Crimes de papier à la Bilipo

(La souris sort du souterrain)

En émergeant de la bouche de métro, j’ai regardé brusquement derrière moi : je n’étais pas suivi. Le directeur de l’Agence m’avait recommandé la plus grande discrétion pour cette enquête délicate.

Je devais me faire passer pour un banal amateur de livres policiers, venu s’inscrire pour pouvoir simplement consulter le riche fonds de cette bibliothèque unique en son genre et au monde, car spécialisée dans le roman noir. Grâce à ce stratagème, je pourrais ainsi mieux étudier quel univers avait fréquenté notre singulier « client » pendant plusieurs années et peut-être découvrir les motifs qui l’avaient poussé à la série de meurtres - jusqu’alors inexpliqués - qui demeuraient encore dans toutes les mémoires.

Le premier rendez-vous, peu avant le 14 juillet, s’avéra très utile puisque je pus, grâce à l’extrême amabilité de Dominique Floirat, exposer mon projet, visiter les salles principales et rencontrer au débotté la charmante Catherine Chauchard, conservateur de la Bilipo.

Celle-ci m’entraîna dans son bureau et me présenta, sans mégoter sur le temps qu’elle voulut bien m’accorder, l’histoire de cet établissement, septième institution spécialisée du réseau de lecture publique de la Mairie de Paris, les activités et les ambitions qui lui sont fixées. Les crimes de papier occupaient des rayonnages innombrables.

La Bilipo est fille lointaine de la Bibliothèque de l’Arsenal, département de la Bibliothèque nationale de France. Elle fut ouverte en octobre 1984, dans le quartier Mouffetard-Contrescarpe, afin de prendre en charge le dépôt légal des romans policiers et de donner suffisamment d’espace et d’envergure à ce secteur spécifique – qui bénéficie dorénavant d’un vif essor éditorial. Le transfert dans le bâtiment actuel a permis à la Bilipo, dès 1995, d’accueillir un fonds de référence qui compte plus de 6 000 ouvrages, répartis selon deux approches : littérature policière (ainsi que d’espionnage), et ses domaines annexes (cinéma, télévision, théâtre, radio, ouvrages de criminologie…).

« Notre rôle, me dit Catherine Chauchard, est de pouvoir présenter toute la fiction policière (environ 70 000 volumes), qu’elle soit française ou étrangère. Notre souci est de concevoir et d’organiser l’accès global au domaine, qui puisse servir aussi bien aux amateurs qu’aux spécialistes. Nous ne prêtons pas de livres, tout peut être consulté sur place, et gratuitement ! »

En parcourant les salles, j’imaginais, parmi les lecteurs anonymes, des scénaristes de télévision ou de cinéma, des écrivains (Dominique Manotti, Didier Daeninckx, Claude Mesplède, grand ordonnateur du célèbre Dictionnaire des littératures policières, bientôt réédité, figurent parmi les habitués), des chercheurs, des étudiants penchés sur les livres, les journaux, les revues, brassant des histoires de revolvers et de vengeances machiavéliques, relevant les indices qui leur donneraient la solution des énigmes dont ils avaient suivi les tours et détours.

Les étagères, à elles seules, avec leurs mentions instructives (« Médecine légale », « Scènes du crime »…) renvoyaient aux séries télévisées actuelles où les gants blancs de la police scientifique avaient désormais remplacé la pipe de Maigret.

« La Bilipo est en prise directe avec notre société, me précisait Catherine Chauchard. Tout ce qui concerne les armes, la criminologie, la justice, les prisons, fait partie de notre offre. Les affaires criminelles se retrouvent dans les périodiques spécialisés dans les faits divers, les revues professionnelles voire les fanzines français ou étrangers. Nous proposons également des départements « terrorisme », « scandales politique-financiers » et des dossiers de presse mis à jour quotidiennement. Notre fonds iconographique (cartes postales, affiches, photos, publicités…) est en cours de développement et nous permet d’agrémenter nos expositions. »

Des manifestations thématiques ont lieu en effet régulièrement, en présence d’auteurs de romans policiers, de cinéastes ou de peintres. A la fois centre de recherche bibliographique et de ressources, doté à l’avenir d’un système informatique qui lui sera dédiée, la Bilipo est le centre nerveux de tout ce qui tourne autour du roman noir : de la première exposition sur « Les Crimes de Paris au XIXe siècle » à celles sur « 50 ans de Série Noire » (1995) ou « Le Masque, 70 ans d’aventure » (1997), la prochaine annoncée (à partir du 13 octobre 2006) sur « La Pègre à Paris, 1920-1970 » devrait permettre d’y croiser sans doute du beau monde, ou peut-être même du « demi-monde » !

