Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 6.1

6.1

APERÇUS

(19 novembre 2014)

De nombreux textes — romans, nouvelles — utilisent des paysages de neige, de glace, pour servir de décor mais souvent aussi comme un élément de l’action, voire comme une sorte de personnage ou plutôt, un instrument du destin. À défaut d’une liste exhaustive impossible à établir, pourquoi ne pas comparer plus modestement deux nouvelles du XIXe siècle, Maître et serviteur, de Tolstoï, et Cristal de roche, de Stifter, et un roman du XXe siècle, Palais de glace de Vesaas.
Maître et serviteur est une œuvre relativement tardive dans la bibliographie de Tolstoï, elle date de 1895 alors que les grands romans, Guerre et Paix (1869), Anna Karénine (1877) et La Sonate à Kreutzer (1889) ont été écrits. Seul Résurrection lui est postérieur — en 1899. Mais Tolstoï, dans cette période de sa vie, continue d’écrire essais et brefs récits, essentiellement à fondement religieux et moral. Bergkristall, Cristal de roche, au contraire, paru d’abord sous le titre Der Heilige Abend, La Veillée sainte, en 1845, puis sous son titre définitif dans le recueil Bunte Steine, Pierres multicolores, en 1853, est antérieur au grand roman de Stifter, Nachsommer, L’Arrière-saison, qui paraît en 1857. Stifter, né en 1805, meurt en 1868. Les dates de Tolstoï sont 1828-1910.
Les deux récits se déroulent aux environs de fêtes religieuses, dans Maître et serviteur, le surlendemain de la Saint-Nicolas, dans Cristal de roche, la veille de Noël. « Il gelait : il y avait environ moins douze degrés, le ciel était couvert et il ventait. » Telles sont les conditions météorologiques chez Tolstoï tandis que Stifter note qu’en hiver, sur la montagne qui domine le village « les deux aiguilles dont s’orne son sommet et qu’ils appellent des cornes sont couvertes de neige ; par de claires journées, elles deviennent visibles et trônent alors, étincelantes, dans le bleu profond du ciel ; tous les plis que forme la montagne autour de ces aiguilles sont blancs et les pentes sont blanches également ». Après une brève évocation des circonstances temporelles et climatiques chez Tolstoï, plus étendue chez Stifter, la narration s’installe. D’un côté ce maître pressé par cupidité, par la volonté de faire affaire et d’arriver au plus vite pour acheter la propriété qu’il convoite, et son serviteur, Nikita, un homme bon, croyant, et obéissant, sauf quand il boit, nous dit-on, et de l’autre, deux enfants, frère et sœur, Konrad, confiant dans la vie et dans le monde qui l’entoure, et Sanna, qui voue une vénération totale à Konrad. La seule ombre au tableau est la rivalité qui oppose le village de Gschaid à celui de Millsdorf, et comme la mère des enfants est originaire de Millsdorf, les enfants sont considérés comme « presque étrangers ».
La scène, chez Tolstoï, se passe dans la forêt et à l’aller du voyage, chez Stifter l’histoire se déroule au retour, dans la montagne. Les enfants doivent rendre visite à leurs grands-parents avant Noël, dans un village de l’autre côté de la montagne, et revenir avant la nuit. Vassili Andréitch et Nikita se mettent en route dans la journée malgré le mauvais temps et quelques signes avant-coureurs.
« Les traces des patins étaient aussitôt recouvertes par la neige que chassait le vent, et l’on ne pouvait distinguer la route parce qu’elle était plus élevée que la plaine qu’elle traversait. […] On ne distinguait plus la ligne où le ciel et la terre se rejoignent. […] La forêt de Teliatino, qu’on distingue toujours très bien, ne se laissait entrevoir que par instants comme une tache noirâtre à travers la neige poussiéreuse. » Les deux hommes finissent par se perdre, reviennent sur leurs pas, font halte dans un village et au lieu d’écouter la sagesse et de passer la nuit dans la maison qui les accueille pour un thé, ils repartent. Le désir d’arriver avant les acheteurs qui voudraient lui soustraire la forêt est le plus fort, pour le maître, et fait taire d’éventuels pressentiments. Les deux enfants partent tôt de chez leurs grands-parents et la grand-mère leur recommande de ne pas flâner en route. Une tempête de neige s’annonce et la neige se met en effet à tomber. Les enfants « étaient enchantés. Ils marchaient dans le duvet ouaté, recherchant les endroits où la couche était la plus épaisse ». Une innocence joyeuse préside à leur promenade, la neige forme un « doux tapis », tout est calme, il règne un certain merveilleux, l’atmosphère qu’on trouve dans les contes. Mais bientôt la neige recouvre tout et les repères se brouillent, les enfants commencent à ressentir le froid, et puis « ils avaient beau faire, il leur était impossible de savoir avec certitude s’ils descendaient ou non ».

