Cécile Wajsbrot | Loin de Kafka

Cécile Wajsbrot sur remue.net.


 

 

C’est là. Grunewaldstrasse 13. Une rue résidentielle qui descend vers l’hôtel de ville – le Rathaus Steglitz, dans un quartier sud-ouest de Berlin – et une place animée où se tient un marché de brocante, le dimanche. C’est là, au premier étage de cette villa qui en comporte deux, un bâtiment jaune pâle orné de brique et construit au tournant du siècle (le précédent), où seules deux boîtes à lettres portent un nom aujourd’hui. Quant au nom que je cherche, il figure sur une plaque de marbre blanc apposée sur la façade avant.
« Et maintenant me voilà ici, jusqu’à présent cela va moins mal que tu ne sembles croire, à Berlin, je vis presque à la campagne, dans une petite villa avec un jardin, il me semble que je n’avais encore jamais eu un si beau logement ; je ne tarderai sûrement pas à le perdre » - lettre de Kafka à Milena datée de 1923. La description correspond et le pressentiment aussi. Kafka passa ici deux mois et demi d’un hiver froid au cours duquel l’argent manquait d’autant plus pour se chauffer que l’inflation augmentait de jour en jour. Les couronnes tchécoslovaques que lui envoient ses parents ne suffisent pas à assurer le minimum, et Kafka doit bientôt déménager dans un quartier un peu plus reculé avant de retourner à Prague – son état de santé ayant empiré – puis dans le sanatorium où il meurt le 3 juin 1924, près de Vienne. Mais de ses lettres à Milena Jesenska, à Max Brod ou à sa famille se dégage une même impression : jamais Kafka n’a été aussi heureux qu’à Berlin où il vit avec Dora Diamant. Dans la villa de Steglitz il écrit Le Terrier, qui raconte l’histoire d’un narrateur se construisant un habitat destiné à le protéger d’un ennemi qui demeure invisible mais dont il peut entendre la progression. Bien sûr, il est tentant de dire que l’ennemi, c’est la mort qui approche. Kafka savait que le sentiment de paix avec lequel il vivait à Berlin n’était que provisoire. Mais le texte ne se laisse pas aussi facilement réduire - les voies de la création sont aussi complexes que le réseau des sentiers à l’intérieur du Terrier.
Sur la plaque de la villa réelle figurent ces mots :
« Le poète autrichien Franz Kafka [en lettres d’or et en majuscules] né le 3 juillet 1883 à Prague, mort le 3 juin 1924 à Klosterneuberg/Vienne vécut dans cette maison du 15 novembre 1923 au 1er février 1924.
La République d’Autriche. »
Le poète autrichien Franz Kafka. J’ai l’impression de me trouver devant quelqu’un que je ne connais pas. Un être hybride surgi tout à coup. Poète, soit, c’est un mot qu’on utilise en allemand – Dichter – pour marquer sa considération à un écrivain. Mais autrichien ? Jamais je n’ai pensé, en lisant Kafka – et je ne crois pas être la seule - à lui attribuer une nationalité. Écrivain de langue allemande né à Prague, dit-on si on veut dire quelque chose ou encore, ayant vécu à Prague. Certes, Prague faisait partie de l’Empire austro-hongrois, à l’époque. Alors pourquoi pas écrivain hongrois ? Ou la nationalité dépendrait-elle du lieu de la mort ? Et puis cette signature étonnante, la République d’Autriche, comme s’il s’agissait d’une association ou d’une personne privée.
En retrait, j’aperçois une plaque plus ancienne, presque noire, sur le côté de la villa, impossible à lire depuis la rue mais le hasard fait bien les choses. Une voiture vient de s’arrêter d’où sortent trois représentants d’une jeunesse dorée, loin de Kafka, qui se dirigent vers la maison. Après une brève discussion avec le couple peu aimable qui les reçoit – c’est une propriété privée, disent-ils, mais je ne réponds pas que je croyais être sur un morceau de terre autrichienne – ils finissent par accepter de me laisser approcher pour lire la plaque.
« Les bons vont d’un pas égal. Sans rien savoir d’eux, les autres dansent autour les danses du temps. » Le poète a vécu dans cette maison de la fin de l’été 1923 au début 1924. Suit le nom d’une société d’artistes allemands qui fit graver cette plaque à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Kafka. Si la référence temporelle est un peu hasardeuse, la fin de l’été pour le mois de novembre, et si la société et son art possèdent eux aussi une nationalité - allemande cette fois - du moins n’ont-ils pas annexé Kafka. Je ressors dans la rue un peu rassurée. La citation de cet extrait du septième cahier, mis en musique par Kurtag dans les Kafka Fragmente, a rétabli le poète dans ses droits. Kafka n’appartient plus à la seule république d’Autriche mais bel et bien à la culture universelle.

 

4 juin 2012
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