Pierre Senges | Adieux du primate aux primatologues

Version audio, lecture à la nuit remue 5





Qui me considère comme un orang-outang se trompe – enfin, ne se trompe pas beaucoup : le sens de l’observation chez les visiteurs du zoo ne s’atrophie pas au point, j’ose l’espérer, de confondre le vautour avec la grenouille, ou de passer à côté de ma généreuse fourrure sans la reconnaître pour ce qu’elle est : l’un des insignes de l’orang-outanisme. Je suis un orang-outang, nous sommes d’accord, mais soyons précis : je suis le dernier orang-outang : au-dessus de moi, plus personne, la mort des ancêtres, des sépultures, l’extinction des vieux singes timides et biodégradables s’en allant mourir au fin fond des forêts, je veux dire derrière un tas de branchages. À côté de moi, plus personne : des voisins qui ont fichu le camp, d’autres qui sont tombés à la renverse, d’autres encore, les plus nombreux, qui ne sont même pas venus au monde, soit par inadvertance, soit par mauvaise volonté. J’avais des cousins : avant-hier encore je pouvais les entendre, leurs cris lointains me donnaient l’impression d’une famille quand elle occupe un terrain de plus en plus vaste, sans s’inquiéter du vide grandissant entre deux arbres.

Je n’avais pas vocation à finir seul, emportant avec moi les secrets de l’espèce – pas non plus vocation à survivre à l’heure où tout le monde disparaît sous les inondations. Dès le berceau, à considérer mon air un peu chétif, on n’aurait pas parié beaucoup sur mon sort, et même un prophète bienveillant tombé de la hauteur des arbres, pour me faire plaisir, n’aurait pas daigné voir en moi un futur rescapé. Je n’ai rien fait pour m’en sortir, toute la jungle de Bornéo et les faux rochers de ce zoo me sont témoins : je n’ai pas rusé, je ne me suis pas dissimulé, enfin, pas plus qu’un autre, je n’ai pas envoyé mon frère mourir à ma place, je n’ai usurpé aucune bonne étoile, je n’ai pas abusé du mensonge, je n’ai pas prospéré sur ma mauvaise foi, je n’ai pas été plus lâche que la plupart de mes semblables, je n’ai pas fait la fine bouche : j’ai mangé ce qui se présentait, j’ai pris des risques sur les branches, j’ai bravé le déséquilibre, j’ai fait l’amour au-dessus d’un abîme – et distrait comme je suis, j’ai dû m’endormir plus d’une fois dans la gueule d’un tigre.

Pour un individu, mourir est déjà difficile – mais mourir, pour le dernier représentant de l’espèce ? C’est une toute autre cérémonie, et c’est des inquiétudes dépassant de très loin la pauvre capacité d’un individu à se soucier de sa personne. J’avais prévu de mourir pour moi-même : au lieu de ça, je le vois bien, je suis tenu de signifier, mon dernier souffle inquiète des hommes qui le mesurent, mes derniers jours sont comptés par d’autres plus inquiets encore, mon chevet est nerveux, il y a, je le sens, tout autour de moi, une agitation de palais et d’hôpital à la veille d’un bouleversement. Mes responsabilités me dépassent, j’ose à peine remuer un genou, de peur de remuer le mauvais, j’ai des toux mesurées, chaque chose exige de moi une précision maladive.

Je ne m’attendais pas à résumer un jour l’espèce à moi tout seul : et si je l’avais su, j’aurais fui à grandes enjambées, je serais allé me fourrer ailleurs, dans des bras étrangers peut-être, ou bien à l’eau tête la première pour me cacher au beau milieu d’un banc de poissons. Les orangs-outangs, de vous à moi, la barbe (je devrais plutôt dire : quelle plaie) : cette lourdeur atavique, ces manières arboricoles, ces grosses têtes de braves singes penchées d’un côté, puis de l’autre, d’un côté, puis de l’autre, une fois toutes les demi-heures ; cette fausse nonchalance qui cède à une fureur tout aussi déplacée, cette paresse de peuple singe habitué à vivre d’arbre en arbre, plutôt de sieste en sieste, ce régime de bananes dont on se contente depuis la nuit des temps, ce sourire de dents jaunes juste après la banane, ces ventres de bons pères de famille hébétés après le devoir accompli, allez savoir quel devoir, ces heures de sommeil passées en bâillant devant des témoins comme s’il fallait être fiers à ce point de notre somnolence d’animal sans grammaire et de la cavité à peine sondable de notre bouche, ces heures de sommeil abruti, les jambes écartées, le nombril en avant, et l’accouplement vite essuyé certains soirs du dimanche, sans un cri, sans beaucoup de joie non plus, une satisfaction égale à celle de la banane, entre nous soit dit, et qui nous interdira à jamais de connaître le véritable paradis.