Malgré les pas qui s’ajoutent les uns aux autres, malgré le cheval et le traîneau qui avancent envers et contre tout, le maître et le serviteur se perdent dans la forêt, les deux enfants s’égarent dans la montagne. Est-ce la forêt, est-ce un simple buisson ? On ne voit rien, l’attelage tombe dans un ravin et s’y installe, bien obligé d’y rester, avec un cheval à bout de forces. L’attitude du maître et celle du serviteur ne sont que contrastes. Nikita cherche à apaiser le cheval, construit un signal pour qu’on puisse les retrouver au matin, puis s’enroule dans son caftan, se couvre, s’assoit et ne bouge plus, alliant efficacité et fatalisme. Le maître considère le comportement de son serviteur avec mépris. Lui s’agite au contraire, en pensée — ne cessant de calculer le bénéfice qu’il pourra tirer de l’achat de la forêt — en mouvement — songeant à prendre la fuite. Et lorsqu’il se soucie du sort de Nikita, c’est pour se dire :
« Pourvu qu’il ne meure pas de froid ! […] C’est moi encore qui serais responsable. »
Ainsi les deux hommes sont-ils désunis dans l’épreuve tandis que Konrad et Sanna font au contraire front ensemble, Konrad ne cesse de rassurer sa sœur alors que le paysage se fait plus menaçant. Non seulement la vue est brouillée mais les bruits ne peuvent pas plus servir de repères. Le silence règne et le bleu profond de la glace envahit peu à peu le blanc de la neige, plus question d’un doux tapis, les couches se durcissent.
« Ce n’étaient que pointes et blocs et masses enchevêtrés de glace couverte de neige. Au lieu d’un rempart qu’il suffisait de franchir pour retrouver la neige, une succession de murs de glace éventrés, disloqués, parcourus d’innombrables lignes bleues sinueuses, et derrière ces murs, il y avait d’autres murs semblables, et derrière ceux-ci d’autres encore que l’on devinait à peine à travers le rideau de la neige. »
Une évocation qu’Arthur Pym ou Jules Verne ne démentiraient pas. Les enfants sont forcés, eux aussi, de trouver un abri pour la nuit.
Dans la forêt où Vassili Andréitch perd toute notion du temps, le vent se lève et tout n’est que désert blanc dans l’obscurité de la nuit. Dans sa tentative de fuite, « la neige l’aveuglait et le vent, semblait-il, voulait l’arrêter ». Tout n’est que mirage. Croyant avancer, il revient sur ses pas, il croit entendre des aboiements, croit voir des lumières, entendre le chant du coq alors qu’il n’est que minuit dix — peuplant le vide et le silence, même le hurlement des loups serait préférable à l’effroi du néant.
Les enfants trouvent un abri dans la montagne où passer la nuit. Malgré leur solitude, ils sont accompagnés de présences bienveillantes. La nature se montre accueillante — la neige cesse de tomber et à sa lumière, « ils purent voir les lignes sinueuses des collines blanches se découper sur le ciel sombre », puis les étoiles. Et puis, leur grand-mère leur avait donné du café à rapporter, Konrad a l’idée d’en boire et les deux enfants, reprenant chaleur et force, ne s’endorment pas, suivant le conseil de leur père selon lequel il ne faut surtout pas s’endormir dans la montagne sous peine de mourir gelé, comme le chasseur de chamois dont le destin évoqué à plusieurs reprises traverse les pages du récit. Et puis, à minuit, les cloches des églises de village sonnent, et si les enfants ne les entendent pas, tout là-haut, comme ils ne voient pas les cadeaux empaquetés, les préparatifs de la fête, c’est comme si leur présence dans le récit exerçait sur eux une influence apaisante, sans qu’ils en aient conscience, et puis, les étoiles offrent un véritable spectacle.
« Puis ce furent des gerbes de feu qui s’allumèrent sur l’arc, on aurait dit les fleurons d’une couronne embrasée. Les régions célestes avoisinantes étaient parcourues de flammèches irisées qui tressaillaient doucement à travers de vastes espaces. » L’orage atteint des dimensions fantastiques, assure une présence protectrice, empêchant les enfants de sombrer dans un sommeil fatal. Le noir et le blanc ont fait place au bleu de la glace et au vert du ciel. Bientôt, une lueur jaune apparaîtra — le jour…

