Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 5
« Ces deux vaillantes femmes, bien encapuchonnées, dans leurs bonnets de loutre et à demi ensevelies sous une épaisse peau d’ours blanc regardaient cette âpre nature et les blanches silhouettes des hautes glaces qui se profilaient à l’horizon. »
Un peu plus loin :
« Quelques oiseaux animaient de leur chant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux on remarquait des troupes de cygnes qui émigraient vers le nord, et dont la blancheur se confondait avec la blancheur des neiges. »
Dans César Cascabel, datant de 1890 :
« On eût dit une averse de légères plumes blanches que des milliers d’oiseaux auraient secouées à travers l’espace. »
Dans ces descriptions, on pourrait parler de poésie du réel. Il s’agit de phénomènes naturels — la neige, la glace —, d’animaux existants, les ours, les cygnes, et caractéristiques de ces latitudes.
Voici un autre passage de Pays des fourrures :
« C’était un monstre d’une blancheur éclatante, d’une taille gigantesque, dont la hauteur dépassait cinquante pieds. Il allait lentement sur les glaçons épars, sautant de l’un à l’autre par des bonds formidables, agitant ses pattes démesurées qui eussent pu embrasser dix gros chênes à la fois. »
Certes, la rectification vient aussitôt :
« Un ours, madame, ce n’est qu’un ours dont les dimensions ont été démesurément grandies par la réfraction. »
L’illusion d’optique ainsi décrite puis expliquée – une fois l’effet produit, tout de même – relève du merveilleux scientifique. Un autre phénomène est évoqué à plusieurs reprises, qui existe aussi réellement.
« Dans l’atmosphère, vers l’horizon du sud, s’étendait une bande blanche d’un éblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le nom de …˜…˜iceblinck’’. Quelque épais que soient les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir. Elle annonce la présence d’un pack ou d’un banc de glace. »
C’est dans Vingt mille lieues sous les mers. Et dans Aventures du capitaine Hatteras :
« Le mardi 17 avril, vers les onze heures du matin, l’ice-master signalant la première vue du blink de la glace […]. »
Le blink a perdu son c, cette fois, et après une note qui précise : « Couleur particulière et brillante que prend l’atmosphère au-dessus d’une grande étendue de glace », renforçant la référence scientifique, Verne poursuit :
« Cette bande d’un blanc éblouissant éclairait vivement malgré la présence de nuages épais, toute la partie de l’atmosphère voisine de l’horizon. Les gens d’expérience du bord ne purent se méprendre sur un phénomène, et ils reconnurent à sa blancheur que le blink devait venir d’un vaste champ de glace situé à une trentaine de milles au-delà de la portée de la vue, et provenait de la réflexion des rayons lumineux. »
Un personnage, Louis Cornbutte, est victime, dans Un hivernage dans les glaces, de ce que Jules Verne nomme cette fois « le vertige du blanc » :
« En effet, la réflexion des monticules de glaces et de la plaine le saisissait de la tête aux pieds, et il lui semblait que cette couleur le pénétrait et lui causait un affadissement irrésistible. Son œil en était imprégné, son regard dévié. Il crut qu’il allait devenir fou de blancheur. »
L’effet de la blancheur est poussé à son paroxysme. L’éblouissement mentionné dans les autres textes confine ici à l’envahissement, l’œil ne peut se défaire du blanc, et au-delà de l’œil, c’est l’équilibre mental qui est atteint.
Ces phénomènes scientifiques à la fois extraordinaires et bien réels préparent, dans l’évocation extrême de leurs effets, le surgissement d’une architecture fantastique, entre hallucination visuelle et rêve. Le passage déjà mentionné au chapitre 13 du Sphinx des glaces [1] mérite d’être de nouveau cité — plus complètement :
« Je ne me lassais pas d’admirer ce spectacle, si remarquablement décrit dans le récit d’Arthur Pym – ici des pyramides à pointes aiguës, là des dômes arrondis comme ceux d’une église byzantine, ou renflés comme ceux d’une église russe, des mamelles qui se dressaient, des dolmens à tables horizontales, des kromlechs, des menhirs debout comme un champ de Karnak, des vases brisés, des coupes renversées, enfin tout ce que l’œil imaginatif se plaît parfois à retrouver dans la capricieuse disposition des nuages… Et les nuages ne sont-ils pas les glaces errantes de la mer céleste ? »
Cette comparaison osée entre les nuages et les glaces introduit la dimension de la rêverie, de l’imagination, et pare les paysages désolés de l’Antarctique des visions les plus extraordinaires, placées cependant sous la haute autorité d’Arthur Pym.
