Frédéric Faure | Vert Secret

« Vert Secret, c’est une balade écossaise, une dérive ferroviaire, racontée par un espion qu’on mène en bateau, et qui finit par trouver le sens de sa mission dans les splendeurs du paysage.
Richard Palgrave lui avait dit : “Ta mission sera tenue secrète jusqu’au dernier moment. Tu avanceras de fil en aiguille.”
Ainsi, notre espion parti de Paris change à Londres, et prend la direction de la mer du Nord.
Première escale à Edimbourg, puis Aberdeen (l’extrait ci-dessous), Inverness, Broadford (île de Skye), Tobermorry (île de Mull), Oban et Glasgow, d’où il part précipitamment pour Londres, sa mission semblant se préciser aux abords du court central de Wimbledon... » FF
Vous pouvez également écouter des extraits de ce texte accompagnés d’improvisations musicales.




3. (Aberdeen)


En entrant dans Union Street – Aberdeen, « la granitique », m’acclame de mille couleurs. Le gris si frappant de ses maisons se trouve d’un coup pulvérisé par des centaines de fanions irisés qui s’agitent au vent.
Cette fête n’a qu’un temps. Dès qu’on tourne la rue, l’impression du dimanche reprend. Bon-Accord Street enfile les Bed & Breakfast. Et si je m’en tiens à l’adresse que les Suisses m’ont donnée, il faut aller au bout de cette rue.
La tenancière, un peu sèche, a des marges de négociations très réduites. Ne sommes-nous pas pourtant bien reculés dans l’arrière-saison ? A l’évidence, toutes les chambres de son hôtel – sa maison – sont vides. Peut-être qu’on la dérange ? Mais j’ai trop marché pour ne point transiger.
Finalement, elle a l’air contente... et me glisse un plan de la ville avec le sourire. Bon-Accord Street !

Cette croix sur le plan – est-elle toute fraîche ? Ou déjà vieille de plusieurs années et destinée à quelque touriste d’autrefois ? Elle indique le port : cela suffit pour s’y rendre. C’est à peu près là, à l’emplacement de ce pub – antique estaminet arrimé au quai. J’y entre pour en sortir presque aussitôt. Juste le temps d’avaler un dram – petite dose de whisky désignée par son prix.
Hormis le patron, nul ne remarque ma présence. Les familiers de l’endroit vaquent à leurs affaires – cartes, conversations ; ils sont ici un peu chez eux, allant d’une table à l’autre. Je n’en vois pas un qui pourrait ressembler à un agent de liaison. Après tout, s’ils doivent me contacter aujourd’hui, ils trouveront bien le moyen de le faire. Je me laisse gagner par la déambulation.
Dans les jardins de l’Union Terrace, un couple s’exerce au golf, à petite échelle ; leur chien, non loin, s’ébroue dans l’herbe. Chacun son loisir. Je continue ma route indéfinie. Marchant indéfiniment en avalant des kilomètres de façade grise – le granit, sous l’effet conjugué des crachins et du soleil, atteint l’éclat cristallin du diamant !
Des chapelles (parfois auréolées de petits cimetières) et des mouettes, un peu partout, qui sillonnent la ville. Et autant de pubs. Dans celui-là, la musique est trop forte pour faire une halte prolongée. Je m’installe dans cet autre, paisible, à la disposition intérieure singulière. De la table où je me trouve, j’ai accès à deux tableaux simultanés, respectivement encadrés par deux arches. Dans l’un, une jeune serveuse règne avec indifférence sur un groupe d’hommes hilares, ayant en réserve des pintes sur le comptoir. Dans l’autre, c’est une femme plus âgée, une blonde, dont je ne vois que le dos, qui officie. Sous une lumière blafarde, la clientèle de cette seconde salle est plus hétéroclite et taciturne. Nombreux cocktails sucrés. Par symétrie, j’imagine – devant cette assistance pleine d’ennui – la mine réjouie de la femme qui sert.
Je repense à ce geste qu’a eu tout à l’heure le patron du petit pub sur le port. Au moment où il m’a rendu la monnaie, une piécette a roulé sur le comptoir jusqu’à ce que sa main s’abatte pour la plaquer. Tandis que je ramassais la piécette, il a eu un sourire entendu, qui aurait dû m’alerter. Je cherche dans ma poche avec avidité. Aucun signe caché, rien que des sous ordinaires. M’auraient-ils oublié en haut lieu ?
Bizarrement soulagé, je vais poursuivre mon errance jusqu’aux derniers feux du couchant. C’est l’heure que mes pas préfèrent pour se laisser guider. Les directions à prendre s’imposent d’elles-mêmes. Au gré de la lumière.
Passé le monastère dominicain, je débouche dans Schoolhill. La perspective s’élargit. Des hommes s’éloignent, rentrent du travail – longeant des entrepôts au-dessus de vieilles voies ferrées. Au loin, des ponts enchevêtrent leurs lignes. La place est désertée. Seule règne sa géométrie. Le ciel se purifie ; et d’un seul coup le bleu se densifie. A cette lueur crépusculaire, lentement les façades granitiques se dématérialisent. Pans de décor d’un film qui se déroule au ralenti. L’imposante bibliothèque, découpée en biseau, a l’air d’avoir perdu toute sa profondeur ; le monument rectiligne de l’Université, un peu de son effroi. La scène présente tend à s’éterniser, elle appelle la révélation imminente de son secret. La conviction grandit que le paysage englobe le fin mot de l’histoire. J’ai raison d’être là. Toute mission injustifiée, justement balayée !
Le projectionniste en cabine va-t-il bientôt couper la machine ? Non, un bus banalement vient de passer, bousculant in extremis ce laps de temps arrêté. La place, ainsi déséquilibrée, doucement se ranime.
Une femme à lunettes qui s’excuse de ne pas pouvoir me faire la conversation. (Quelle politesse extrême et aubaine !) L’impression étrange de l’avoir déjà croisée dans le train ce matin. Contact ou filature ? Elle quitte le banc et disparaît. Me laissant quasiment seul dans Albany Gardens. Un drôle de jardin pentu, surplombé de bâtisses cossues, et qui ressemble vaguement à un entonnoir. Assez grand néanmoins pour étager quelques terrains de croquet et tennis. Dans une autre aire, un enfant joue. M’observe à distance, en train de picorer dans le fish ’n’ chips. Echange de regards par intermittence. Une fois le cornet avalé, je me lève. En passant à sa hauteur, je suis frappé par le fait que son regard ne décolle pas du banc. Je me retourne. Désolation ! à la vue de l’appareil photo que je viens d’oublier. Sentiment de vacuité. Il faut bien admettre que pour moi la profession de reporter n’a jamais été plus qu’une couverture.

