Christophe Manon | Extrêmes et lumineux
Extrait d’un travail en cours intitulé Extrêmes et lumineux.
Christophe Manon sur remue.
trant dans l’étable en ouvrant la large porte en bois vermoulu qui pousse un long gémissement en tournant sur ses gonds, actionnant l’interrupteur à bascule mural dont le clic sec retentit dans le silence du crépuscule indigo effarouchant les hirondelles qui nichent sur les poutres couvertes de chaux blanche et s’éparpillent dans l’air du soir en jetant de petits cris effrayés, une ampoule nue grésillant un instant avant de dessiner dans une lumière crue et sale les silhouettes des quatre créatures isolées dans leur box dont les ombres démesurément déformées s’animent sur les murs tel un théâtre fantastique, s’emparant d’un tabouret bas à trois pieds qui traîne à l’entrée entre les pelles et les fourches à fumier, le plaçant délicatement à côté de la première bête, asseyant dessus sa frêle carcasse aussi sèche et fragile que du bois mort, les fesses bien en retrait, le dos cambré, déposant entre ses jambes grêles couvertes d’épaisses chaussettes de laine qui bâillent sur ses chevilles un grand seau en matière plastique de couleur vive, s’adressant au garçon sans même se retourner : Allons viens donc, sois pas si bête, approche-toi, elles vont pas te manger tu penses bien, penchant son buste sous l’animal, la tête appuyée contre son flanc couvert de croûtes de bouse séchée, s’emparant des trayons avec précaution pour les laver et les sécher avec de l’eau tiède et un chiffon, les tâtant et les examinant attentivement en se passant la langue sur la commissure des lèvres comme si elle se livrait à d’intenses spéculations, expliquant chacun de ses gestes sur un ton docte et sévère qu’elle imagine naïvement commun à l’ensemble des représentants du corps enseignant, retournant cette fois vers lui son visage osseux de sorcière qui semble venu du fond des âges, accablé du poids de mille année : C’est pour voir si elles ont pas de boule dedans, faudrait pas qu’elles aient un kyste ou quelque chose, sinon reste plus qu’à les abattre, on peut même pas les manger, s’enduisant les mains d’une matière graisseuse et sombre qu’elle extrait d’une boîte métallique ronde, ajoutant en guise de conclusion : C’est ça qu’ils devraient t’apprendre à l’école plutôt que t’embrouiller l’esprit avec un tas de choses qui servent à rien, puis commençant à traire en pressant un pis vers le bas d’une main experte et agile pendant que l’autre relâche le voisin selon un rythme rapide et régulier, ses gestes ancestraux s’accomplissant avec une rudesse pleine de délicatesse comme un rituel majestueux et tendre, dirigeant les premiers jets sur le sol, puis recueillant le lait dont les flots puissants et drus émettent en tombant contre les parois du récipient un bruit mat suivi d’un long chuintement, prononçant de temps en temps à mi-voix un mot d’apaisement en caressant le ventre de l’animal : Là, c’est ça, tout doux la Blanchette, laisse-toi faire, t’es bien brave, ou au contraire se répandant en injures et malédictions lorsqu’elle fait un brusque écart en la bousculant, manquant de la faire chuter : Non de Dieu ! T’as pas fini, oui ? Tu m’emmerdes ! Cesse un peu de gigoter comme ça ou je vais te coller une taloche ! ces paroles faisant elles aussi en quelque sorte partie de la liturgie, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas de réelles menaces possiblement suivies d’effets mais des formules incantatoires censées agir d’elles-mêmes, ou bien encore se parlant dans une sorte d’infatigable litanie : Bien, bien, c’est ça, encore un peu et c’est bon, voilà qui est fait, les autres bêtes fourrageant dans leur mangeoire, les mâchoires ne cessant de ruminer avec une nonchalance méditative et rêveuse, les croupes frémissantes et agitées de spasmes nerveux, s’ébrouant en remuant de temps en temps dans la paille leurs membres postérieurs, tendant les jarrets, secouant leur encolure en soupirant bruyamment telles de grosses et archaïques machines, les veines palpitantes sous le cuir, la queue décrivant des mouvements souples et amples pour chasser les nuées de grosses mouches obstinées, irréductibles, innombrables, qui tourbillonnent en bourdonnant sans cesse, lâchant des torrents de pisse avec indifférence, aspirant l’air et l’exhalant dans une vibration de vapeur qui se dilate dans la fraîcheur du soir, lorgnant de temps en temps les deux intrus de leurs gros yeux ronds et mélancoliques où se reflète l’abîme insondable du monde, impatientes peut-être d’être libérées du liquide qui gonfle douloureusement leurs mamelles ou importunées par la présence du garçon qui se tient pourtant prudemment à une distance respectueuse, observant les gestes de la vieille femme (ou sorcière ou prêtresse donc) avec une attention non pas réservée, mais consternée, accablée, navrée, chagrine, outragée pour ainsi dire, l’odeur âcre et entêtante d’excréments, de lait chaud et de bétail faisant frissonner ses narines en provoquant un haut-le-cœur qu’il peine à réprimer, esquissant alors un geste machinal de la main pour écarter le manège oppressant des insectes qui s’agglutinent sur son visage, ses joues, ses paupières, ses lèvres surtout, ayant la sensation d’être sur le point d’en avaler et d’être submergé, ne comprenant pas pourquoi cette archaïque intimité, cette profonde connivence pour laquelle il ne trouve même pas de nom, cette primitive familiarité entre la vieille femme et toute cette viande violette ce sang palpitant ces humeurs cette bave les entrailles dans leurs massives circonvolutions les muscles s’agitant sur leurs articulations les organes qui s’ébranlent lourdement les os puissants des cuisses et les tendons noyés dans la chair avec des viscères et des sabots et des cornes et des touffes de poils, pourquoi tout cela à la fois réalité et rêve l’émeut, le trouble, le bouleverse, le transperce de part en part au point de lui donner envie de s’enfuir à toutes jambes, de disparaître et d’effacer à jamais cette image de sa mé
20 juin 2013