Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 6.1






Malgré les pas qui s’ajoutent les uns aux autres, malgré le cheval et le traîneau qui avancent envers et contre tout, le maître et le serviteur se perdent dans la forêt, les deux enfants s’égarent dans la montagne. Est-ce la forêt, est-ce un simple buisson ? On ne voit rien, l’attelage tombe dans un ravin et s’y installe, bien obligé d’y rester, avec un cheval à bout de forces. L’attitude du maître et celle du serviteur ne sont que contrastes. Nikita cherche à apaiser le cheval, construit un signal pour qu’on puisse les retrouver au matin, puis s’enroule dans son caftan, se couvre, s’assoit et ne bouge plus, alliant efficacité et fatalisme. Le maître considère le comportement de son serviteur avec mépris. Lui s’agite au contraire, en pensée — ne cessant de calculer le bénéfice qu’il pourra tirer de l’achat de la forêt — en mouvement — songeant à prendre la fuite. Et lorsqu’il se soucie du sort de Nikita, c’est pour se dire :
« Pourvu qu’il ne meure pas de froid ! […] C’est moi encore qui serais responsable. »
Ainsi les deux hommes sont-ils désunis dans l’épreuve tandis que Konrad et Sanna font au contraire front ensemble, Konrad ne cesse de rassurer sa sœur alors que le paysage se fait plus menaçant. Non seulement la vue est brouillée mais les bruits ne peuvent pas plus servir de repères. Le silence règne et le bleu profond de la glace envahit peu à peu le blanc de la neige, plus question d’un doux tapis, les couches se durcissent.
« Ce n’étaient que pointes et blocs et masses enchevêtrés de glace couverte de neige. Au lieu d’un rempart qu’il suffisait de franchir pour retrouver la neige, une succession de murs de glace éventrés, disloqués, parcourus d’innombrables lignes bleues sinueuses, et derrière ces murs, il y avait d’autres murs semblables, et derrière ceux-ci d’autres encore que l’on devinait à peine à travers le rideau de la neige. »
Une évocation qu’Arthur Pym ou Jules Verne ne démentiraient pas. Les enfants sont forcés, eux aussi, de trouver un abri pour la nuit.
Dans la forêt où Vassili Andréitch perd toute notion du temps, le vent se lève et tout n’est que désert blanc dans l’obscurité de la nuit. Dans sa tentative de fuite, « la neige l’aveuglait et le vent, semblait-il, voulait l’arrêter ». Tout n’est que mirage. Croyant avancer, il revient sur ses pas, il croit entendre des aboiements, croit voir des lumières, entendre le chant du coq alors qu’il n’est que minuit dix — peuplant le vide et le silence, même le hurlement des loups serait préférable à l’effroi du néant.
Les enfants trouvent un abri dans la montagne où passer la nuit. Malgré leur solitude, ils sont accompagnés de présences bienveillantes. La nature se montre accueillante — la neige cesse de tomber et à sa lumière, « ils purent voir les lignes sinueuses des collines blanches se découper sur le ciel sombre », puis les étoiles. Et puis, leur grand-mère leur avait donné du café à rapporter, Konrad a l’idée d’en boire et les deux enfants, reprenant chaleur et force, ne s’endorment pas, suivant le conseil de leur père selon lequel il ne faut surtout pas s’endormir dans la montagne sous peine de mourir gelé, comme le chasseur de chamois dont le destin évoqué à plusieurs reprises traverse les pages du récit. Et puis, à minuit, les cloches des églises de village sonnent, et si les enfants ne les entendent pas, tout là-haut, comme ils ne voient pas les cadeaux empaquetés, les préparatifs de la fête, c’est comme si leur présence dans le récit exerçait sur eux une influence apaisante, sans qu’ils en aient conscience, et puis, les étoiles offrent un véritable spectacle.