Dans l’inventaire de mes nuits d’hôtel, le papier mural gaufré rose saumon de cette chambre mérite sans conteste une mention spéciale. Son motif est serré, atrocement serré. A la fois comique et terrifiant, il décrit une vague brisée en éclair. Que quelqu’un ait osé le fabriquer – passe encore. Mais qu’un autre l’ait choisi, sciemment acheté pour recouvrir les murs d’un hôtel – l’imposant de la sorte à des centaines de voyageurs (qui parfois viennent de loin !) – voilà qui dépasse l’entendement, confine à l’intolérable !
Les aquarelles, tableaux et tapisseries lui sont assortis – s’efforcent de l’égayer. Les draps sont tachés d’encre et troués de cigarettes. Une odeur de renfermé accroche toute la pièce avec ténacité. Je me rhabille et dehors.
Dans une ville portuaire, il y a toujours un endroit ouvert la nuit. Le pub de tout à l’heure est encore allumé, mais beaucoup trop vide. Je pousse un peu plus loin. Repasse dans les mêmes artères, fatalement changées par l’obscurité. Le circuit se restreint. Même Holburn Street, pôle évident d’animation, est en voie d’extinction. Dimanche soir oblige.
Je me prépare à marcher jusqu’à épuisement. Rôdeur insatiable, en quête d’une curiosité inaperçue dans la journée. Je suis déjà passé devant cette pizzeria. Elle est encore ouverte ! A travers la vitre, j’aperçois des femmes en train de danser. L’une d’entre elles me fait signe de la main. J’hésite quelques secondes. Musique forte comme dans une boîte – et sur l’estrade des corps en transe.
Au bas de cette exubérance, des clients sont sagement attablés devant une pizza. La femme qui m’a convié m’explique qu’elle fait la bringue avec des copines. Elles sont sept juives russes à se trémousser sans répit depuis le début de la soirée. Elle m’invite à danser, exhibant sa belle poitrine charnue et son déhanchement aventureux. Mariée et enceinte de cinq mois – quelle veine ! –, elle prend bien soin de me dire qu’elle voulait juste voir si elle pouvait encore séduire. C’est vu : je la serre de près.
Le patron, pas rabat-joie, m’offre à boire. C’est un ami des filles. Elles continuent à se tordre, sous l’œil amusé des Ecossais attablés. Il me faudrait encore quelques verres pour rejoindre ces folies slaves. La conversation avec la fille tend à fléchir. D’autant qu’elle est pressée de retourner gigoter avec ses copines. Le temps est venu de m’éclipser. Je lui lance un petit signe – et me voilà à nouveau dehors, comme sorti d’une chaude hallucination.
Dès lors, les rues empruntées en revenant à l’hôtel ne sauraient paraître plus silencieuses.

Quelque chose dans le fish ’n’ chips de la veille qui ne passe pas. Rêve pesant d’où je m’extrais péniblement. Quitte peu à peu le vertige du tourbillon. L’enfant du jardin, la femme à lunettes et les danseuses de la pizzeria finissent par s’estomper, cédant au décor repoussant de la chambre.
Je pars sans regret. Sous la pluie du jour. Cherche un abri, trouve le musée et sa large coupole en verre. Peu de lumière émanant des toiles. Dans la galerie de peinture écossaise, le gardien me voyant piétiner me demande si je connais l’œuvre d’un certain Wallace. Je lui fais signe que non. C’est à ses yeux le joyau de la collection. Ce peintre, me raconte-t-il, fut un véritable héros de la patrie. Il refusa de transiger avec la Couronne du royaume, qui essayait de le compromettre en lui commandant des portraits. Lui préférait peindre les enfants des rues en train de sourire. Sur le tard, il révéla son profond tourment : figurant l’infigurable, il osa représenter le monstre du loch Ness – à moins qu’il ne cherchât à effrayer les Anglais.
La notice au bas du tableau contient – ô miracle ! – quelques signes de nos services. Je les note illico dans mon carnet, recopiant les moindres blancs, qui ont aussi leur importance.
Je récupère mon sac au vestiaire et retourne avaler un sandwich dans le jardin d’hier – toujours aussi désert. Sur le banc, je tente un premier déchiffrement, puis un second, un troisième et enfin – c’est le moment inespéré où, selon l’expression consacrée par Michael Vintris, « le code craque ».
Les directives me sont désormais transparentes (il y a même une adresse d’hôtel). En voiture donc pour le monstre, la légende crue ! Le train surchauffé sillonne bravement vers Inverness.





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21 janvier 2010
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