Claude Dourguin | Parages du nord – 2/2
L’architecture des glaces
Ces jours-ci, paraissent chez Isolato deux livres de Claude Dourguin, ’Parages du nord’ [1] et ’Journal de Bréona’ [2]. L’auteure a confié trois extraits à remue.net. Voici le troisième.
La neige, ce soir, mais il est tôt, l’obscurité installée dès la fin de l’après-midi donne l’illusion de l’heure tardive, la neige tombe régulière, flocons humides qui collent aux vêtements. Dans les lumières sans éclat — goût septentrional ou manque de moyens, on ignore les illuminations —, elle tisse une trame fine sur le ciel sombre, presque noir. C’est le moment exceptionnel des villes, d’effervescence légère où l’on va insoucieux, hélé par les dons impalpables de l’instant — des reflets sur une vitre, les secrets entrouverts d’une pièce éclairée là-haut, les sillages des passants —, aussi volatil et enivrant que les effluves d’un parfum, tout cela qui constitue l’atmosphère de la cité. Les piétons marchent d’un bon pas le long du canal Griboïedova, sans vraie hâte cependant — personne à cette heure pour flâner, il semble que ce ne soit pas, d’ailleurs, le tempo de la ville —, retour du travail et sur le chemin de la maison, on entend la rumeur de la cité, masse sonore amortie qui fait penser au moteur puissant d’un navire. Éclairci par la neige le canal tend son cordeau blanc entre les murs de granit qui accrochent les ténèbres, les demeures riveraines rassemblent leurs mystères, ce soir plutôt que celles inquiétantes et pitoyables des conspirateurs de Biely ce sont les silhouettes de Gogol qui le longent, vives. Entraînée par le courant de ceux qui prennent le métro — formidable bouche d’ombre qui figure très dignement la moderne descente aux Enfers des Anciens — je me dirige vers la Nevski. Pourquoi Petersbourg, comme une fenêtre sur le dehors, ouvre-t-elle sans façons sur la littérature ? Ailleurs, il me semble, on n’éprouve pas phénomène semblable. À Rome, Moravia excepté — et sa surface reste limitée —, je ne rencontre pas, au fil spontané des itinéraires et des moments, d’écrivains italiens, ni même à Venise — trouver Casanova demande de l’artifice —, ni à Londres d’écrivains anglais — malgré Virginia Woolf. À tout moment, ici, partout — banlieue, îles, parcs, bords des canaux, maisons, places et palais, Nevski Prospect bien sûr — on pense à Pouchkine, à Dostoïevski, à Biely, à Mandelstam, à Blok, à Akhmatova et même à Tolstoï. Non, on ne pense pas à eux, on « tombe » sur eux, de manière aussi impromptue et familière que l’on tombe sur un voisin, une vieille connaissance, natifs de l’endroit et qui le hantent. Reste le plus surprenant, que telle densité d’écrivains — extraordinaire dans tout le premier tiers du XXe siècle dont le foisonnement poétique séduit — ne la transforme pas en ville littéraire, à l’encontre d’autres, où l’épaisseur littéraire peut être moins substantielle, telle Trieste — attachante dans les limites d’une survie assistée justement par les ombres de quelques grands noms —, ou Vienne dans une moindre, différente mesure.
La nuit solidifie le ciel mate, la neige désormais part en bourrasques désordonnées, un instant on pense à de minuscules fusées éclairantes, comme si j’avais une destination — certes, il faut franchir Griboïedova Kanal — je marche d’un bon pas, mais c…˜est plutôt le souci d’approcher le ressort de la ville, les liens qu’elle établit avec le visiteur, qui fait avancer. Ce qui préserve Petersbourg de la seule forme littéraire d’existence, de la désincarnation en signe, d’une inconsistance sublimée en mise en scène, c’est le roulement de l’histoire — comme un roulement de tonnerre —, les traces et le chaos de sa « part maudite », bien perceptibles, jamais éteints, ressuscités sous des formes diverses, et, à l’unisson, la puissance à l’œuvre des éléments — le climat féroce — l’insalubrité des siècles durant, ses ravages mortels, les inondations, le froid, la neige —, la monumentale Neva charrieuse de glaces dont, seul qui en a vu les blocs, les plaques géantes, peut comprendre la brutalité, les palais aux dimensions insensées, les places à l’échelle sibérienne, les cinq kilomètres de la Perspective Nevski, la démesure liée à la violence. Effacer la réalité concrète, ici, par chance s’avère plus difficile qu’ailleurs.