L’île Tsalal où accoste l’Halbrane, et qui se trouve de l’autre côté de la banquise, c’est-à-dire au-delà de la barrière de Ross, dans des zones encore jamais atteintes à l’époque de Verne, où s’imagine une mer libre, l’île Tsalal, telle que Poe l’a décrite, est toute noire.
« Était-ce croyable [se demande le narrateur avant d’arriver sur l’île] que la vue de la couleur blanche produisit sur les insulaires un effet d’épouvante ?… Et pourquoi pas, après tout, puisque le blanc, la livrée de l’hiver, la couleur des neiges, leur annonçait l’approche de la mauvaise saison, qui devait les enfermer dans une prison de glace ? »
L’explication ébauchée ne fonctionne pas, car comment mettre en parallèle l’annonce de la mauvaise saison, une raison d’ordre on ne peut plus rationnel, et la terreur éprouvée ? Le séjour sur l’île Tsalal répond à une configuration complexe où les frontières entre le réel et l’imaginaire sont une fois de plus brouillées, symbolisées, en ces lieux, par l’opposition des couleurs. Le noir de l’île Tsalal se situe dans le réel, puisque Poe, ou Pym, dans son récit, évoque l’île ainsi : « Indigènes à la peau noire, à la chevelure noire, aux dents noire, que la couleur blanche remplissait d’épouvante. » Décrivant une terre noire, des eaux noires… les « vapeurs grises de l’horizon », les « quelques brumes [qui] voilaient le soleil » augurent le franchissement des zones, la traversée, le passage du noir au blanc — le blanc, demeure de l’onirique. Mais si le roman de Verne reprend apparemment à son compte l’apartheid instaurée par Poe entre le noir et le blanc, c’est pour s’en dinstinguer. Le Sphinx des glaces, après avoir franchi une nouvelle étape dans l’authentification du récit de Pym – une planche de bois sur laquelle sont inscrites ces lettres, AN/LI E PO L (la Jane de Liverpool, évidemment) – explore son propre territoire. Au chapitre 14, l’équipage rencontre « un ours d’espèce arctique […] d’une parfaite blancheur » dont Verne s’empresse d’ajouter qu’il n’appartient pas aux « quadrupèdes étranges signalés par Arthur Pym ». Quant à l’île Tsalal, abordée au chapitre 16, si tout y est bien noir, « une côte très abrupte d’un accès difficile, de longues plaines arides, noirâtres, encadrées d’une suite de collines de médiocre altitude », la plupart des descriptions de Poe sont citées sous forme négative. « Il parle de ruisseaux prodigieux, dont le lit contenait un liquide indescriptible sans apparence de limpidité […] eh bien, il n’y avait rien – ou il n’y avait plus rien de tout cela ! Pas un arbre, pas un arbrisseau […] Partout l’affreuse, la désolante, l’absolue aridité ! » Plus loin, le sol « était noir… oui… noir et calciné ». Et puis, aucun animal noir, aucun homme noir, « c’était la solitude silencieuse et morne du plus affreux désert ! ». L’île noire est déserte – bientôt le narrateur en comprendra la raison. Entre le récit de Poe et le récit de Verne a eu lieu un tremblement de terre… « Rien ne se voit plus ici de ce qu’avait vu Arthur Pym ! »
Si les personnages du roman de Jules Verne sont confrontés à une dévastation qui les effraie, le cataclysme permet surtout de détruire les territoires imaginaires de Poe pour que l’imaginaire de Verne puisse s’en affranchir, se déployer en toute liberté alors que le romancier cherche à dépasser le maître, à aller plus loin. Le collier de cuivre retrouvé de Tigre, le chien, qui disparaît du récit de Poe après la mutinerie du Grampius, la révélation, au chapitre suivant, que Hunt n’est autre que… Dirk Peters vont permettre de connaître la destinée des personnages de Poe mieux que Poe lui-même, Verne disposant d’un témoin de première main qu’Edgar Poe n’avait pu convoquer !
