Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 12
On ne peut pas l’appeler roman, écrit Virginia Woolf à propos du texte qu’elle vient d’achever, mais élégie, peut-être. Et de fait, si les éléments habituels du roman sont bien présents dans La Promenade au phare – narration, figures, événements - ils n’y sont pas de façon habituelle. Pas d’action, pas d’intrigue véritable. Les faits sont ténus, parfois à peine saisissables. James, le petit garçon qui veut tellement aller au phare, découpe des illustrations dans un catalogue. Charles Tansley, étudiant de Mr Ramsay, fait une promenade, le soir venu, avec son professeur. William Bankes se tient près de Lily Briscoe, qui travaille à sa toile et ne veut pas qu’on voie son tableau tant qu’il ne sera pas achevé. Paul et Minta font une promenade sur la plage, un peu plus tard. Puis tout le monde se retrouve au dîner. Et les nombreux enfants de la maisonnée vont se coucher.
L’énoncé de ces faits ne dit évidemment rien de ces pages. Tout se tient dans les pensées, les impressions, les regards, tout se tient dans les parenthèses, les images. L’écriture de Virginia Woolf ne cesse d’aller et venir entre l’intériorité des personnages – qu’elle appelle encore ainsi, pour l’heure, avant qu’ils ne deviennent, dans Les Vagues, des dramatis personae, des sortes de figures, de silhouettes ne portant plus qu’un prénom, uniquement présentes à travers leur pensée ou la pensée des autres – entre l’intériorité des personnages et l’évocation poétique, la description de leurs mouvements, de leurs gestes, épousant le rythme du flux et du reflux de la mer. Et pour James, tout tourne autour d’une seule question, ira-t-on enfin au phare demain ?
« Oui, bien sûr, s’il fait beau demain. » Telle est la première phrase du roman, une réponse qui vient avant la question, et c’est Mrs Ramsay qui la donne, puis est décrite la joie de James à ces mots, alors qu’il découpe des images dans une sorte de catalogue des arts et manufactures, la joie de faire enfin cette expédition qu’il attend depuis des années, lui semble-t-il, comme s’il en pressentait le report qui, en effet, se comptera en années. Ainsi dès la première page se met en place l’univers dans lequel évolue le roman, une perception subjective du temps, une perception symbolique du monde.
« Mais il ne fera pas beau, dit Mr Ramsay, en arrêt devant la fenêtre du salon. »
Car à travers ces considérations météorologiques anodines, c’est une conception du monde qui s’énonce, une constellation familiale qui se constitue. James déteste ce père qui s’acharne à détruire ses désirs, ses espoirs tandis que sa mère – contre l’évidence, au besoin – tente de ne pas le décourager et de toujours maintenir son horizon ouvert. « Mais il fera peut-être beau – je pense qu’il fera beau », dit-elle.
Ces phrases, lancées comme un thème musical, sont reprises par divers personnages qui se regroupent ou se divisent en deux camps, ceux qui laissent la possibilité du beau temps, de l’expédition – qui admettent ou recherchent l’aventure – et ceux qui referment brutalement la fenêtre, qui ne se laissent guider que par la raison. Charles Tansley, sans surprise, se range aux côtés de son professeur, Mr Ramsay. Le vent vient de l’ouest, dit-il, la pire direction possible. Et lorsqu’au chapitre suivant il confirme, pas de promenade au phare, Mrs Ramsay le trouve odieux et s’empresse de consoler James. Peut-être qu’il fera beau, lui dit-elle, allant jusqu’à évoquer une matinée de soleil où les oiseaux chanteraient. S’engage alors une dispute entre Mr et Mrs Ramsay, il n’y a pas la moindre chance d’aller au phare demain, dit Mr Ramsay. Ce que confirme de nouveau Tansley, un peu plus tard, à Mrs Ramsay, en l’absence de James. Lily Briscoe, au contraire, celle qui est artiste, peintre, se range du côté de l’enfance, émettant elle aussi le désir d’aller au phare. Mais Tansley ne se laisse pas ébranler dans sa rationalité.
Les personnages sont posés dans leur rapport au temps, dans leur rapport au phare. Mrs Ramsay ne cesse d’entretenir l’espoir en James – elle a senti qu’il nourrissait « une véritable passion » pour le phare, elle a saisi l’importance de l’enjeu. Il ne s’agit pas d’une simple promenade, il s’agit d’autre chose. Mais elle est prise entre son amour pour son enfant et l’amour, le respect qui l’unit à son mari. « Ce qu’il disait était vrai. C’était toujours vrai. » Elle ne peut qu’admirer l’intelligence de Mr Ramsay, même si elle en déplore la rigidité, sa tendance à préférer énoncer une vérité blessante plutôt que d’y renoncer. Et elle doit finalement se résigner à admettre qu’il ne sera pas possible d’aller au phare, le lendemain, se représentant le moment où il faudra dire à James qu’on ne pourra pas aller au phare, pas demain. Il faudra tout de même laisser un espoir, une fenêtre ouverte – mais on ira dès qu’il fera beau. Tout en pensant – au début du chapitre 11 – « les enfants n’oublient pas », tentant jusqu’au bout de construire un impossible pont entre le monde adulte et le monde des enfants.
