Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 33. Phobie

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, àsuivre en son intégralité ici


©patrickdevresse


L’immortalité, dit le professeur en guise de prologue àla conférence « La vie éternelle : possibilités et enjeux  », n’est pas àla portée de tous, mais déjàde quelques-uns. Je veux bien entendu parler d’une immortalité biologique, c’est-à-dire d’un processus exclusivement cellulaire qui ne saurait exclure, par exemple, la mort par accident, ou par maladies.
Martha et moi nous regardâmes, circonspects.
Commençons par cette minuscule méduse, continua-t-il, Turritopsis Dohrnii.
L’écran derrière lui s’alluma, et la méduse apparut, translucide et légèrement orangée. Sur la gauche, une échelle centimétrique indiquait sa taille : environ six millimètres. Mais elle emplissait tout l’écran, qui devait être de trois mètres sur deux. Je sentis un violent frisson parcourir le bras de Martha : dans la longue liste de ses phobies, celle des méduses arrivait largement en tête.
Elle est capable d’inverser son processus de vieillissement, dit le professeur, grâce àun procédé de transdifférenciation, et peut ainsi retourner àsa forme juvénile après avoir atteint la maturité sexuelle. Comme si un vieillard redevenait fœtus, un chêne gland, ou une poule, œuf. Et ceci, en théorie, indéfiniment.
Martha serra ma main. Ses phalanges blanchirent.
Le risque dès lors, poursuivit le professeur, est bien entendu la prolifération ‒ exactement comme pour les cellules cancéreuses. D’ailleurs cette méduse immortelle étend chaque année son territoire, en raison àla fois du réchauffement climatique, de la surpêche de ses prédateurs, et des navires qui la répartissent dans toutes les mers du globe lorsqu’ils vident l’eau de leurs ballasts.
Martha écarquillait les yeux, les lèvres entrouvertes.
On peut donc tout àfait imaginer, enchaîna le professeur, que dans quelques millénaires, lorsque toute forme de vie aura disparu de la surface de la Terre en raison des activités polluantes, destructrices et guerrières des hommes, ne subsisteront que ces méduses, qui auront tant proliféré qu’elles déborderont littéralement des océans qui ne pourront plus les contenir. La planète se sera ainsi transformée en une masse de gelée urticante parsemée des quelques îlots bruns et déserts que seront devenus les continents. Depuis l’espace on la verra peut-être trembloter, translucide, non plus bleue mais àpeine orangée ‒ et c’est ainsi, ajouta-t-il l’air malicieux, que la Terre sera enfin devenue bleue comme une orange…
Quelques rires nerveux parcoururent l’assistance.
Mais àprésent, continua le professeur avec un sourire, recentrons le débat.
Martha me regarda l’air effaré. Ses joues creuses avaient pâli. Ses lèvres tremblaient. Nous rassemblâmes nos affaires et sortîmes précipitamment.






Christian Garcin est écrivain, àlire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en aoà»t 2014,àla parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera àl’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’àsa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

14 décembre 2015
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