Italianskaya offre sa percée tranquille, chaque fois on la reconnaît au changement brusque de fréquentation qu’elle amène, que l’on vienne de la Nevski ou des quais de Griboïedova Kanal. L’éclairage, affaibli, fait la part belle à l’obscurité, une obscurité que veloute la neige. Une discrétion comme confidentielle, une allure de couloir privé à ciel ouvert — ici nulle folie architecturale n’est à proscrire —, à toute heure caractérise la rue. À la sortie des concerts de la Philharmonie proche, des auditeurs qui l’empruntent donnent l’impression de glisser au long des façades, plus tard les silhouettes noires des musiciens, leurs étuis à la main, retournent en hâte à la nuit, s’évanouissent comme elles ont surgi reprises par l’ailleurs. Par quelle bizarrerie — mais Carlo Rossi a construit Plochtchad Iskousstvi qu’elle dessert — cette rue voisine du grouillement du « mille pattes humain » de la Nevski, comme l’appelait Biely, a-t-elle placé sa discrétion sous la référence de l’Italie ? Je me souviens soudain du voyageur fraternel qui devait, même en son très jeune âge, en apprécier le charme et le nom, dont les fenêtres du tout proche hôtel Europe où il logea, peut-être donnaient sur cette place, le cher Valery Larbaud, et cette idée toute fantasmagorique me ravit.
Plochtchad Iskousstvi, la Place des Arts, en effet s’ouvre à deux pas, dans l’obscurité mouvante tapie avec le petit bois qu’elle paraît abriter, réserve enchantée. Lampadaires éteints, de fines guirlandes électriques — restes de Noël ? — grimpent joliment entortillées autour des troncs, minuscules lucioles dorées, centaines d’yeux pour percer la nuit. La neige accumulée sur l’herbe, sur la glace des allées, donne au jardin une allure champêtre, très noires, sauvées des tailles vengeresses les branches s’épanouissent en toute fantaisie, se tordent, s’élancent au ciel, une féerie noire et blanche tient ici royaume discret sous le haut patronage de Pouchkine : juchée sur un socle élevé la statue représente le poète redingote ouverte au vent, d’un geste du bras un peu emphatique accompagnant sans doute sa déclamation, que l’on peut croire, tout aussi bien dans ce jardin de nuit et de neige, signe d’accueil. Présence bénévolente, que son ajustement au lieu, les ténèbres qui effacent la physionomie, préservent du ridicule. Les édifices riverains compassés le jour, s’éloignent derrière la trame des flocons, seul le Palais du Grand Duc Michel laisse voir son grand fronton à colonnes, clair, beau soudain dans sa masse incertaine, comme mouvante qui l’affecte d’une théâtralité lointaine. Une ombre s’en détache, celle de Berlioz, qui y disposa d’un superbe appartement, je le vois, derrière ses croisées, tel qu’il s …˜évoque dans une lettre à l’une des filles d’Adèle, regardant tomber la neige — « Il y en a déjà un pied … Mon Dieu, quelle neige ! Et cette place immense, ce silence glacial… ». La flânerie se prolonge, dans le jardin, seule limite, il faut éviter les allées, comme partout redoutables pistes glacées qui transforment vite le passant en noctambule ivre, sur les entours de la place. J’aime ces trottoirs sombres au long des façades réservées, cette atmosphère d’intériorité en accord avec la musique dont la Philharmonie Chostakovitch, le théâtre Moussorski proclament le règne. Les salles affichent sur leurs murs les programmes des concerts — les noms de Dvorak, de Chostakovitch, de Haydn, de Beethoven en caractères cyrilliques, une majesté déliée. Dans les vitrines les photos en noir et blanc des interprètes livrent à la rue la magie des concerts, rappellent à qui les connaît les lieux — la grande salle, ancienne salle de la Noblesse, l’une des plus belles qui soient en Europe, son air d’intimité dans le luxe, unie dans une seul teinte, toute claire avec ses colonnes, les immenses lustres de Venise, le grand orgue