Cécile Portier | Saphir Antalgos
Je longe un bas relief. Il est très chargé. Les personnages s’y pressent et se piétinent presque. En marchant l’histoire se déroule. Dès qu’on passe devant, les personnages sculptés s’animent. Ou plutôt, ils conservent leur pose hiératique mais se mettent à parler. Ils articulent le récit de leur chemin de croix avec une lippe molle à la muppets show. C’est comme si leur corps de pierre s’assouplissait juste à l’endroit de la bouche, en une sorte d’ardoise molle.
Je demande au guide quelle est cette matière qui s’anime et parle, il ne veut pas me dire. Du tac au tac je voudrais lui répondre : « vous êtes employé par le maussade ou quoi ? » Mais ma propre langue s’embourbe dans quelque chose de pâteux, et à la place je bredouille, je bafouille cette phrase plaintive : « Ah, les artistes, ils se croient toujours au service du secret ».
Le rêve m’a donné son nom, j’ai pris ça pour une révélation. J’ai failli tomber dans le panneau des mots. Car c’est cela la révélation : le rêve est un panneau. Le rêve est le panneau souple, le voile qui se déploie et s’étend sur le dormeur. Et ensuite, par une opération que je ne m’explique pas : il l’imprime.
Ce que le rêve a révélé, c’est l’impression qu’il laisse. C’est tout. Je le sais maintenant. Je suis un papier buvard. Absorbant tout. Au matin je me retrouve tâchée, auréolée de couleurs étranges, inavouables. Jusqu’où la couleur a remonté jusqu’à moi dans cette pollution nocturne, comme on peut voir la marque brune du marc sur le filtre à café du matin, jusque là s’est aventuré le rêve dans la nuit. Seulement le pied parfois, mais souvent jusqu’aux cuisses, jusqu’au sexe, jusqu’au coeur je me suis imbibée. On peut tout lire de moi dans ces couleurs du rêve absorbées. Je suis un papier bavard.
Et sur moi si impressionnable, Saphir Antalgos s’est couché.
Quand on est chanceux on connaît ça aussi autrement : une peau qui se déroule sur la sienne propre et qui ne laisse aucun écart. Une adéquation. Deux lointains si rapprochés, et qui ne cèdent pourtant rien de leur éloignement. On connaît ça autrement, pas besoin d’un dessin. Et bien là, c’était la même chose. La peau qui devient curieuse et comme aux aguets. Qui attend de partout. Son immense territoire connaît l’imminence, jusqu’à ses confins. Et puis les peaux se touchent, et il n’est plus question que de déroulement, comment plus loin, d’étendue, comment plus longtemps. Il n’est plus question que de temps, d’espace, et de tout ce qu’il y a d’inconciliable entre les deux. On connaît ça. Et là, c’était la même chose.
Je suis un long cheval couché. Mon col est une virgule, les poils de ma crinière s’épandent sur le sol. Ceux de ma queue aussi, je suppose. Mon flanc se soulève régulièrement, mon souffle est chaud et humide. Je n’ai pas l’air de souffrir. J’ai une belle couleur de mammifère. La distance entre mes naseaux et mes sabots est immense. Je suis impossible à parcourir.
C’était la même chose, mais temps, espace, ce sont normalement les coordonnées nécessaires pour que la chair se manifeste. A la place, cette fois-ci, il n’y a eu que le nom. Pas d’incarnation, juste le nom du rêve dévoilé, déroulé sur moi comme un voile, et qui s’imprime en moi.
Comme une maldonne.
Le rêve n’est pas un amant qu’on touche, et dont la chair rend ce qu’on lui donne. Son corps est juste un voile qui se déroule, se couche et s’imprime. Un corps-papier. Un corps-nom. Un corps qui s’écrit. Autant dire : qui ne s’appartient pas.
Le corps de Saphir, son nom, c’est la même chose, s’imprime profondément dans la chair du dormeur. Mais en retour le dormeur n’embrasse rien. Dès qu’on croit tenir le rêve il s’évanouit aussitôt. Ou pire : on le possède, et voilà qu’il se réduit, se rigidifie.
Le voile, l’impression, se transforme en nom.
La personne se transforme en personnage.
La peau de chagrin du rêve, au matin, se stabilise au format 9 X 5,5 cm. Ce n’est plus qu’une carte de visite, ni plus ni moins.
Et sur la carte de visite du rêve s’inscrit, en lettres caricatures, un nom, une fonction. Quelque chose comme ça :
Champion de la camelote hétéroclite, Saphir Antalgos fait du porte à porte. Il propose à la vente un suaire tombant sur le visage des vivants. Il recueille les empreintes de nos vies et les falsifie à plaisir. L’anachronisme est son péché mignon. La datation au carbone 14 ne lui fait pas peur. Une fois qu’il a recueilli le visage carbonisé des rêveurs, le voilà qui endosse son costume de VRP pour les proposer à la vente sur des lieux de pèlerinage reconstitués à coup de bétonneuse. En file indienne les croyants se prosternent devant les images fausses. En file indienne ils attendent leur tour à la caisse de la boutique de souvenirs. S’achètent un torchon à leur effigie étonnée.
Je suis au milieu d’une assemblée de vieux visages. Ni agressifs ni cordiaux. Seulement vieux. On sait tous ce que c’est, un vieux visage. Pourquoi le décrire ? Je suis au milieu d’une assemblée de vieux visages, qui ne parlent pas entre eux, qui sont ensemble comme on l’est seulement dans une cellule de prison partagée. Les visages se scrutent. Certains regards sont pour moi. Ils ont la même couleur d’étain que quand ils se regardent entre eux. Regards sans concupiscence, sans reconnaissance. Robinets qui coulent seulement parce qu’on a oublié de les fermer. Ne lavent rien, ne remplissent rien. Coulent seulement. Coulent sur moi comme sur les autres vieux visages.
Comment le rêve procède : il recouvre. Sur nous, chaque nuit, il installe notre linceul futur.
Cécile Portier a publié en 2008 Contact, au Seuil, dans la collection Déplacements dirigée par François Bon. Elle tient un blog, petite racine.
Le texte dont cet extrait est issu vient de paraître aux éditions Publie.net.