Maintenant que je suis seul, les docteurs devront me croire sur parole : j’improviserai à leur micro, s’ils me le tendent, une Histoire des orangs-outangs, plusieurs histoires tant qu’on y est, imitées de Pline l’Ancien ou copiées sur la Vie des Mammifères Marins ; je pourrai ajouter de la fantaisie là où elle nous a tant fait défaut ; je vous dévoilerai une toute autre figure, je réciterai des exploits absurdes au lieu de renier frontalement mes ancêtres, je ferai une entorse à la théorie de l’Évolution ; je broderai tout en restant attentif à la construction de mes phrases ; je tirerai les orangs-outangs du côté des singes capucins, puis des volatiles, j’en ferai une espèce d’oiseau, il faudra me croire sur parole ; j’évoquerai l’éclosion des œufs et les familles bienheureuses penchées au-dessus des coquilles ; je montrerai la plume arrachée au dos de ma grand-mère ; après quoi, vous devrez me suivre quand je parlerai de nageoires et d’eaux profondes. Par respect pour le dernier représentant de l’espèce, les docteur ne voudront pas me contredire, leur crédulité sera complète, comme un cadeau fait au seul survivant avant la fin du monde – j’aurai des requiems trompeurs, je prononcerai des oraisons sur moi-même et sur mes semblables, elles seront fausses du début à la fin, vous aurez une chance de vous y reconnaître – je vous promets qu’elle seront touffues, elles remplaceront les forêts clairsemées.

Donnez-moi la parole : je ferai des orangs-outangs une peuplade légère marchant sur des échasses, collectionnant les fleurs ; j’en ferai un mélange d’hippocampe et de colibri, je lui retirerai toute sa lourdeur comique qui vous est si sympathique ; j’effacerai les gros ventres, les nudités contentes d’elles-mêmes, j’obligerai ceux qui bâillent à se taire – alors vous verrez dans le peuple orang-outang un peuple secret et raffiné habitant les bibliothèques, amateur des poésies d’Ovide et sensible à la dernière mode, si la dernière mode est une futilité capable de nous détourner de nos envies de brutes.

À présent, je ne veux même plus être conscient de mon devoir ; je veux pouvoir vous quitter comme un traître – si je devine un seul moment d’inattention parmi les primatologues, ceux qui m’observent, j’en profiterai pour m’enfuir : ce sera le départ d’un inconnu par la terrasse vers le jardin et vers la nuit alors que tout le monde danse encore au bal. Je vous laisse seuls : seuls, vous saurez, j’en suis sûr, reconstituer l’orang-outang d’après le vide qu’il laisse derrière lui.

Pierre Senges, image de Nicolas de Crécy


Pierre Senges a écrit Veuves au maquillage, Ruines de Rome, Essais fragiles d’aplomb, Géométrie dans la poussière, La Réfutation majeure, Sort l’assassin, entre le spectre, Fragments de Lichtenberg
et Études de silhouettes, tous parus chez Verticales. Mais aussi : des livres en collaboration avec le dessinateur Nicolas de Crécy, Les Aventures de Percival et Les Carnets de Gordon McGuffin ; L’Idiot et les Hommes de parole (Bayard, collection Archétypes, 2005), essai célébrant la figure de l’idiot en littérature. Remue.net a suivi sa résidence à l’INA en 2010-2011.
Pierre Senges sur remue.net

4 juillet 2011
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