que peut être édifié un État de droit. Le chef donne à ses subordonnés une leçon de droit, façon France, début du vingt-et-unième siècle : ces hommes encagés ne sont pas des prisonniers, ils sont en instance d’expulsion, ils seront bientôt libres – dans leur pays. Les mauvais traitements qu’ils subissent sont donc temporaires. Mettez l’accent sur « temporaires ». Ne voyez pas les mauvais traitements.
Toute cette première partie de la pièce de Marcel Zang, adaptée et mise en scène par Kazem Shahryari, nous a offert des variations sur le thème : « ne pas voir, ne pas sentir, ne pas secourir ». La deuxième partie est la tentative tragique de s’affranchir de ces interdits.
Les uniformes réduits à leur position subalterne, place au dialogue d’homme à homme, de chef à meneur. Après la leçon de droit, la leçon de politique humaniste et républicaine, façon France, à la mode d’aujourd’hui. Voici devant nous celui dont on parlait, Georges le meneur, le pisseur, l’enfermé expérimenté, que le chef a fait sortir de la cage. Ils se connaissent. Georges est déjà passé plusieurs fois ici même par la case interrogatoire. Il y a, entre le chef et lui, une règle du jeu établie, une routine, une familiarité, une connivence par règles communes, par règles d’un commun accord détournables.
On parcourt tout un cercle : des concessions possibles à l’affrontement nécessaire puis fatal.
Le but est d’éteindre la révolte en éteignant le meneur, Georges. Il y a donc des négociations. Pour tous des sandwichs – à condition que les détenus paient. De même, à boire. Georges insiste : ils veulent prendre une douche. Pas de douche, non, impossible. S’ensuit, dit par Georges, une espèce de poème de la douche, de la propreté, de la saleté de ce pays que nous ne voulons pas emporter au pays de nos pères. C’est le point de rupture : pas de négociation possible. Les premières concessions ne suffisent donc pas. Tentative de corruption : pour toi une douche, mais n’en dit rien à personne. Le grand Georges ne veut pas. L’affrontement devient plus aigu, rapide, subtil. Georges est plein d’esprit, et vif, il connaît par cœur la rhétorique, il ne laisse rien passer. Et même il aime ce jeu. Le chef ne l’emporte pas. Son vernis de bienveillance craque, mais brièvement. Il prend un nouveau détour. Il fait parler son captif provisoire, que feras-tu là-bas, chez toi ? Et Georges nous apparaît encore sous un autre jour. Il se sera, dans cette pièce, élevé de degré en degré, de pisseur en meneur en rhétoriqueur en père de famille et futur pasteur d’une église paisible. Mais l’évocation d’une vie paisible, pastorale, n’apaise pas, rien, dans l’immédiat, qui éviterait une reprise de la révolte, ici, dans ce lieu de transition et d’ordre inique - les revendications sont plus vives que jamais. Et plus Georges parle, plus il serait légitime, à nos yeux de spectateurs, de témoins, dans ce qu’il entreprendrait.
Au cœur d’un dispositif et d’une architecture qui lui donnent un pouvoir absolu, le bourreau peut parler d’une voix douce. Que veux-tu, Georges, maintenant ? Peut-être est-ce une dernière possibilité, un grand cadeau, un don ultime qui donnerait enfin la paix, qui nous sortirait de cette tension, qui ouvrirait la route vers le retour au pays, là-bas, où les rêves se réalisent. Nous aimons tellement la paix, nous détestons tellement les conflits et l’injustice qu’on veut croire à cette fin heureuse. À moins que le don promis ne soit la cigarette du condamné, quelques secondes avant l’exécution. Georges demande qu’on fasse venir Bol d’Air, un flic avec lequel il aime parler.
Bol d’Air et Georges sont chacun à une extrémité de la scène, Georges côté jardin, Bol d’Air côté cour. Leur relation aimante l’espace entier, pour ainsi dire l’univers entier.
Que vois-tu, Bol d’Air ? Bol d’Air est en transe. Ce qu’il voit il ne peut pas le dire. Le chef insiste. Nous nous demandons : comment se fait-il que le chef ne comprenne pas ce que nous sentons, nous, dans ce théâtre, qu’une vision vraie ne peut être qu’à l’opposé de tout ce qui se trame dans ce sous-sol ? Le chef insiste. Bol d’Air voit les bateaux négriers et leur chargement et les souffrances des femmes, des hommes. Brutale interruption. Il aurait fallu évoquer le futur heureux, paternel, de Georges, peut-être. Le chef admoneste Bol d’Air, il lui donne des indications, des directives, comme le ferait un rédacteur en chef, il ne faut pas raconter des choses sombres, on a besoin de lumières, de sourires. Le chef redevient bienveillant, comme à chaque fois qu’il veut faire parler, une bienveillance orientée, utile, qui ne nous trompe plus. Bol d’Air, tu connais tous les poèmes de Charles Baudelaire par cœur, dis-en un, dis-en un qu’aime Georges.
Énonciation hallucinée de « Abel et Caïn [1] ». Un poème qui promet la mort à la « race d’Abel », les nantis, et le paradis à la « race de Caïn ».
Georges le dit : il aime écouter Bol d’Air. Nous aussi.
Je ne raconte pas la fin. Elle surprend alors qu’elle ne devrait pas surprendre.
On a vu, on a senti, on n’a pas pu secourir.
Pour la séance du vendredi, après les applaudissements Kazem Shahryari vient sur scène, il présente son invité, celui-ci dit quelques mots sur la pièce, ses mots nous sortent des songeries dans lesquelles la pièce nous a plongés et nous y maintiennent. Ceux qui le veulent se retrouvent de l’autre côté de la cour ; le temps de la traverser, d’aller d’un seuil à un autre, qui le veut peut s’en aller.
On s’installe dans le refuge du fond et on parle, on parle, comme si les blessures pouvaient être réparées. Je crois bien que, d’un vendredi à l’autre, on imagine différentes manières de s’affranchir des faux-semblants, des mots truqués.
Et puis on quitte le théâtre, on franchit la cour, on franchit la grille qui donne sur la rue. On est sensibles.
Bouge de là d’après Marcel Zang, mise en scène de Kazem Shahryari.
Avec Kader Afroun, Moïse Condé, Dominique Darcel, Lucien Jaburek et Armane Shahryari.
Tous les jeudis, vendredis et samedis à 20h30, jusqu’au 28 février 2015, à l’Art Studio Théâtre.. Le vendredi, une soirée spéciale débat est organisée à la suite de la pièce avec un intervenant (journaliste, écrivain, philosophe, association...).
On peut voir des extraits de ces débats sur youtube, notamment les interventions de Madeleine Abassade, de Gilles Vervisch et Laurent Klajnbaum, de Laurent Grisel, de Francis Parny de Fred Maamar Fortas.
Sur L’Insatiable, lire l’article de Pauline Perrenot.
Sur Marcel Zang, un entretien avec Cécile Dolisane-Ebossè à propos de L’Exilé suivi de Bouge de là ! sur potomitan, site des cultures et des langues créoles. Lire son blogue, sa bio-bibliographie sur Africulture.
Et lire L’Exilé suivi de Bouge de là, Actes Sud-Papiers, 2002.
[1] Dans la section « Révolte » des Fleurs du mal.