La deuxième partie du roman, qui s’ouvre après le départ de l’île Tsalal, renforçant la césure entre les deux romans, se transforme en enquête à la recherche des survivants du Jane, en quête, aussi, d’une blancheur décrite dans le récit de Poe qui a disparu. Le chapitre 6, intitulé « Du 29 décembre au 9 janvier », suit le journal de bord de Pym. « C’est alors que flottaient d’épaisses ténèbres, tempérées par la clarté des eaux, qui réfléchissaient le voile de vapeurs blanches tendu sur le ciel. » Mais « il n’y eut ni voile de brume, ni apparence laiteuse des eaux, ni chute de poussière blanche », pas plus que « les énormes animaux blancs ». Ces animaux, il les voit deux chapitres plus loin mais en rêve – même si, dans ce roman où les repères sont brouillés, encore plus sous ces latitudes, un rêve n’est pas seulement un rêve… Le blanc terrifiant du paysage – qu’analyse Melville au chapitre 42 de Moby Dick, « cette chose illusoire, dissociée des autres qualités bienveillantes et douces, et [qui] jointe à n’importe quel objet de terreur, aggrave cette terreur et la pousse à ses limites extrêmes », ces visions d’effroi aperçues par les marins, « au lieu de l’arc-en-ciel d’espoir, quelque chose qui ressemble à un immense cimetière le narguant de tous ses mausolées de glace et de toutes ses croix effritées » — cède la place au blanc du vide. Comme s’il fallait faire place nette pour qu’autre chose survienne.
Dans cette seconde partie, le roman d’action prend nettement le pas sur l’atmosphère fantastique. Le rythme se précipite, les révélations se succèdent, le mystérieux Holt n’est autre que Martin Holt, le frère de Ned, le malheureux sacrifié par ses compagnons après un tir à la courte paille, pour survivre au naufrage du Grampus. L’Halbrane se fracasse contre les glaces et les survivants de Verne en sont réduits à se réfugier sur un iceberg que le courant entraîne toujours plus au sud. Le chapitre 10 s’intitule « Hallucinations ». Et paradoxalement, plus Verne s’éloigne de Poe, plus le narrateur s’identifie à Pym.
« Je croyais voir enfin ce qu’il avait vu !... Cette indéchirable brume, c’était ce rideau de vapeurs tendu sur l’horizon devant ses yeux de fou !... J’y cherchais ces panaches de raies lumineuses qui bariolaient le ciel du levant au couchant ! J’y cherchais […] cette cataracte sans limites, roulant en silence du haut de quelque immense rempart, perdu dans les profondeurs du zénith !... J’y cherchais le géant blanc, le géant du pôle !... »
Ces visions surviennent tandis que le narrateur, sur son iceberg à la dérive, cherche à apercevoir la terre du pôle. Mais il ne voit que brumes et vapeurs et au chapitre suivant, « Au milieu des brumes », le pôle est franchi sans certitude, ainsi que le laisse entendre la dernière phrase du chapitre précédent : « Si l’iceberg avait passé à l’extrémité de la terre, nous ne devions jamais le savoir. » Le pôle Sud, que personne n’a encore jamais atteint dans la réalité, est passé (encore n’en est-on pas tout à fait sûr) comme dans un rêve, dans une brume qui évite toute évocation, toute description. De même le capitaine Hatteras qui, après avoir vraiment atteint, lui, le pôle Nord, sur lequel se trouve un volcan, en redescend dans un état étrange. D’un côté l’inconscience, de l’autre la folie. Le pôle est un lieu interdit où toute innocence se perd, et si Jeorling s’en sort et peut raconter ses aventures, c’est que la vue du pôle – comme dans l’épisode biblique du buisson ardent où Moïse doit voiler sa face – lui a été dérobée par des brumes opportunément épaisses. Un homme pourtant, verra, ajoute Jules Verne dans une note en fin de chapitre.
« Vingt-huit ans plus tard, ce que Jeorling n’avait pu même entrevoir, un autre l’avait vu, un autre avait pris pied sur ce point du globe, le 21 mars 1868. »
Cet autre, malgré la date précise qui se voudrait historique, c’est le capitaine Nemo. Mais lui le peut puisqu’il vit déjà en paria, puisque sa vie même est transgression.
La remontée vers le nord est comme une remontée des Enfers. Les brumes compactes, leur densité extraordinaire qui dérobait la vue du pôle à ceux qui n’étaient pas destinés à le voir, tout à coup, se diluent. « En peu d’instants le ciel fut dégagé. » L’écume blanche du ressac, une fois le brouillard enfin dispersé par les vents, est désormais signe de mouvement, signe de vie.
