Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 2
Venu à Paris achever ses études de droit, Jules Verne fréquente surtout les milieux littéraires et se marie en 1857 avec Honorine Morel, déjà veuve malgré sa jeunesse, union d’où naîtra un fils unique, Michel, en 1861. Jules Verne voyage alors dans le nord de l’Europe et fonde, avec l’explorateur Jacques Arago, la « Société d’encouragement pour la locomotion au moyen d’appareils plus lourds que l’air ». Les nouveaux moyens de déplacement fascinent Jules Verne et joueront un rôle primordial dans ses romans, les bateaux dans toutes leurs déclinaisons possibles — du trois-mâts le Chancellor au sous-marin du capitaine Nemo en passant par le Great-Eastern, véritable Ville flottante (Jules Verne possédera trois voiliers) – et puis tout ce qui vole, ballons ou fusées, en passant par la machine volante, l’aéronef de Robur le Conquérant.
La rencontre décisive a lieu en 1862, avec Pierre-Jules Hetzel. L’éditeur publie le premier roman de Verne, Cinq semaines en ballon, dès 1863. Trois ans plus tard le titre générique est trouvé, Voyages extraordinaires dans les mondes connus et inconnus – l’ensemble de l’œuvre comprendra 62 romans et 18 nouvelles. Roman d’anticipation, d’aventure, policier, Jules Verne s’essaie à tous les genres. Ses livres sont souvent publiés en feuilleton, dans la revue de Hetzel, Le Magasin d’éducation et de récréation, à destination de la jeunesse mais certains paraissent dans le Journal des Débats ou dans Le Temps. L’écrivain est pourtant considéré comme un auteur jeunesse et ce n’est qu’en 1949, plus de quarante ans après sa mort (en 1905), qu’un article de Michel Butor repris dans ses Essais sur les modernes pointe une autre dimension. Car si certains des romans de Verne, comme certains romans de Dumas, sont de purs récits d’action, d’autres ont cette visée initiatique dévoilée par Butor et approfondie depuis – notamment dans les ouvrages de Simone Vierne.
Avant de voir plus précisément la place de l’Arctique et de l’Antarctique dans l’œuvre de Jules Verne, un petit rappel historique n’est sans doute pas inutile. La représentation d’une Terre comportant deux pôles remonte à l’Antiquité, on imaginait alors qu’au nord comme au sud s’étendait une mer gelée. Plus tard on découvrit qu’il s’agissait, au nord, d’un océan tandis que l’Antarctique était, au sud, un continent. Malgré la diversité des mots désignant la glace ils sont souvent employés les uns pour les autres alors qu’ils ont chacun une signification précise. L’iceberg est, comme son nom l’indique, une sorte de montagne flottante d’eau douce gelée. Le pack ice, une étendue de glace mobile et horizontale, une série de banquises recouvrant 5% des océans du nord et 8% de ceux du sud. La banquise est, elle, formée d’eau de mer. L’icefield s’étend sur une surface inférieure à 50.000 kilomètres carrés et se compose de neige durcie ou de glace. On le trouve dans le Grand Nord ou dans le Grand Sud, ainsi qu’en haute altitude. Ce sont des mots qu’on rencontre souvent, dans les romans de Jules Verne.
En 1616, Baffin, explorateur anglais qui s’aventure dans les eaux entre le Canada et le Groenland (mer qui porte son nom, depuis) atteint la latitude de 67°78 nord. Selon les marins qu’il rencontre au cours de ses navigations, plus on va vers le nord, plus l’air est doux. C’est à lui qu’on doit la théorie d’une mer libre au pôle. Buffon reprend cette idée dans son Histoire naturelle. La mer ne peut pas geler puisqu’elle est salée, dit-il. Et puis, si on voit des icebergs en mer, c’est qu’ils se sont détachés sous l’effet du rayonnement du soleil, forcément plus intense au pôle. Au XVIIIe siècle on pense en conséquence que l’accumulation de la glace crée le froid, et non la latitude élevée. Halley estime lui aussi que la chaleur reçue au solstice d’été est plus importante au pôle qu’au cercle polaire puisque la surface y est plus restreinte — faut-il rappeler que climat, étymologiquement, signifie inclinaison ? Ainsi tous les paradis, les utopies, les fictions, jusqu’à celle du Père Noël, reposent sur l’idée d’un pôle habitable. Idée que les écrivains, de Poe à Lovecraft, contribueront à diffuser.
