D’un dialogue

On pourrait craindre, n’est-ce pas, dans cet entretien entre Jacques Dupin et Alain Freixe, entretien dont la poésie finalement est l’objet, la redite de tant de postures qui maintenant me pèsent, cette bonne conscience à fleur de mots concernant en particulier la poésie comme réévaluation de la langue et comme résistance.
Mais ce serait sans compter avec l’humanité des deux protagonistes, avec aussi leur rapport personnel au poème, qui est d’existence, et non pas de jouissance, de pure production langagière savourée.

Et donc, oui, cet entretien est beau et émouvant par ce qu’il risque : de la part de Freixe, le risque d’interroger une aventure en poésie qui est l’une des plus fortes de ce temps ; de la part de Dupin, celui de la fidélité à une parole qu’on s’est donnée à soi-même depuis toujours, depuis en particulier la rencontre avec Char ; fidélité d’autant plus exigeante, redoutable, qu’elle sait nommer sans crainte et sans mélancolie sa fin toute proche, là-devant, et qu’elle appelle très clairement "survie" sa vie "à l’approche de [sa] mort - et n’est-ce pas aussi notre part commune...

La fidélité au poème est bien le lien de ces deux paroles qui s’entrecroisent.
On saura gré, donc, au questionneur, d’avoir su, par sa ferveur, mettre celui qu’il interroge en demeure d’être à la hauteur de ce qu’il est : et c’est, par exemple, outre les beaux passages qui parlent du rapport aux artistes comme initiateurs d’un rythme - "le père du temps", disait Bousquet -, ces artistes qui ont appris au poète à "scander l’espace", outre encore la belle méditation sur la fonction du titre comme "visiteur" du livre qu’il désigne, c’est, disais-je, réinventer le concept de "crime" comme origine de tout, et lui donner une fonction fondatrice dans l’aventure d’écrire : "Le meurtre du père et du Dieu ouvre le tracé des signes".
Ce qui est aussi l’occasion de rappeler que le biographique se tient au creux de tout poème comme sa nécessité secrète, de tout poème qui n’existe cependant, autre nécessité, que d’être main tendue vers l’autre, "ouverte à la fin à l’altérité".

Je retiens aussi de l’échange l’idée forte que l’écriture est véritablement un geste, s’il est vrai qu’elle est liée intimement au corps : "C’est du moins ce que je ressens dans mon corps quand la nécessité d’écrire me saisit."
De là que la résistance, s’il faut en parler, n’est jamais idéologique ni de commande ou de principe, mais, comment dire, consubstantielle à l’acte d’écrire depuis son propre corps frêle – Ah ! ces « grands vivants à la santé fragile » dont parle Deleuze… – puisque « seuls résistent encore au désastre le réel de la langue, et son devenir qu’incorpore la poésie » (je souligne).

Or tous ces témoignages d’une irréductible exigence, que Jacques Dupin nous donne, on les doit ici presque autant à la ferveur de qui en suscite la manifestation qu’à la haute présence de celui dont la parole demeure pour nous, comme le dit Bon - et c’est Freixe qui le rappelle - "encore ouverte, en avant" de nous.

Cet entretien, exercice rare de l’esprit et du coeur, on le nommera un "dialogue".

Jean-Marie Barnaud

10 octobre 2006
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