Le blanc n’est plus ce linceul qui ensevelit le paysage, fait taire les sons et force les êtres à l’immobilité, devenu mouvant sous l’action des vents et de la houle, la blancheur se déchire, se disperse, rendant possible l’avancée du roman, les retrouvailles, sur l’île où les survivants décident d’accoster, avec William Guy, le frère du capitaine Len Guy, que Dirk Peters découvre dans une grotte. Les blancs entre le roman de Poe et le roman de Verne sont alors remplis par son récit, comme l’indique le titre du chapitre 14, « Onze ans en quelques pages », chapitre qui fournit aussi miraculeusement une embarcation aux naufragés, celle-là même qui permit à quatre membres de l’équipage de la Jane de survivre.
Dans un paysage qui continue de se décliner en noir et blanc – « des blocs noirâtres […], des drifts flottants » — la navigation se poursuit en terres inconnues. La remontée vers le nord n’est pas linéaire. Les zones parcourues se situent dans le blanc de « la carte si incomplète alors des régions antarctiques ». Blanc de la connaissance, aussi — le capitaine William Guy « ne pouvait rien savoir des voyages antarctiques entrepris depuis le départ de la Jane ». La remontée vers le nord est une remontée vers le jour – la timide réapparition du soleil, les brumes qui se dissipent, préparent la scène pour une apparition annoncée par le rappel de la définition de l’Ange du bizarre selon Poe, « ce génie qui préside aux contretemps dans la vie, et dont la fonction est d’amener ces accidents qui peuvent étonner, mais qui sont engendrés par la logique des faits ».
« Et alors se dessina, à un quart de mille, une masse qui dominait la plaine d’une cinquantaine de toises sur une circonférence de deux à trois cents. Dans sa forme étrange, ce massif ressemblait volontiers à un énorme sphinx, le torse redressé, les pattes étendues, accroupi dans l’attitude du monstre ailé que la mythologie a placé sur la route de Thèbes. »
Résultante des diverses sources d’inspiration de Jules Verne, le sphinx du titre, à dix pages de la fin, est la figure – mi-animale mi-végétale mais surtout fabuleuse – vers laquelle convergent la science, (puisque les fluides, le magnétisme, les aimants, la couleur fuligineuse oxydée sont ici convoqués) et le fantastique – la forme mythologique (avec des ailes en plus – celles de l’albatros ?), une illusion des sens, les hallucinations de Pym. Un pôle magnétique revêtant l’aspect d’un animal mythologique détient le secret d’Arthur Pym tel qu’il ne put jamais le dévoiler dans le récit transmis par Poe. Le corps de Pym est là, l’objet de la quête, aimanté par le sphinx, aimanté par son désir d’exploration de contrées inconnues, « la tête inclinée, une barbe blanche qui lui tombait jusqu’à la ceinture » — le blanc est ensevelissement, de nouveau, signe de mort. La mission de Dirk Peters s’achève, « il tomba à la renverse… mort… » — les deux romans s’unissent dans un même dénouement.
Le dernier chapitre fait revenir les personnages survivants en territoire connu, recueillis par un baleinier. Le narrateur de Verne est bien vivant, quant à lui, et il est l’auteur du récit, contrairement à Arthur Pym, et d’un récit complet, contrairement à celui de Pym, auquel manquent deux ou trois chapitres. « Les notes qui servirent à rédiger mon récit ne furent point renfermées dans une bouteille jetée à la mer, recueillie par hasard sur les mers de l’Antarctide. Je les ai rapportées moi-même. » Après avoir joué sur le mystère et l’ambiguïté, les emprunts explicites ou implicites au roman de Poe, Jules Verne clôt son récit dans la clarté des romans d’aventures, où le sort de chaque personnage est connu. Les contrées blanches sont loin, désormais, la nuit australe avance, ponctuée d’ « aurores polaires » qui émerveillent par la « magnificence de leur arc lumineux, de l’éclat de ces opulentes draperies », la « prestigieuse variété de formes dans les plis et replis de leurs faisceaux, qui se colorent depuis le rouge clair jusqu’au vert émeraude ! ».
Les territoires fantastiques conservent leurs secrets et leur intégrité, ils ne seront plus touchés jusqu’à l’arrivée de Lovecraft (Dans les montagnes hallucinées, roman écrit en 1931 et publié en 1936), le monde reprend ses couleurs, et c’est le noir de la nuit qui enveloppe désormais les secrets du monde, provoquant des peurs plus rassurantes.