La scène finale montre Mr et Mrs Ramsay chacun dans ses lectures, lui lit Walter Scott et Balzac – des romans historiques, des romans dits réalistes – tandis qu’elle lit de la poésie. Chacun vit dans l’univers qui le constitue. Certes, le dialogue est possible mais pas le compromis, il faut que l’un cède devant l’autre, et c’est Mrs Ramsay qui est obligée de s’effacer, au nom de la réalité.
La fenêtre donne sur la mer. Et le temps est rythmé par l’avancée du jour vers le soir, et la nuit. La Promenade au phare est un roman sur la lumière, aussi, celle qui se reflète sur la mer, celle du rayon du phare. Ce que Lily Briscoe cherche à saisir sur sa toile – des lignes, des couleurs, des formes, une vision – Virginia Woolf cherche à le restituer dans son roman. L’insaisissable… Toutes les choses précises, les lieux, les faits, les événements, on les apprend comme par accident. Ce n’est pas l’essentiel. Ainsi du lieu où se trouve la maison où Mrs et Mr Ramsay et leurs enfants passent l’été, l’île de Skye, nommé à l’issue d’une longue phrase, à la cinquième page du livre.
Cette maison pleine de vie, pleine de sons qui, la plupart du temps, sont l’expression des jeux des enfants, a quelque chose de rassurant, comme le rythme des vagues qu’on entend, tout près, et dont la régularité apporte une sorte de consolation. Le soir, après le dîner, une fois James couché avec la perspective de ne pas pouvoir aller au phare, sans doute, le lendemain, Prue propose une promenade sur la plage, pour regarder les vagues. Elle-même a vingt ans et les vagues sont à l’image de la vie qui l’attend, pleines de mouvement et de gaieté.
Mais par moments, leur bruit se fait menaçant, « comme un roulement de tambour fantomatique, [il] battait sans remords la mesure de la vie, faisait penser à la destruction de l’île et à son engloutissement par la mer ». La vie à l’intérieur de la maison ne pourra pas être éternellement protégée de la menace extérieure. La prophétie des vagues s’accomplira dans la deuxième partie du roman. Simplement, il ne s’agira pas d’une catastrophe naturelle mais d’une catastrophe à la fois historique et humaine. Ici, pour l’heure, ce n’est encore qu’une simple annonce – le rappel que le danger existe.
Lorsque Mrs Ramsay, le soir venu, parvient à la fin de l’histoire qu’elle lit à James, quelque chose vient prendre la place de cette histoire, dans le regard de James. Un intérêt, le reflet d’une lumière. Se tournant vers la baie, elle voit ce qui l’a attiré, deux rayons brefs, et un plus long – le phare vient d’être allumé.
À plusieurs reprises Mrs Ramsay rencontre le rayon du phare et à chaque fois survient comme une correspondance secrète. Assise à tricoter, une fois les enfants couchés, son horizon se révèle sans limite. Au cœur des ténèbres, au sein de l’obscurité, Mrs Ramsay peut enfin élargir son domaine, son expérience de la vie peut se déployer en toute sécurité. « Il y avait la liberté, il y avait la paix, il y avait, mieux venu encore, comme un rassemblement, une halte sur la plateforme de la stabilité. »
Un moment de sérénité, où la personnalité, la personne, se dissout dans l’univers. Non pas guidée par un sentiment de perte mais éprouvant au contraire un élargissement de la personne, une communion. Mrs Ramsay regarde vers la baie et rencontre le rayon du phare, « ce long rayon fixe, c’était le sien ».
Dans cette lumière, Mrs Ramsay est elle-même. Dans la lumière du phare, « elle avait l’impression que son regard rencontrait son regard ». L’accord de Mrs Ramsay et du phare est, comme on dit en musique, un accord parfait, de ceux qui ne laissent pas la mélodie en suspens mais qui la posent, l’établissent. Mrs Ramsay est seule à savoir cette harmonie secrète entre le phare et elle. Pourtant, la fascination de James pour le phare en donnait une sorte d’indice, mais un indice qui lui demeure pour l’instant obscur. Plus tard, seulement, il comprendra…