Lorsque le maître, revenu malgré lui sur ses pas, retrouve Nikita, celui-ci ne peut que balbutier qu’il se meurt. Alors le maître, « brusquement, de ce même air décidé qu’il prenait pour frapper dans la main d’un client en concluant une affaire avantageuse, recula d’un pas, releva les manches de sa pelisse et se mit à rejeter des deux mains la neige qui recouvrait Nikita et le traîneau ». Sans qu’il soit donné d’explication, l’ardeur que Vassili Andréitch mettait au service des affaires se tourne tout à coup vers les hommes. Rien n’existe plus, pour lui, que Nikita, que sauver Nikita. « Mais à son grand étonnement, Vassili Andréitch ne put continuer, car ses yeux se remplirent de larmes et sa mâchoire inférieure se mit à trembler convulsivement. » Les larmes sont le signe de la révélation qu’a reçue Vassili Andréitch à son insu, de sa transfiguration. Images et souvenirs se mêlent. « Enfin, tout se confondit ; une image absorba l’autre, et de même que les différentes couleurs de l’arc-en-ciel en se mélangeant donnent le blanc, toutes ses impressions en se confondant s’évanouirent, et il s’endormit. »
Dans la montagne, le jour s’est levé avec un ciel un peu plus dégagé, où le soleil même apparaît. « Descendons tout droit [propose alors Konrad]. Nous […] finirons bien par rencontrer des gens, nous leur dirons que nous sommes de Gschaid et ils nous ramèneront chez nous. » La confiance demeure, même si les enfants sont toujours perdus, si « tout était noyé dans une grisaille confuse ».
La grisaille confuse, pour Vassili, c’est sa vie passée. Pourquoi accordait-il tant d’importance aux choses matérielles ? Il entend un appel auquel il se rend avec « une allégresse attendrie ». Et la neige le recouvre. Le lendemain, le froid et la neige sont toujours aussi présents, au réveil de Nikita. Prenant acte de la mort de son maître, il pense mourir, lui aussi, et se livre consentant à Dieu. Les paysans qui le retrouvent seulement le lendemain emportent son corps gelé mais parviennent à le sauver, même si lui se croit d’abord arrivé dans l’autre monde.
Un feu au loin, c’est ce que voit Konrad, ou plutôt, qu’il croit d’abord apercevoir puis voit réellement, alors que les enfants entendent faiblement « le son prolongé d’une corne de berger ». Là aussi leur cri retentit mais ce n’est pas le cri d’allégresse — cri muet, élan du corps du maître de Tolstoï — qui marque le passage d’un monde à l’autre, c’est un cri qui permet aux habitants de Gschaid de les repérer. Tout le monde en effet était parti à leur recherche, les parents, les amis, le berger, le jeune chasseur de chamois. Même le curé avait retardé l’office dans l’espoir que les enfants y assisteraient. Mais s’ils ne peuvent y être, ils l’entendent tout de même sur le chemin du retour. Le soir de Noël, alors que les enfants sont de retour chez eux, Sanna raconte à sa mère la vision qu’elle a eue dans la montagne. « Tu sais, maman, cette nuit, quand nous étions assis sur la montagne, j’ai vu le saint Christ. »
Que ce soit chez Tolstoï ou chez Stifter, c’est la foi qui sauve les êtres. Certes, le maître meurt, mais par son sacrifice, il a sauvé Nikita, qui vivra vingt ans encore, quant aux enfants, ils sont sains et saufs. Chez Tolstoï, l’épreuve a transfiguré Vassili Andréitch, pour qui la valeur suprême fut toujours l’argent et qui découvre, au seuil de la mort, les sentiments, l’humanité. Chez Stifter, la nuit de Noël a joué son rôle, les enfants ont été sauvés. Leur foi a toujours été constante, l’épreuve n’a rien changé en eux, sinon renforcé, peut-être, cette foi. C’est le village qui a été transfiguré, qui a été atteint par la grâce — qui s’est uni dans la recherche des enfants. « À compter de ce jour, Konrad et sa sœur appartinrent véritablement au village ; loin de les considérer encore comme des enfants d’ailleurs, les villageois ne virent plus en eux que les petits Gschaidois que l’on avait arrachés aux glaces de la montagne pour les ramener chez eux. »

25 juin 2016
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