Collections (à propos des Rencontres de la Photographie en Arles, été 2004)
Il y a dans la photographie une dimension de collection qui n’est pas souvent évoquée. Très tôt dans l’histoire du médium les photographes vont construire des séries d’images, Nadar, par exemple, et ses portraits ou ses photographies des catacombes, premières images de l’histoire de la photographie à être réalisées en lumière artificielle. Rarement une photographie vaut par elle seule, elle est plus souvent partie intègre d’un corpus ou d’une série, l’image ajoutant de son poids autonome à la série tandis que le principe même de la série rejaillit sur toutes les images la composant. Les collectionneurs de photographie connaissent bien ce phénomène qui les voient désirer une photographie de tel ou tel photographe, puis peiner à en choisir une seule et enfin économiser de nouveau pour pouvoir s’offrir une nouvelle image de la même série parce que le tirage orphelin ne les contente pas entièrement qui ne contient pas à lui tout seul tout ce que précisément avait attiré l’oeil du collectionneur.
Peu d’expositions jusqu’à présent avaient jusque là mis en lumière ce thème purement photographique de collection — une exception notable était celle des collections de Bernard Lamarche-Vidal à la Maison Européenne de la photographie en décembre 1998 - janvier 1999, dans laquelle l’écrivain Bernard Lamarche-Vidal non seulement exposait sa collection de photographies mais avait fait reconstituer l’accrochage de cette collection telle qu’elle existait chez lui, un collectionneur de collections en somme. La recherche photographique revue exigeante et défunte s’était penchée sur ce questionnement, mais nul sans doute n’avait poussé la réflexion aussi loin que Martin Parr, photographe britannique et commissaire invité des Rencontres d’Arles de cet été 2004.
Martin Parr dans sa participation cette année en tant que commissaire s’est montré particulièrement jusqu’au-boutiste. La plupart des séries de photographies qui ont retenu son attention font en fait très peu varier les éléments composant une série. Les photographies de Paul Shambrook sont assez exemplaires de ces infimes variations, toutes représentent les conseils municipaux de petites villes des Etats-Unis (small time America), ce sont des photographies très précises — faites à la chambre vraisembablement — les pauses des personnes qui sont attablées, c’est-à-dire, le maire et deux ou trois de ses conseillers sont celles de gens qui écoutent tout en consultant leurs notes, d’une photographie à l’autre, d’un conseil municipal à l’autre, peu de choses varient, ce ne sont après tout que des tables, des conseilleurs muncipaux, des portraits des grands hommes de la commune, un drapeau américain ou encore un plan de la ville comme élément décoratif, toutes représentent la même chose : la tenue d’un conseil municipal, aucune de ces images représente ou montre plus qu’une autre, toutes les images de la série donnent pourtant à voir l’exercice du pouvoir à petite échelle ou encore la vie politique locale, dans ce qu’elle a de générique : des hommes et des femmes pour lesquelles d’autres hommes et d’autres femmes ont voté, écoutent attentivement les affaires qui sont portées à leur connaissance et débattues et tentent de les arbitrer au mieux. Si, peut-être ceci, certains conseils municipaux sont ceux de villes de Blancs, les conseillers sont tous blancs, d’autres conseils sont ceux de villes de Noirs, les les conseillers sont tous noirs.
Aucune des images de Kawauchi n’est remarquable, pourtant la collection de toutes ces images confinent au poétique. Un ballon gonflable blanc et surexposé est photographié contre un ciel de nuit, on croirait la lune, alors on se retourne et cette inattendue méprise et ses effets poétiques rejaillisent sur toutes les autres photographies de la série. Kanemura s’attache lui à l’enchevêtrement du mobilier urbain des villes japonaises, typographies, lignes de téléphone, vélos, cabines téléphonique composent une collection sans ordre qui par la répétition de ses images laissent entrevoir toute la complexité de la vie moderne.
Frank Breuer photographie containers, parkings et vastes enseignes à l’effigie des grandes marques de même que leurs entrepots. Des images très précises légérement surexposées avec un soucis maniaque de neutralité de couleurs (grandement obtenue en photographiant les lieux lors de jours couverts) produisent un effet aux antipodes des efforts d’image produits par les marques ici représentées. On s’ennuie beaucoup devant de tels paysages de rien, pourtant ceux que nous cotoyons tous les jours sans en questionner du regard les contours. Là aussi chaque image prise isolément pourrait faire croire à la commande d’une photographie d’un de ses bâtiments par l’une des marques ici représentées : toutes les images mises bout à bout en revanche disent de concert un peu de la violence économique et de la déshumanisation de ces endroits excentrés et sans âme.
Dans deux lieux d’exposition différents Gill et Grannan sérialisent aussi leur regard, l’une propose ces images de personnes ordinaires déshabillées, Katy Grannan, donc, Gill, lui, affecte de photographier différentes personnes dans des situations ordinaires répétitives, prendre le train, demander son chemin ou pousser son chariot de courses.
Enfin deux expositions montrent ce qui est à la marge habituellement des expositions de photographie, la photographie d’amateur d’une part et aussi, Martin Parr en collectionneur de futilités. Il y a d’abord trente années de photographies de famille par Polhuis, photographe amateur néerlandais particulièrement pointilleux et qui se fit le reporter de sa vie familiale avec une esthétique — d’aucuns pourraient dire une absence d’esthétique — très constante, mesure de la lumière et cadrages très rigoureux. Trente années de la vie de "Monsieur tout le monde", par "Monsieur tout le monde". Le document vaut tant sur le plan photographique que sur le plan sociologique, et sans doute aussi sur le plan psychanalytique si l’on considère cette façon obsessionnelle de controler l’image de sa famille comme c’est certain la famille même devait être controllée. Là aussi la répétition et ses infimes variations jouent à fond d’autant que nous sommes prévenus qu’en dépit de la bonne centaine d’images présentées, il existe bien d’autres images encore, toutes parfaitement rangées et étiquettées, nous avons sous les yeux la partie visible de l’iceberg.
Etant commissaire d’exposition il aurait sans doute été délicat pour Martin Parr de s’exposer lui-même (d’autres auraient sans doute eu moins de scrupules), aussi ce dernier biaise et nous montre deux de ces collections d’objets insolites qui justement posent cette question de savoir si ce sont les objets en eux-mêmes qui sont insolites ou leur déclinaison. Qu’est-ce qui est plus étonnant en somme, ces plateaux de toutes tailles et de toutes formes et dont les photographies qui en ornent le fond sont d’une incroyable banalité, aucun d’entre eux mériterait vraiment le regard, ou que tous pris ensemble brossent une étonnante description du mauvais goût qui va bien au delà du kitsch ?
La photographie que Martin Parr a choisi ici de nous montrer est une photographie sérielle dont le but est de traquer dans l’ordinaire et le non-spectaculaire des variations que nos yeux fatigués ne voient plus toujours. Toutes ces journées indistinctes qui se fondent les unes aux autres et qui font amassées les unes aux autres le poids de toute une existence, nous ferions bien de les mieux regarder de les observer avec davantage d’attention, nos existences n’en auraient que plus de relief.