« Puis ce furent des gerbes de feu qui s’allumèrent sur l’arc, on aurait dit les fleurons d’une couronne embrasée. Les régions célestes avoisinantes étaient parcourues de flammèches irisées qui tressaillaient doucement à travers de vastes espaces. » L’orage atteint des dimensions fantastiques, assure une présence protectrice, empêchant les enfants de sombrer dans un sommeil fatal. Le noir et le blanc ont fait place au bleu de la glace et au vert du ciel. Bientôt, une lueur jaune apparaîtra — le jour…
Lorsque le maître, revenu malgré lui sur ses pas, retrouve Nikita, celui-ci ne peut que balbutier qu’il se meurt. Alors le maître, « brusquement, de ce même air décidé qu’il prenait pour frapper dans la main d’un client en concluant une affaire avantageuse, recula d’un pas, releva les manches de sa pelisse et se mit à rejeter des deux mains la neige qui recouvrait Nikita et le traîneau ». Sans qu’il soit donné d’explication, l’ardeur que Vassili Andréitch mettait au service des affaires se tourne tout à coup vers les hommes. Rien n’existe plus, pour lui, que Nikita, que sauver Nikita. « Mais à son grand étonnement, Vassili Andréitch ne put continuer, car ses yeux se remplirent de larmes et sa mâchoire inférieure se mit à trembler convulsivement. » Les larmes sont le signe de la révélation qu’a reçue Vassili Andréitch à son insu, de sa transfiguration. Images et souvenirs se mêlent. « Enfin, tout se confondit ; une image absorba l’autre, et de même que les différentes couleurs de l’arc-en-ciel en se mélangeant donnent le blanc, toutes ses impressions en se confondant s’évanouirent, et il s’endormit. »
Dans la montagne, le jour s’est levé avec un ciel un peu plus dégagé, où le soleil même apparaît. « Descendons tout droit [propose alors Konrad]. Nous […] finirons bien par rencontrer des gens, nous leur dirons que nous sommes de Gschaid et ils nous ramèneront chez nous. » La confiance demeure, même si les enfants sont toujours perdus, si « tout était noyé dans une grisaille confuse ».
La grisaille confuse, pour Vassili, c’est sa vie passée. Pourquoi accordait-il tant d’importance aux choses matérielles ? Il entend un appel auquel il se rend avec « une allégresse attendrie ». Et la neige le recouvre. Le lendemain, le froid et la neige sont toujours aussi présents, au réveil de Nikita. Prenant acte de la mort de son maître, il pense mourir, lui aussi, et se livre consentant à Dieu. Les paysans qui le retrouvent seulement le lendemain emportent son corps gelé mais parviennent à le sauver, même si lui se croit d’abord arrivé dans l’autre monde.
Un feu au loin, c’est ce que voit Konrad, ou plutôt, qu’il croit d’abord apercevoir puis voit réellement, alors que les enfants entendent faiblement « le son prolongé d’une corne de berger ». Là aussi leur cri retentit mais ce n’est pas le cri d’allégresse — cri muet, élan du corps du maître de Tolstoï — qui marque le passage d’un monde à l’autre, c’est un cri qui permet aux habitants de Gschaid de les repérer. Tout le monde en effet était parti à leur recherche, les parents, les amis, le berger, le jeune chasseur de chamois. Même le curé avait retardé l’office dans l’espoir que les enfants y assisteraient. Mais s’ils ne peuvent y être, ils l’entendent tout de même sur le chemin du retour. Le soir de Noël, alors que les enfants sont de retour chez eux, Sanna raconte à sa mère la vision qu’elle a eue dans la montagne. « Tu sais, maman, cette nuit, quand nous étions assis sur la montagne, j’ai vu le saint Christ. »
Que ce soit chez Tolstoï ou chez Stifter, c’est la foi qui sauve les êtres. Certes, le maître meurt, mais par son sacrifice, il a sauvé Nikita, qui vivra vingt ans encore, quant aux enfants, ils sont sains et saufs. Chez Tolstoï, l’épreuve a transfiguré Vassili Andréitch, pour qui la valeur suprême fut toujours l’argent et qui découvre, au seuil de la mort, les sentiments, l’humanité. Chez Stifter, la nuit de Noël a joué son rôle, les enfants ont été sauvés. Leur foi a toujours été constante, l’épreuve n’a rien changé en eux, sinon renforcé, peut-être, cette foi. C’est le village qui a été transfiguré, qui a été atteint par la grâce — qui s’est uni dans la recherche des enfants. « À compter de ce jour, Konrad et sa sœur appartinrent véritablement au village ; loin de les considérer encore comme des enfants d’ailleurs, les villageois ne virent plus en eux que les petits Gschaidois que l’on avait arrachés aux glaces de la montagne pour les ramener chez eux. »