La conquête des pôles, au nord et du sud, fut un long processus qui s’étendit sur plusieurs siècles et fit de nombreuses victimes. Souvent, les survivants pouvaient revenir sans dommage parce qu’ils avaient dû renoncer à leurs ambitions. Voici quelques-unes des étapes de cette longue et complexe avancée [2]
En 1773, James Cook franchit le cercle polaire antarctique. 71°10 de latitude nord. En 1823 James Weddell atteint le 73°.
Pendant ce temps, diverses expéditions, le plus souvent anglaises, reconnaissent différentes portions du passage du Nord-Ouest, entre l’Alaska et la Sibérie. Parry cherche à atteindre le pôle Nord et parvient, en traîneau, jusqu’au 82°47 de latitude nord. Franklin, après avoir cartographié une partie du passage du Nord-Ouest, repart en 1845 mais disparaît sans signe précurseur. Plus de cinquante expéditions sont lancées à sa recherche. Mac Clintok retrouve ses notes de voyage en 1857, on découvre quelques corps à la fin des années 1980 et l’été 2014, près de deux cents ans après, l’un des deux navires de l’expédition.
En 1841, James Clark Ross se heurte à ce qu’on appellera la grande barrière de Ross, en Antarctique, large de 800 kilomètres. Il reste bloqué en deçà, à 77°10 de latitude sud.
En 1879 se tient la première conférence internationale polaire, à Hambourg, au cours de laquelle Weypecht demande l’arrêt de ces expéditions fatales. On y décide l’installation de douze stations d’études dans les régions polaires. Deux ans plus tard, l’explorateur américain James Booth Lockwood atteint 83°24 de latitude nord, au large du Groenland. Nansen, sur le Fram, parvient à 86°3 en 1896. Tandis qu’en 1900 la grande barrière de Ross, au sud, est franchie par un explorateur norvégien, Berchegrevink. Dans une expédition qui dure de 1907 à 1909 Shackleton descend jusqu’à 88°23 de latitude sud, en traîneau. La même année, 1909, Peary prétend avoir atteint le pôle Nord, une polémique s’ensuit avec Frederic Cook qui affirme lui aussi avoir atteint le pôle. En fait aucun d’eux n’a atteint le 90e degré. 1910/1911 – la course entre Scott et Amundsen pour atteindre le pôle Sud. Amundsen prévient à Madère son équipage qu’il se dirige vers l’Antarctique – il prétendait jusque-là conquérir le pôle Nord. Le 14 décembre 1911, il arrive au pôle Sud le premier. Scott y parvient le 16 janvier 1912 pour découvrir qu’Amundsen l’y a précédé. Épuisé, affamé, sans doute découragé d’avoir perdu de peu cette course, il meurt le 30 mars 1912. Le même Amundsen est aussi le premier à survoler le pôle Nord, en 1926, à bord d’un dirigeable piloté par Nobile. C’est donc par la voie des airs que le pôle Nord sera d’abord conquis. Tandis qu’un sous-marin baptisé Nautilus tente, en 1931, de passer sans succès sous la banquise polaire, tentative réitérée par un autre Nautilus, sous-marin nucléaire, qui celui-là réussira, en 1958. Mais ce n’est qu’en 1968/1969 que l’explorateur britannique Wally Herbert réalise la première expédition qui atteindra le pôle par voie terrestre, le 6 avril 1969, après avoir traversé l’océan Arctique de l’Alaska au Spitzberg. Une vingtaine d’années plus tard, Jean-Louis Étienne organise une expédition internationale avec l’URSS, la Chine, le Japon, le Royaume-Uni et les États-Unis pour effectuer la traversée intégrale du continent antarctique.
