Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 34. Consolation des truites

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, à suivre en son intégralité ici


©patrickdevresse


L’image sur le menu, supposée illustrer la truite meunière à 24€50, lui plaisait bien : un pêcheur au bord d’un lac qui attendait le poisson. Il appela le serveur pour passer commande, mais se ravisa au moment même où il arrivait, lui demandant de patienter un peu ‒ le temps de rassembler quelques souvenirs qui soudain l’assiégeaient. Si l’image l’arrêtait ainsi, comprit-il, c’est qu’elle lui faisait penser à celle dont s’était servie jadis une jeune enseignante en physique nucléaire dont il était amoureux, et qui voulait lui expliquer le plus simplement possible les bases de la théorie quantique. Le dessin était similaire en effet : un pêcheur avec sa canne à pêche au bord d’une mare, d’un étang ou d’un lac, et un poisson invisible. Mais ce poisson, lui avait expliqué la jeune femme, n’était pas un poisson ordinaire : il s’agissait d’un poisson quantique, si bien qu’il ne se trouvait pas dans un endroit précis sous la surface du lac mais partout à la fois, totalement disséminé dans le lac, aussi bien à mi-profondeur du côté de la rive opposée que tout au fond sur la vase au milieu ou qu’à la surface près du pêcheur, à la fois dans ces endroits-là et dans tous les autres ‒ oui, tout entier simultanément dans chaque centimètre cube de ce lac pourtant vaste, et ce à égalité de probabilités partout, sans qu’il soit jamais possible de le localiser ailleurs que dans la totalité probabiliste du monde liquide qui l’englobait. Ce n’était que lorsqu’il avait mordu à l’hameçon et que le pêcheur, d’un mouvement du poignet, le faisait sortir de l’eau, qu’il n’était plus qu’à un endroit et un seul : le bout de la ligne. La jeune femme lui avait indiqué qu’il en allait ainsi du réel dans son ensemble ‒ d’un point de vue quantique évidemment, mais telle était la loi qui gouvernait les particules qui nous composaient, nous et l’univers entier. Il fallait aussi voir là une allégorie de la liberté de choix à chaque instant de notre vie, lui avait-elle expliqué : l’éventail infini de toutes les possibilités et bifurcations auxquelles nous sommes sans cesse confrontés, et l’abandon de toutes pour n’en choisir qu’une, qui rassemble soudain en une figure unique et compacte l’intégralité du réel, dont on peut dès lors reconstituer la chaîne des causalités. Restait à savoir ensuite bien entendu si ce même réel, ainsi réduit à son état unique, n’en ressortait pas de ce fait quelque peu amoindri, et aussi décevant que médiocre. Peu de temps après, il s’était résolu à ne plus garder ses sentiments secrets, et avait déclaré son amour à la jeune enseignante. Malheureusement elle n’avait pas donné suite, de telle sorte qu’il avait pu éprouver que la réalité, en effet, était souvent plus décevante une fois advenue que diluée dans le vaste champ des possibles qui la précédaient.
Telles étaient ses pensées devant la carte du restaurant de luxe « chez Antoine », où des plats tous plus prometteurs les uns que les autres se succédaient page après page sans qu’il fût capable d’en choisir un. Finalement il choisit de faire confiance au hasard, referma le menu, le rouvrit soudain en espérant que ce serait à la page de la truite quantique, et pointa son index sans regarder, intérieurement concentré sur l’image du pêcheur et du lac.
Il s’agissait du canard au sang. L’image était un chasseur tirant au-dessus des roseaux avec à ses pieds un chien à l’arrêt. Il soupira. Puis, tout en notant qu’il n’y avait pas plus de canard sur l’image du canard au sang qu’il n’y avait de truite sur celle de la truite meunière, il se soumit à la logique décevante du réel, et passa commande au serveur ‒ lequel commençait à trouver le temps long mais n’en laissait rien paraître, ayant depuis longtemps appris à garder en toutes circonstances un sourire figé.



Christian Garcin est écrivain, à lire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en août 2014,à la parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera à l’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’à sa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

21 décembre 2015
T T+