Dans le rapide de 19h40


Voici des années que je n’ai plus pris le train
J’ai fait des randonnées en auto
En avion
Un voyage en mer et j’en refais un autre un plus long

Ce soir, me voici tout à coup dans ce bruit de chemin de fer qui m’était si familier autrefois
Et il me semble que je le comprends mieux qu’alors

Wagon-restaurant
On ne distingue rien dehors
Il fait nuit noire
Le quart de lune ne bouge pas quand on le regarde
Mais il est tantôt à gauche, tantôt à droite du train

Le rapide fait du 110 à l’heure
Je ne vois rien
Cette sourde stridence qui me fait bourdonner les tympans – le gauche en est endolori – c’est le passage d’une tranchée maçonnée
Puis c’est la cataracte d’un pont métallique
La harpe martelée des aiguilles la gifle d’une gare le double crochet à la mâchoire d’un tunnel furibond
Quand le train ralentit à cause des inondations on entend un bruit de water-chute et les pistons échauffés de la cent tonnes au milieu des bruits de vaisselle et de frein
Le Havre autobus ascenseur

J’ouvre les persiennes de la chambre d’hôtel
Je me penche sur les bassins du port et la grande lueur froide d’une nuit étoilée
Une femme chatouillée glousse sur le quai
Une chaîne sans fin tousse geint travaille

Je m’endors la fenêtre ouverte sur ce bruit de basse-cour
Comme à la campagne

Blaise Cendrars, « Feuilles de route » in Au cœur du monde, Éditions Denoël, 1947.

5 octobre 2011
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