On le voit, la conquête des pôles est très récente. L’arrivée au pôle Nord par la voie terrestre précède de quelques mois celle de l’homme sur la Lune et se produit près de soixante ans après la conquête du pôle Sud — sur un continent pourtant beaucoup plus froid et plus hostile.
Il y a pourtant des hommes qui atteignirent le pôle Nord bien avant 1969, qui marchèrent sur les terres antarctiques bien avant Amundsen et Scott. Ils ont pour nom le capitaine Hatteras ou Arthur Gordon Pym, ce sont les personnages des romans de Jules Verne, des récits d’Edgar Poe. La littérature a précédé la science. Alors voici, pour terminer, une brève chronologie de littérature polaire.
1839 The Narrative of Arthur Gordon Pym, Edgar Poe.
1851 Moby Dick, Herman Melville.
1858 Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, la traduction par Baudelaire du récit d’Edgar Poe.
Et puis Jules Verne [3].
Pour Le Sphinx des glaces, le site de la BnF en propose l’édition originale mais d’autres documents existent [4].
En 1864 Jules Verne publie une étude, « Edgar Poe et ses œuvres », dans Le Musée des familles. Et la même année, son premier roman du pôle Nord, Les Aventures du capitaine Hatteras. Le capitaine Hatteras est obsédé par la conquête du pôle ou plus exactement, par l’idée que c’est un Anglais qui doit l’avoir vaincu le premier. Il cache à son équipage le but véritable du voyage – comme le fera Amundsen quelques dizaines d’années plus tard. Au-delà du cercle polaire se trouve la mer libre — au XIXe siècle on le pensait encore. Le pôle Nord est sur une île, le capitaine Hatteras gravit les pentes du volcan qui la domine pour atteindre le point précis du 90e degré et redescend dans un état bizarre. Au dernier chapitre, dans la clinique d’Angleterre où il est interné, pendant sa promenade quotidienne, le capitaine se dirige inlassablement vers le nord.
1869/70 Vingt mille lieues sous les mers. Le pôle Sud n’est pas l’essentiel des préoccupations du capitaine Nemo mais quelques occurrences le mentionnent. Au chapitre 13 de la deuxième partie : « Pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pôle sud comme au pôle nord ? » Le chapitre 14 est consacré au pôle Sud : « Aucun être humain n’y a laissé la trace de ses pas. » Le Nautilus se retrouve pris dans la nuit polaire sans plus bien savoir où il est. « À chaque instant je m’attendais à voir, comme le fabuleux Gordon Pym, cette figure humaine voilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui défend les abords des pôles. »
1873 Le Pays des fourrures raconte l’établissement d’un comptoir à 70° de latitude nord. À la suite d’une éruption volcanique, le cap glacé se détache – les aventuriers qui s’y trouvent pourront-ils rejoindre le continent ? Ils finissent par être recueillis par des pêcheurs aléoutiens.
1890 César Cascabel retrace le retour d’Amérique vers la France d’une famille du cirque. Les économies amassées ayant été volées, ils ne peuvent faire la traversée par l’océan, comme prévu, et tentent de regagner l’Europe en passant, l’hiver, par la terre, les glaces et le détroit de Behring.
Enfin, en 1897 paraît Le Sphinx des glaces. Alors que tous les romans polaires de Jules Verne sont des romans du pôle Nord, celui-ci a pour objet le pôle Sud. C’est lui qui nous occupera désormais.
[1] Pour une biographie plus détaillée, voir celle de Piero Gondolo della Riva et Jean-Paul Dekiss.
[2] L’article Wikipedia sur l’Antarctique est très bien fait. On peut aussi consulter le site Transpolair, consacré aux expéditions polaires, et dont la chronologie de cet article s’est inspirée.
[3] De nombreux romans de Jules Verne sont disponibles sur ce site.