gris blanc comme les murs au fond de la scène, qui sonne si bien. Jusqu’à leur fermeture complète, tardive, on peut entrer dans les hall, le foyer, chercher des enregistrements. La musique a conservé son statut, art exigeant, transfigurateur qui enchante la vie, la vie ici : quiconque en manifeste le don, apprend, pratique la musique — dans la ferveur, la discipline — loin des conventions sociales ou des prestations mondaines. À la Petite Philharmonie, à Kapella Glinka, à l’Opéra Moussorski, à la Philharmonique bien sûr, à la cathédrale de Smolny, le dimanche à midi, à Saint-Nicolas-des-Marins, un public attentif, simple, populaire souvent, se presse aux concerts. (Dans la maison modeste qui m’héberge, plus disponible que le reste de la famille, la babouchka ne manquerait pour rien au monde son rendez-vous hebdomadaire avec la musique, et, si l’occasion se présente d’un billet offert, elle l’honore à nouveau, laissant tomber tout son monde pour le repas). Et rien de plaisant aujourd’hui — perdue cette échelle — comme d’écouter la musique de chambre dans les lieux pour lesquels elle fut conçue, des appartements privés, ceux de Chaliapine, de Rimski, fameux, mais d’autres plus confidentiels, où l’on a la bonne idée de programmer récitals et sonates.
Je longe la longue façade néo-classique accolée au palais du Grand Duc Michel, par l’obscurité filée de neige, son pointillisme, transformée en aile songeuse, sorte de réserve fantomale que son affectation — musée ethnographique — ne désavoue pas : je me suis gardée d’y mettre les pieds, mais j’imagine que les masques, tambours et autres objets chamaniques, ont conservé quelque pouvoir, fût-ce par simples représailles. Personne sur ce côté de la place que l’heure rend particulièrement désert, Injenernaya s’enfonce dans la nuit comme si l’on allait sortir de la ville, échappée théâtrale, les pas l’empruntent, aimantés, là-bas tout un lointain trouble, la rivière blanche (frontière naturelle de la ville un siècle durant), ses airs de féerie glacée, les arbres, des parcs engoncés dans la neige — leur solennité inquiétante ; la forteresse Mikhaïlovski, bizarre, ramassée sur ses dédales sanglants, paradigme de l’édifice de roman policier, dont tout attire — l’aspect ingrat (sa conception sans rien de commun avec les usages architecturaux de la ville, non plus palais mais château fort d’opérette rouge brique), ses excentricités — cour octogonale, pièces ovales, circulaires, en polygones —, sa tour d’angle sur un rectangle bas dont on ne voit pas la toiture et qui la fait croire en terrasse, retranchée entre les eaux de la Moïka et de Fontanka la position sur un relief qui forme socle au milieu de bois vagabonds où domine le bouleau ; les péripéties de sa dénomination — Paul 1e le voua à l’archange Michel qui lui était apparu (mais ne prolongea pas son assistance puisque le prince fut assassiné quarante jours après son installation), et, plus tard, on l’affecta à l’Académie des militaires, ce qui lui valut son appellation courante, saugrenue pour le visiteur, de Château des Ingénieurs ; l’ombre, enfin, pour achever cette réunion à l’Isidore Ducasse, de l’élève Fiodor Mikhaïlovich Dostoïevski.
Mais ce que je laisse derrière moi me poursuit, souvent, marchant dans les villes, je vis avec bonheur ces moments intermédiaires où le passé proche nourrit la rêverie, tandis qu’appelle, on le sait, vague encore mais promis, un autre horizon. En ce moment c’est Pouchkine qui m’accompagne, dont, seule dans la nuit désormais coupante avec ses bourrasques de neige qui voilent les yeux, je me récite les vers simples, chargés — des années ils furent le talisman secret qui ouvrait Leningrad : « Ô Pierre, j’aime ton ouvrage, / j’aime le cours majestueux de la Neva dans ses rivages […] / j’aime aussi de ton rude hiver / le gel et le calme de l’air… »