Catherine Chauchard se leva pour me montrer sa récente acquisition : une édition reliée et rare des livres de Paul Feval. Elle me lut, avec un plaisir évident, une page du Crime du juge, et j’imaginais qu’une bibliothèque pourrait aussi être un lieu de lecture à voix haute, il suffirait de fermer les yeux et de se laisser embarquer dans l’un de ces feuilletons cauchemardesques que la presse publiait autrefois.

Je n’avais pas pu prendre de photos car il fallait l’autorisation écrite de la Mairie de Paris (Bureau des bibliothèques, de la lecture publique et du multimédia). Je repartis avec un ouvrage offert par mon interlocutrice, Les crimes de l’année, N°15 (août 2004-août 2005), édité par la Bilipo, la sélection, réalisée par un groupe de lecture « Romans policiers », des parutions intéressantes dans le domaine. J’envoyai un mail à Jacques Van Dem Borghe, le chef du Bureau, qui me donna très rapidement son accord.

Hélas, je partais en vacances le 12 juillet. Une semaine après mon retour, je me dirigeai à nouveau, le 22 août, vers la Bilipo, sans omettre de m’assurer, en regardant régulièrement les reflets au travers des vitrines des magasins, qu’aucun individu au comportement bizarre ne mettait ses pas dans les miens. Je n’avais cependant pas vérifié que la bibliothèque était fermée le mardi matin, mais, par un hasard bienvenu, je parvins néanmoins à entrer dans le bâtiment où Dominique Floirat me permit de prendre quelques clichés.

J’eus même accès aux réserves, là où de lourdes portes blindées, qui se ferment comme dans un sous-marin, protègent notamment les collections de La Série Noire et les exemplaires originaux des œuvres américaines traduites, annotées, ou même sabrées de la main de Marcel Duhamel, le fondateur.

En sortant de la Bilipo, je descendis la rue du Cardinal-Lemoine et m’arrêtai à la librairie L’Amour du Noir, au numéro 11, où un client entreprenait de négocier toute sa collection de livres de William Irish. Une séance de signatures était annoncée, dans cet espace étroit, pour le jeudi 14 septembre avec Jean-Paul Demure (Le linceul n’est pas qu’aux moches) et Jean-Bernard Pouy (Le petit bluff de l’alcootest), éditions Suite noire.

Je continuai sur le chemin du retour en franchissant la Seine par le pont de la Tournelle et le pont Marie ; je me dis que j’avais finalement avancé dans mon enquête puisque je croyais savoir maintenant que Bret Easton Ellis avait été repéré il y a quelques mois, au moment de la sortie en France de Lunar Park, dans les lieux mêmes de la Bilipo, ce qui pouvait faire de lui le coupable idéal que l’Agence recherchait vainement jusqu’alors.

Quai Georges Pompidou, au soleil, il était déjà midi passé, les bouquinistes ouvraient leurs grandes boîtes noires à ferrures cadenassées. Leur métier précaire ressemblait, comme dans un miroir étoilé par une balle de 11.43, à celui de bibliothécaires en plein vent.

Le lendemain matin, j’irais rue du Louvre, au numéro 18, pour rédiger mon rapport.

Dans le barillet :

http://artslivres.com/ShowArticle.php?Id=430
http://www.kilikopela.net/manotti/index.html
http://www.geocities.com/polarnoir/livrescr39.html
http://www.bibliomonde.com/pages/fiche-auteur.php3?id_auteur=959
http://www.roman-daventures.com/auteurs/france/feval/feval.htm
http://www.gallimard.fr/catalog/html/actu/index/index_serienoire.html
http://www.randomhouse.com/kvpa/eastonellis/

31 août 2006
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